« Latence » nucléaire, dissuasion « virtuelle » et notion de seuil : introduction au cas iranien (2/3)
Observatoire de la dissuasion n°84
Benjamin Hautecouverture,
mars 2021
De quelle manière la latence nucléaire est-elle susceptible d’influencer la politique mondiale ?Voir par exemple Matthew Fuhrmann et Benjamin Tkach, « Almost nuclear: Introducing the Nuclear Latency dataset », Conflict Management and Peace Science, Vol. 32, N°4, septembre 2015, pp. 443-461 Le cas d’espèce iranien n’offre pas assez de recul pour conclure avec certitude mais fournit des indications utiles à l’examen des rapports entre latence et dissuasion nucléaires.
Dans un article de mars 2007 pour la revue Survival, un chercheur de l’International Institute for Strategic Studies (IISS) affirmait : « Personne à l'extérieur [du pays] ne sait si l'Iran a pris la décision de produire des armes nucléaires. Bien qu'il ne fasse aucun doute que l'Iran recherche une capacité latente d'armement nucléaire, la décision de produire réellement une arme pourrait être prise plus tard. »« Nobody on the outside knows if Iran has made a decision to produce nuclear weapons. Although there should be no doubt that Iran seeks a latent nuclearweapons capability, the decision to actually produce a weapon could be made later. » Mark Fitzpatrick, « Can Iran’s Nuclear Capability Be Kept Latent? », Survival, vol.42, N°1, Spring 2007, p. 22. L’on peut depuis lors affirmer une volonté politique iranienne de doter le pays de l’arme nucléaire au moins entre les dernières années de la décennie 1990 et les premières années de la décennie suivanteProjet – ou Plan – AMAD, mis en lumière par un rapport de l’AIEA de 2015 et détaillé publiquement par le gouvernement israélien en 2018 dans ce que l’on nomme depuis « The Atomic Archive », soit plus de 55000 pages en 114 dossiers, 183 CD et DVD représentant encore 50.000 autres dossiers subtilisés en Iran par les services secrets israéliens. « L’Archive » confirme la volonté délibérée de l’Iran de militariser un programme nucléaire au moins jusqu’en 2003. . Mais cet extrait rappelle aussi que dès le milieu de la décennie 2000, une partie de la recherche occidentale postulait une volonté iranienne de développer une capacité latente. De fait, à la fin de l’année 2006, le pouvoir iranien prétendait maîtriser le cycle du combustible, ce qui était faux. Le président Ahmadinejad affirmait ainsi que les États-Unis et leurs alliés avaient « finalement accepté de vivre avec (…) un Iran possédant le cycle du combustible nucléaire. »Gareth Smyth, « Iran Says it will be “Fully Nuclear” Soon », Financial Times, 15 novembre 2006. Il s’agissait bien de forcer la perception occidentale d’une première capacité nucléaire à l’époque.
Quinze ans plus tard, l’arrêt définitif de l’enrichissement de l’uranium par l’Iran n’est sans doute plus une option réaliste de négociation ni un objectif stratégique. La maîtrise de ce segment a dépassé les limites de l’ambition initiale pour faire figure de fait accompli dans le débat public iranien. L’enrichissement est ainsi devenu un étalon de l’avenir énergétique du pays et, pour tout un chacun en Iran, l’un de ses atouts comme puissance économique émergente. L’enrichissement est devenu un enjeu en tant que tel du positionnement de l’Iran dans la région et dans le monde. Depuis la fin de la décennie 2000, la stratégie que l’on a pu qualifier « d’acquiescement sur mesure »,« Tailored acquiescence », selon le terme de Steven Miller, alors directeur du programme de sécurité internationale de la Harvard Kennedy School of Government’s Belfer Center for Science and International Affairs, 2006. Cité par Mark Fitzpatrick, « Can Iran’s Nuclear Capability Be Kept Latent? », Survival, vol.42, N°1, Spring 2007, p. 49. qui consiste à prendre acte de la réalité de la capacité d'enrichissement de l'Iran tout en cherchant à repousser au maximum le « breakout time » nucléaire demeure le fil rouge de l’approche diplomatique multilatérale, si l’on excepte le temps de la présidence Trump. Cette acceptation est bien au cœur de l’accord nucléaire de juillet 2015 dont les violations répétées occupent l’actualité depuis le retrait américain de mai 2018.
