Le site de Savannah River : un projet à nouveau réexaminé ?
Observatoire de la dissuasion n°84
Emmanuelle Maitre,
mars 2021
Alors que l’administration Biden se met en place, le programme de modernisation de la Triade devrait être poursuivi avec peu d’inflexions puisque des personnalités de premier rang se sont exprimées en sa faveurBrian Evertine, « Hicks Says She Will Oversee Nuclear Modernization, Commits to Triad », Air Force Mag, 2 février 2021., au sein de l’administration mais aussi au CongrèsJoe Gould et Leo Shane III, « Sen. Jon Tester takes defense appropriations gavel », DefenseNews, 13 février 2021.. Pour autant, il n’est pas certain que tous les programmes envisagés, notamment au sein de la NNSA, soient menés au même rythme. Parmi les projets les plus controversés et qui pourraient être revus par la nouvelle administration, figure en particulier le projet d’extension du site de Savannah River, visant à accroître largement la capacité américaine de production de charges, ou cœurs de plutonium, nécessaires au fonctionnement des armes nucléaires.
La dernière usine dédiée à cette activité a été fermée en 1989 dans un contexte marqué à la fois par des problèmes opérationnels (atteintes à l’environnement) et par une tendance à la réduction de l’arsenal. À partir de cette date, Los Alamos National Laboratory a assuré une capacité de production résiduelle s’agissant des charges de plutonium. Néanmoins, dans le contexte de recapitalisation de la Triade, il a été jugé qu’une capacité additionnelle devait être poursuivie avec la construction d’une nouvelle installation requise par le Congrès en 2015. Sous l’ère Trump, la NNSA et le Congrès se sont accordés sur la nécessité de produire au moins 80 nouvelles charges par an d’ici à 2030. Le financement de cette activité a été accru de manière substantielle (1,4 milliard de dollars requis pour l’année fiscale 2020) avec le financement d’une installation modeste à Los Alamos (30 charges/an) et d’une nouvelle installation majeure sur le site de Savannah River, en Caroline du Sud (50 charges/an)Sharon Weiner, « Reconsidering U.S. Plutonium Pit Production Plans », Arms Control Today, juin 2020..
La construction d’un nouveau site en Caroline du Sud semble motivée par une certaine frustration liée aux difficultés rencontrées par Los Alamos pour réinvestir le champ de la production de charges. L’installation envisagée, intitulée Savannah River Plutonium Processing Facility (SRPPF), devrait occuper les bâtiments initialement dédiés à une usine de fabrication de MOX, un projet qui avait été stoppé définitivement en 2018 au vu de son coût exorbitantFrank von Hippel, « Why a decision on a second US plutonium-pit-production factory should be delayed », Bulletin of the Atomic Scientists, 12 juin 2020..
La NNSA estime nécessaire de mettre en œuvre ce programme au plus vite, pour s’assurer que les charges de ses armes restent performantes et sûres, dans l’optique de remplacer dans un premier temps les cœurs de plutonium produits autour de 1979. Pour l’agence, initier un tel programme de production à partir de 2030 permettrait de remplacer toutes les charges avant qu’elles ne dépassent 80 ans de durée de vie. Par ailleurs, la mise en production des têtes W87‑1 et des W93, censées être montées sur les ICBM américains, en remplacement des W78, justifie également selon l’agence la l’assemblage de nouvelles charges, utilisant, en plus des nouveaux cœurs de plutonium, des explosifs insensibles. De manière générale, la NNSA et le DoD préfèrent également pouvoir s’appuyer sur plusieurs types de têtes déployées simultanément, pour se prémunir d’une défaillance généralisée sur l’une d’entre elles.
Ces projets ont suscité un certain nombre de scepticisme voire d’oppositions, en particulier en raison de la redondance des installations jugées disproportionnées, des risques environnementaux et liés à la sûreté (zones sismiques, risques d’incendie ou d’inondation), des coûts (probablement sous-estimés) des programmes ou encore du signal politique envoyé. En effet, la construction de près de 100 charges par an pourrait être interprétée comme une intention américaine de réviser son arsenal nucléaire à la hausse. Par ailleurs, certains jugent que l’intérêt du Congrès à ce sujet est notamment motivé par la défense d’intérêts locaux, notamment par les élus des États concernés par les infrastructures envisagéesSammy Fretwell, « Is jobs-rich nuclear plant in jeopardy? Biden expected to re-examine SC factory », The State, 27 novembre 2020.. Cette question n’est pas anecdotique dans la mesure où c’est aujourd’hui une loi du Congrès qui requiert la production de 80 charges par an d’ici à 2030.
Pour certains, le projet est avant tout trop anticipé et trop dimensionné, et il serait possible d’attendre encore quelques années (autour de 2040) ou d’avoir un rythme de production plus modeste (inférieur à 50) en s’appuyant sur des estimations plus optimistes concernant la durée de vie des charges ou en envisageant de ne pas remplacer les charges sur l’ensemble des têtes (3 800 estimées dans le calcul, sachant que moins de 2 000 sont en réalité déployées)Steven Aftergood, « NNSA Moves to Expand Plutonium Pit Production », FAS, 13 janvier 2020.. Dans ce contexte, le budget requis par la NNSA au printemps sera éclairant sur l’analyse qui est faite par la nouvelle administration à ce sujet.
Le site de Savannah River : un projet à nouveau réexaminé ?
Bulletin n°84, février 2021