La Russie, la Chine et le nucléaire
Observatoire de la dissuasion n°84
Isabelle Facon,
mars 2021
Ces derniers temps, les approches russes de la politique nucléaire chinoise ont été éclairées sous un nouveau jour. L’administration Trump y a contribué en enjoignant Moscou, sur fond d’âpres débats sur la prorogation du traité New Start, à amener la Chine à la table des négociations sur l’arms control stratégique. En octobre 2019, le président Poutine expliquait que la Russie apportait son aide à la création d’un système d’alerte avancée chinoisEmmanuelle Maitre, « Alerte avancée : des convergences entre les programmes russes et chinois ? », Bulletin n°82, Observatoire de la Dissuasion, FRS, décembre 2020., et les deux pays ont mené, à deux reprises, des patrouilles conjointes de bombardiers stratégiques (juillet 2019, décembre 2020).
La pression américaine sur l’intégration de la Chine dans l’arms control et la concertation stratégique russo-chinoise
Les attentes formulées par l’administration Trump quant à un éventuel appui russe pour convaincre la Chine de rejoindre les discussions sur les arsenaux nucléaires stratégiques apparaissaient d’emblée illusoires compte tenu de la configuration du paysage stratégique. De fait, relayer cet appel aurait, pour Moscou, été fort peu conforme à l’état de ses relations avec les États-Unis (très mauvais), mais aussi à celui des rapports sino-russes (au beau fixe) – surtout dans un contexte pré-présidentielle aux États-Unis, susceptible de changer la donne côté américain. Moscou s’est ainsi contentée de répondre qu’elle n’était « pas contre » la participation de la Chine, mais que « rejeter la responsabilité de faire [du New Start] un traité multilatéral » sur la Russie n’était en rien justifié, et qu’elle n’entendait pas exercer de pression à ce sujet sur Pékin, dont elle a dit comprendre, par la voix de Vladimir Poutine, la position (séance plénière du cercle Valdaï, octobre 2020)Poutine a ainsi expliqué : « les arguments qu’avancent nos amis chinois sont très simples. Oui, la Chine est un pays énorme, une grande puissance avec une économie énorme, 1,5 milliard [sic], mais le niveau de son potentiel nucléaire est deux fois, si ce n’est plus, inférieur à celui de la Russie et des États-Unis. Ils posent une question légitime – qu’irions-nous réduire [notre arsenal] ou geler notre inégalité dans ce domaine ? » (cité in « RF soglasna outchityvat’ guiperzvoukovoe oroujie pri peregovorakh o prodlenii DSNV » [La Fédération de Russie accepte de prendre en compte l’armement hypersonique dans le cadre des négociations sur le New Start], Interfax, 22 octobre 2020 ; Eurasianet, « Trying to Compel China into Arms Talks Risky, Says Russian Analyst », eurasianet.org, 1er octobre 2020)..
Cette posture est cohérente avec l’affichage d’une coordination stratégique croissante entre Moscou et Pékin. Il est d’ailleurs intéressant de noter qu’en octobre 2020, le directeur général du département pour le contrôle des armements du ministère chinois des Affaires étrangères, Fu Cong, a donné une interview à un grand quotidien russe. Il y répond aux critiques des États-Unis sur le manque de transparence de la politique nucléaire chinoise, et reprend l’argument sur « l’énorme différence » entre l’arsenal chinois d’une part, et ceux de la Russie et des États-Unis d’autre part pour expliquer que Pékin juge « plus raisonnable de placer la Chine dans la même catégorie [d’États détenteurs] que la France et la Grande-Bretagne ». Il s’exprime aussi sur l’ensemble des sujets relatifs à la « stabilité stratégique globale » sur lesquels