Les questions que nous posions en conclusion du premier article de cette série sur les capacités nucléaires latentes de l’IranBenjamin Hautecouverture, « Latence » nucléaire, dissuasion « virtuelle » et notion de seuil : introduction au cas iranien (1/3) », Bulletin n°83, Observatoire de la dissuasion, FRS, janvier 2021. s’inscrivent dans ce contexte : de telles capacités permettent-elles au pays d’être considéré comme puissance nucléaire virtuelle ou tacite au regard de sa maîtrise des éléments qui composeraient une dissuasion rudimentaire ? Un tel statut peut-il fournir au pouvoir certaines garanties de l’assurance-vie que confère la dissuasion aux États qui disposent de l’arme nucléaire ?
Ce débat en accompagne un autre, sur les bénéfices du Plan d’Action Global Conjoint (PAGC) depuis 2015. Pour ses détracteurs, la conservation d’un droit à l’enrichissement et l’extension possible de cette capacité après plusieurs délais contractuels (10 ou 15 ans) accroissent la probabilité d’acquisition finale de l’arme nucléaire au regard d’une politique déclaratoire historiquement ambigüe, tout en offrant au régime d’affirmer une politique régionale d’influence, parfois très agressive. À l’inverse, les promoteurs de l’accord nucléaire continuent de penser que l’Iran pourra toujours être dissuadé de s’engager à nouveau dans un programme nucléaire militaire et que son statut d’État nucléaire latent ne le conforte ni au plan militaire ni au plan politique.
La première question que pose le cas iranien est celle de savoir si une stratégie de seuil (« hedging strategy ») a été poursuivie et continue d’être poursuivie par le régime, indépendamment de l’alternance politique depuis vingt ans. Schématiquement, l’on peut définir une stratégie de seuil comme une stratégie de latence nucléaire intentionnelle. De façon plus détaillée, Ariel Levite la définissait en la popularisant en 2003 comme « une stratégie nationale consistant à maintenir, ou du moins à sembler maintenir, une option viable pour l'acquisition relativement rapide d'armes nucléaires, basée sur une capacité technique de les produire dans un délai relativement court allant de quelques semaines à quelques années. »Ariel Levite, « Never Say Never Again: Nuclear Reversal Revisited », International Security, Vol. 27, n°3, 2002, p. 26. De nombreux témoignages l’attestent, tel que cet aveu de l'ancien président Hashemi Rafsanjani, par exemple, en 2005 : « Tant que nous pouvons enrichir l'uranium et maîtriser le cycle du combustible, nous n'avons pas besoin d’autre chose. Nos voisins pourront en tirer les bonnes conclusions. »Conversation avec George Perkovich citée par Robert S. Litwak, « Living with Ambiguity: Nuclear Deals with Iran and North Korea », Survival, Vol. 50, n°1, 2008, p. 114. En l’espèce, la latitude d’en tirer « les bonnes conclusions » est bien la formulation d’une vertu dissuasive que l’on confère à, ou espère d’une stratégie de seuil. L’idée a été corroborée par de nombreux autres acteurs du dossier nucléaire iranien, tels que James Robert Clapper, directeur du renseignement national américain de 2010 à 2017 (« National Intelligence »), qui rapportait en 2011 la permanence d’une politique de latence mais aussi d’ambiguïté : « Nous continuons à évaluer que l'Iran garde ouverte l'option de développer des armes nucléaires en partie en développant diverses capacités pour se mettre en meilleure position de produire de telles armes, s'il choisit de le faire. Nous ne savons cependant pas si l'Iran décidera finalement de construire des armes nucléaires. »James R. Clapper, « Statement on the Record on the Worldwide Threat Assessment of the US Intelligence Community for the Senate Select Committee on Intelligence », 16 février 2011, p. 4. La question de l’élaboration et de la poursuite d’une stratégie de seuil par l’Iran fondée sur l’entretien d’une capacité latente a été longuement débattue depuis la fin annoncée du projet AMAD en 2003. Son examen a progressé avec les années en se fondant sur trois critères : des signaux avérés d’une prolifération opaque et de progression technique vers une situation de latence ; l’entretien d’un récit politique national construit autour d’activités nucléaires et de recherche et développement ; une activité diplomatique nourrie de sensibilisation (« awareness and outreach ») et de plaidoyer (« avocacy ») pour expliquer et justifier les comportements nucléaires nationaux dans différentes arènes internationales et auprès de l’opinion publique mondiale.Voir par exemple Wyn Bowen et Matthew Moran, « Iran's Nuclear Programme: A Case Study in Hedging? », Contemporary Security Policy, 35:1, mars 2014, pp. 26-52.
Appliqués au cas iranien, ces trois critères suggèrent que le développement d’une capacité nucléaire latente depuis plus de vingt ans s’accompagne de la poursuite d’une stratégie de seuil, quelles que soient les positions partisanes du débat politique national : continuel non-respect de ses obligations au titre d’accords internationaux, d’actes unilatéraux du Conseil de sécurité, d’engagements auprès de l’AIEA ; continuité, exhaustivité, nature de ses progrès techniques en matière nucléaire ; accélération et diversification de son programme balistique ; efforts diplomatiques permanents pour gagner du temps, jouer des divisions entre États (en particulier dans le cadre du format « E3 EU + 3 »), brouiller les pistes. S’il peut être avancé que l’Iran poursuit une stratégie de seuil en se fondant sur le développement d’une capacité nucléaire latente,Ibid. des questions pendantes demeurent : comment qualifier l’intentionnalité d’une telle stratégie ? Est-ce une stratégie par défaut depuis la révélation du programme nucléaire en 2002 ? Est-elle affichée ? Comment a-t-elle évolué ?
En attendant d’aborder ces questions, sans doute les plus ardues du fait de l’opacité du circuit décisionnel iranien en la matière, le cas de l’Iran est-il assez documenté en 2021 pour qualifier une politique de latence au regard de la dissuasion nucléaire ? Quelques premiers éléments de réponse peuvent être apportés à partir de questions précises.
L’Iran a-t-il bénéficié d’un « statut » d’État nucléaire latent à ce jour ?
Au regard du coût économique, politique, social, humain, supporté par l’Iran depuis le milieu des années 2000, il peut être défendu que la progression du pays vers un statut d’État nucléaire latent qui serait très documenté est désormais perçu par le régime au moins autant comme un risque que comme une opportunité. A contrario, il peut être défendu qu’un tel statut permet au régime iranien de se prévaloir d’une politique de « résistance » face à la pression extérieure. Son idéologie révolutionnaire s’en nourrit et en tire bénéfice au plan politique interne. Ces deux réalités ne sont pas exclusives, mais indiquent que la politique nucléaire iranienne évolue dans une voie étroite. Au plan strictement international, le cas iranien suggère que la latence nucléaire est davantage porteuse de risques pour un État donné.
L’avancée du programme nucléaire iranien a-t-il eu un effet militaire dissuasif ?
Les progrès réalisés à ce jour par l’Iran n’ont nullement dissuadé les actions militaires ciblées, ni la mise en œuvre d’une contre-prolifération armée contre le programme nucléaire (actions israéliennes en 2019 et 2020, « pression maximale » américaine de 2018 à 2020). Dans le discours américain en particulier, l’option de frappes militaires contre les intérêts iraniens n’a jamais été abandonnée. C’était du reste la quatrième option annoncée par le candidat Biden au cours de la campagne présidentielle de 2020Le candidat Biden proposait s’agissant de l’Iran un programme en 3 points + 1 : Empêcher l’Iran d’acquérir l’arme nucléaire ; Reprendre le chemin de la diplomatie à partir du moment où l’Iran revient au respect de ses obligations au titre de l’accord nucléaire de juillet 2015 ; Continuer à œuvrer contre la politique de déstabilisation régionale que mène Téhéran, en particulier en maintenant l’outil des sanctions ciblées contre le soutien au terrorisme, contre la violation des droits de l’homme, contre le programme balistique iranien ; Maintenir l’option de l’action militaire si l’Iran décide de se confronter aux troupes américaines dans la région.. À ce jour, le cas iranien indique que la latence nucléaire en tant que telle n’est pas suffisante à fournir un substitut à une dissuasion opérationnelle. À l’inverse, il ne peut pas être affirmé de manière documentée que l’absence d’action armée majeure contre les centres du programme nucléaire, les centres de commandement et certaines infrastructures critiques nationales trouve une explication dans le statut nucléaire spécifique du pays, et donc dans le caractère dissuasif avéré d’une possible stratégie de seuil adossée à une capacité nucléaire latente.