la proximité entre Moscou et Pékin est assez nette : défenses antimissiles, militarisation de l’espace, dénonciation de la responsabilité des États-Unis comme « fauteurs de troubles » dans la lutte contre la prolifération (mention du retrait américain du JCPOA) et le désarmement. Le diplomate chinois considère ainsi, comme les dirigeants russes, que la proposition d’inclure la Chine dans les discussions sur l’après-New Start (dont Pékin, à l’instar de la Russie, a appelé de ses vœux la prorogation) n’est pour les États-Unis qu’un « prétexte pour s’en retirer » comme ils l’ont fait du traité ABM puis du traité FNI. Cela pose à son sens des questions sur la fiabilité du partenaire américain dans le domaine de la maîtrise des armements – une analyse visiblement partagée par la partie russe. Il constate enfin que les demandes répétées de celle-ci sur l’engagement de la France et du Royaume-Uni, dont Moscou considère que leurs arsenaux nucléaires participent de fait à un même système de dissuasion dans le cadre de l’OTAN, n’ont pas suscité de réponse des intéressés« ‘Nam noujno sokhraniat’ opredelennouïou stepen’ dvousmyslennosti dlia effektivnosti iadernogo sderjivaniia’ » [‘Il nous faut conserver un certain niveau d’ambiguïté pour une dissuasion nucléaire efficace’], Kommersant’, 16 octobre 2020.. De fait, Moscou a longtemps affirmé que les négociations sur les réductions des arsenaux nucléaires devraient, après New Start, engager tous les EDAN du P5, mais a toujours suggéré que son intérêt prioritaire, dans ce cadre, portait sur l’articulation entre les arsenaux nucléaires américain, britannique et français.
Approches russes de la politique nucléaire chinoise
Ainsi, le « dossier chinois » est toujours apparu moins saillant dans les réflexions publiques des dirigeants et des experts russes, hormis quelques rares publications de fond. En 2013, certains spécialistes russes s’intéressaient à la perspective d’une gestion triangulaire des relations nucléaires stratégiques dans la direction Asie Pacifique (en notant l’approche singulière chinoise de la stabilité stratégique et en jugeant que la croissance économique de la RPC, les dimensions de son budget de défense et ses programmes de modernisation des armements conventionnels et nucléaires ne permettaient pas de prendre au pied de la lettre la posture de Pékin : affichage d’une doctrine strictement défensive, de non-emploi en premier, et d’un attachement à conserver les forces nucléaires à un niveau minimal)Alexei Arbatov, Vladimir Dvorkin, « The Great Strategic Triangle », Carnegie Papers, avril 2013, p. 37.. D’autres, moins critiques sur la politique nucléaire chinoise affichée, se penchaient sur les facteurs faisant obstacle à l’éventuel engagement de la Chine dans les négociations de désarmement : le fait que les autres EDAN ne se soient pas engagés au non-emploi en premier de l’arme nucléaire, le développement d’un système de défense antimissile par les États-Unis et leurs alliés, le décalage entre les arsenaux américain et russe et les forces chinoises ; et, en potentiel, le problème de la militarisation de l’espace, la reconnaissance par les États-Unis de l’indépendance de Taïwan, l’état des relations triangulaires Chine-Inde-Pakistan, l’évolution de la situation autour de la Corée du NordAleksandr Kolbin, « Kitaï i iadernoe razoroujenie : vozmojno li sokrachtchenie strateguitcheskikh iadernykh sil KNR ? » [La Chine et le désarmement nucléaire : une réduction des forces nucléaires de la RPC est-elle possible ?], Indeks bezopasnosti, PIR Tsentr, n° 2 (101), tome 18, pp. 37-52..