L’état de latence nucléaire de l’Iran est-elle un facteur d’influence et/ou de coercition politique et diplomatique ?
C’est probable. Un schéma proposé en 2017 par deux chercheurs américains, Rupal Metha de l’Université du Nebraska, et Rachel Elizabeth Whitlark, du Georgia Institute of Technology, fournit des pistes de réflexion utiles à l’examen de cette questionRupal Mehta et Rachel Elizabeth Whitlark, « The Benefits and Burdens of Nuclear Latency », International Studies Quarterly, 2017, n°61, pp. 517–528.. Selon les résultats de leur étude empirique, l’affichage d’une capacité nucléaire latente peut s’accompagner d’une propension à initier davantage de disputes, y compris militaires. L’agressivité iranienne depuis 2017-2018 au Moyen-Orient peut relever d’une telle dynamique causale. Ce n’est pas avéré, seules des corrélations pouvant être établies.
La latence nucléaire iranienne est-elle un facteur de stabilité régionale ?
Certainement pas dans les conditions qui sont celles du développement du programme : l’opacité, l’ambiguïté, la concomitance avec un programme balistique très affirmé ont pollué le débat nucléaire moyen-oriental depuis le milieu de la décennie 2000 lorsque s‘affirma une volonté de « renaissance nucléaire » dans la région. Le climat de menace qu’entretient la conduite du programme nucléaire iranien a généré des postures déclaratoires elles-mêmes ambiguës, en particulier en Egypte et dans les pays du Golfe (le programme nucléaire saoudien en particulier). De ce point de vue, la latence nucléaire « à l’iranienne » a potentiellement un caractère proliférant qui est un facteur d’instabilité.
Par ailleurs, si la stratégie iranienne de seuil est un facteur de conflictualité régionale, une plus forte probabilité pour l’Iran de se retrouver face à des conflits frontaux peut être de nature à inciter le régime à reprendre un programme nucléaire militaire pour se doter d’une force de dissuasion rudimentaire. Dans ce cas, le statut d’État nucléaire latent serait une incitation indirecte à l’éclosion d’une dissuasion nucléaire à visée coercitive. À ce titre, la latence nucléaire peut être un facteur d’instabilité dans des conditions géopolitiques et stratégiques données. Il reste que cette dynamique est hypothétique.
Directement lié à l’hypothèse d’une stratégie de seuil fondée sur le développement d’une capacité nucléaire latente, le cas iranien pose deux autres questions : y-a-t-il un niveau de latence acceptable de manière permanente au regard du régime de non-prolifération nucléaire mondial comme au regard de l’objectif de stabilité stratégique régionale ? Qu’est-ce que la latence nucléaire implique en termes dissuasifs pour les États qui perçoivent de la part de l’Iran une menace associée à ce niveau de développement nucléaire ? Ces questions, naturellement en rapport avec le critère d’intentionnalité, seront examinées dans un troisième article à venir. Elles sont au cœur de toute stratégie diplomatique cohérente vis-à-vis du dossier nucléaire iranien dans la période d’ouverture que l’administration Biden permet à nouveau et promet sans doute.
« Latence » nucléaire, dissuasion « virtuelle » et notion de seuil : introduction au cas iranien (2/3)
Bulletin n°84, février 2021