Depuis 2014, date tournant dans la dégradation des rapports russo-occidentaux, le « débat nucléaire » dans la presse générale et spécialisée russe est encore plus concentré qu’auparavant sur la relation stratégique avec les États-Unis, qui occupe prioritairement les autorités russes, comme l’aura montré entre autres la publicité faite aux armements « exotiques » développés pour vaincre les défenses antimissiles américaines et préserver ainsi la crédibilité de la dissuasion russe. Seuls quelques articles s’interrogent sur l’éventuel caractère contre-productif du refus de la Chine de s’engager dans les négociations d’arms control, qui attise, selon leurs auteurs, les craintes des États-UnisLa question est posée telle quelle à Fu Cong par la journaliste de Kommersant qui l’interviewe, Elena Tchernenko. Voir aussi Roman Balandine, « Tretiï – lichniï : potchemou Kitaï ne khotchet obsoujdat’ iadernoe razoroujenie s SChA i Rossieï » [Un troisième, un de trop : pourquoi la Chine ne veut pas discuter désarmement nucléaire avec les États-Unis et la Russie], TASS, 23 juillet 2020., tout en exposant leur interprétation des divers motifs de ce refus – manque d’expertise de l’arms control côté chinois et crainte d’en pâtir dans les négociations avec les puissances expérimentées en la matière, hésitation à entériner un rapport d’antagonisme avec les États-Unis via l’entrée dans la dynamique de la maîtrise des armements connotée Guerre froide, manque de volonté d’accepter des contraintes sur ses forces,…R. Balandine, Ibid.. Dans ce contexte, la publication, à l’été 2020, d’un article consacré aux possibles conséquences de l’inclusion (hypothétique) de la Chine dans les discussions sur le désarmement nucléaire par un chercheur de l’Institut de l’économie mondiale et des relations internationales (IMEMO) de l’Académie des sciences attire l’attention. Pour cet expert, la Chine, compte tenu des limitations de son arsenal nucléaire stratégique au regard de la taille de celui des États-Unis et de la RussieL’auteur ajoute d’ailleurs que l’écart est encore plus notable si l’on prend en compte la totalité des têtes nucléaires dont disposent les États-Unis et la Russie, incluant les armements non stratégiques (Aleksandr Saveliev, « Oumestno li ‘na troikh’ ? » [Serait-il pertinent d’y aller ‘à trois’ ?], Rossiia v global’noï politike, n° 4, juillet-août 2020)., n’a aucune motivation pour accepter non seulement des réductions éventuelles de ses capacités, mais aussi, et surtout, des mesures de transparence et de vérification comme le proposent les États-Unis. En effet, comme l’expliquera Fu Cong à Kommersant, le manque d’information sur les dimensions et les sites de déploiement de son potentiel nucléaire constituent pour la RPC un fondement de sa posture de dissuasion. Aleksandr Saveliev résume celle-ci : elle consiste à se prémunir contre la possibilité d’une première frappe désarmante, ce qui suppose d’entretenir l’incertitude sur ses capacités de seconde frappe et d’en augmenter la survivabilité. Le même spécialiste, qui juge que les affirmations américaines sur l’évolution de l’arsenal chinois et de ses dimensions sont insuffisamment fondées et que la spécificité de la politique nucléaire de la RPC n’est pas assez prise en compte par Washington, considère que l’éventuelle inclusion de la Chine dans les négociations sur l’arms control serait en fait porteuse de risques. Elle pourrait, estime A. Saveliev, amener Pékin à accroître son arsenal nucléaire, à développer ses moyens antimissiles, ou à modifier sa doctrine nucléaire (abandon du non-emploi en premier, conditionné par le maintien de l’incertitude sur l’état de son arsenal, ou adoption d’une posture de launch under attack ou de launch on warning n’excluant pas forcément le non-emploi en premier mais supposant alors l’existence d’un système d’alerte avancée avec satellites et radars à long rayon d’action). Ces analyses rejoignent celles qu’ont mobilisées des responsables américains pour… justifier de leur souci d’intégrer la RPC dans l’arms control stratégique.
L’article, forcément assez spéculatif, est publié dans la revue Rossiia v global’noï politike, « pilotée » par des politologues qui font volontiers écho aux positions du Kremlin. Il envoie en fait un double message. D’une part, puisqu’il est manifestement improbable que la Chine modifie sa posture en se pliant à l’injonction américaine d’entrer dans le dispositif d’arms control, il serait plus raisonnable pour les États-Unis de se concentrer sur les relations stratégiques russo-américaines. On retrouve là la focalisation de Moscou sur le rapport de forces avec les États-Unis, dont les initiatives sont à ce stade jugées largement plus susceptibles d’avoir un impact sur la dissuasion et la sécurité russes que la politique de Pékin, et son souci qui en découle de faire en sorte que Washington ne minimise pas le « facteur russe » dans ses calculs stratégiques. Autre message : le positionnement de la Russie à l’égard de la politique nucléaire chinoise n’est pas similaire au regard qu’elle porte sur sa relation stratégique avec les États-Unis non seulement pour des raisons tenant à l’état des arsenaux des uns et des autres mais aussi pour des raisons politiques. Pour Saveliev, un accord d’arms control trilatéral constituerait un témoignage formel de ce que la Russie voit la Chine de la même manière qu’elle voit les États-Unis, c’est-à-dire « un ‘partenaire’, si ce n’est un adversaire probable », avec lequel elle entretient des relations fondées sur la dissuasion nucléaire et définies par l’équilibre des forces nucléaires et leurs capacités de première et de seconde frappe.
Le point est intéressant lorsqu’on le met en rapport avec la « doctrine nucléaire » que Moscou a publiée en juin 2020. Ce texte précise que la dissuasion russe s’adresse aux pays qui, détenteurs d’armes nucléaires et/ou d’autres armes de destruction massive, voient la Russie comme un adversaire potentiel, soit les pays occidentaux (la Russie et la Chine se déclarent, quant à elles, « partenaires stratégiques »). D’ailleurs, des experts russes, voyant dans ce texte une confirmation que la nouvelle « doctrine nucléaire russe est moins centrée sur l’Asie orientale, l’Asie du Sud et le Moyen-Orient », en déduisent que « pour envisager un scénario nucléaire impliquant un État particulier ou une coalition, la Russie doit percevoir non seulement des capacités menaçantes mais aussi des intentions signalées ». Cela ne concernerait donc pas la Chine, bien que, selon eux, ses capacités nucléaires et conventionnelles soient objectivement suffisantes pour menacer la RussiePetr Topychkanov, « Russia’s Nuclear Doctrine Moves the Focus from Non-Western Threats », SIPRI Blog, 1er octobre 2020.. Bien que l’on ne sache guère estimer la teneur de la coopération en cours entre les deux pays sur un futur système d’alerte avancée chinois, l’évoquer présente l’intérêt, pour le Kremlin, d’incarner cette approche. En tout état de cause, on n’entend plus depuis un certain temps les spécialistes russes spéculer (pour s’en inquiéter) sur la taille de l’arsenal nucléaire chinois. Et les autorités russes ont évité, dans le cadre de la crise du traité FNI, de remobiliser les anciens arguments de l’État-Major russe relatifs à ses craintes quant aux menaces que les missiles de portée intermédiaire de la Chine (mais aussi de la Corée du Nord, de l’Inde, du Pakistan, de l’Iran et d’Israël) font peser sur la sécurité de la Russie (de son côté la Chine n’a pas incriminé la Russie par rapport aux accusations américaines sur ses violations du traité, et insisté plutôt sur son analyse de la situation comme découlant de la volonté américaine de s’en retirer).
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Les étranges propositions de l’administration Trump cherchant à faire de la Russie une sorte d’intermédiaire pour intégrer la Chine dans les processus d’arms control stratégique, quelle qu’en ait été la sincérité (sans parler de leur réalisme), ont été mises à profit par la Russie pour conforter l’image d’une densification des liens et d’un renforcement de la confiance stratégique avec Pékin, dans une démarche probablement concertée avec les autorités chinoises. Les déclarations faites en ce sens par les officiels et les experts russes, rappelant discrètement la supériorité de la Russie vis-à-vis de la Chine dans le domaine nucléaire, et s’accommodant probablement de ce que le statut international de la RPC ne se trouve pas rehaussé par sa participation à l’arms control, permettent aussi, dans l’esprit des Russes, de diluer l’image d’une Russie de plus en plus distancée face à la dynamique chinoise, ce qui reste essentiel pour des raisons d’image (les annonces sur l’aide russe à la Chine sur l’alerte avancée servant les mêmes objectifs). Et sans doute pour « rassurer » ceux qui, dans le débat national, jugent que Moscou risque à terme de se trouver dans une position de soumission voire d’insécurité vis-à-vis du voisin chinois.
La Russie, la Chine et le nucléaire
Bulletin n°84, février 2021