Septembre 2022 et le regain d’agitation nucléaire russe
Observatoire de la dissuasion n°102
Isabelle Facon,
novembre 2022
Les pays occidentaux ont voulu se montrer stoïques et mesurés dans leur réponse au signalement nucléaire russe depuis le début de la guerre en Ukraine. Or, dernièrement, le président Biden, évoquant le risque d’un Armageddon, a mis en garde son homologue russe contre la tentation du recours à l’arme nucléaire en UkraineLe 6 octobre, il a également déclaré : « We’ve got a guy I know fairly well. His name is Vladimir Putin. … He is not joking when he talks about the potential use of tactical and nuclear weapons or biological or chemical weapons because his military is, you might say, significantly underperforming » (cité in Ariel Levite et George Perkovich, « To Avert Armageddon, Push for a Cease-Fire in Ukraine », Foreign Policy, 12 octobre 2022.).. Le conseiller à la sécurité nationale américaine, Jake Sullivan, avait précédemment appelé la Chine et l’Inde à envoyer « un message très clair et décisif à la Russie qu’elle ne devrait pas envisager le recours aux armes nucléaires »« U.S. official: China, India should warn Russia not to use nuclear weapons », Kiyv Independent, 16 octobre 2022.… Quelques jours plus tôt, Josep Borrell déclarait que l’armée russe serait anéantie si la Russie réalisait une frappe nucléaire contre l’Ukraine« Ukraine war: Russian army will be ‘annihilated’ if it launches a nuclear attack, warns Josep Borrell », Euronews, 14 octobre 2022.. Quant à Jens Stoltenberg, il déclarait, à la veille des exercices nucléaires de l’Alliance, que les Russes s’exposaient à de sévères conséquences s’ils utilisaient une arme nucléaire contre l’Ukraine« We will not be intimidated by Russia’s nuclear threats, NATO tells Moscow », Reuters, 13 octobre 2022.. Des experts occidentaux ont également appelé à la recherche d’un cessez-le-feu en Ukraine pour éviter une escalade nucléaire du conflitVoir par exemple Ariel Levite et George Perkovich, op. cit. Les experts russes ne sont pas en reste. Dmitriï Trenine (IMEMO) décrit comme suit la différence majeure entre la crise de Cuba et l’actuelle : « La trajectoire de la crise actuelle … conduit la Russie et les États-Unis à la dernière limite, celle où se posera la question de la survie physique des deux pays et du monde entier » (Dmitriï Trenine, « Na pouti k poslednieï tchertie » [En route vers la dernière ligne], Kommersant, 12 octobre 2022).. Si l’on peut s’interroger sur les causes de cette inflexion, dans le sens de la dramatisation, du positionnement occidental sur le sujet, on voit bien quels éléments du contexte peuvent l’avoir suscitée.
Le 21 septembre, le président russe annonce simultanément la tenue de référendums dans les territoires ukrainiens où son armée a établi des positions et sa décision d’engager une mobilisation partielle de la population. Se disant prêt à assurer la protection de l’intégrité territoriale et la défense de la Russie et de son peuple, de « son indépendance » et de « sa liberté » par « tous les moyens à [sa] disposition », il précise que « ce n’est pas du bluff » (sic). Il suggère de surcroît qu’il ne fait que répondre au « chantage nucléaire » qui s’exercerait à l’encontre de son pays, et entend rappeler aux auteurs dudit chantage « que notre pays dispose aussi de différents moyens de frappe » qui, « dans certaines composantes … sont plus avancés que ceux des pays de l’OTAN », si bien que « ceux qui essaient de nous faire du chantage à l’arme nucléaire doivent savoir que la rose des vents peut s’orienter dans leur direction »Il évoque les frappes (ukrainiennes, selon les Russes) contre la centrale de Zaporijjiia, qu’encouragent, toujours selon le narratif russe, les Occidentaux, et les propos de « certains représentants haut placés de pays leaders au sein de l’OTAN sur la possibilité et l’acceptabilité de l’emploi d’armes de destruction massive contre la Russie – de l’arme nucléaire ».. Le 30 septembre, Vladimir Poutine entérine, dans une nouvelle allocution, les quatre référendums que la Russie vient d’orchestrer et appelle Kiev à accepter d’entrer en négociations. Son propos frappe par la vigueur de son agressivité à l’encontre de l’Occident, auquel le président russe consacre une large partie de son propos, agressivité encore plus marquée que d’ordinaire. Il évoque même le « précédent » créé par les États-Unis à Nagasaki et Hiroshima. Ces deux prises de parole marquent le retour du « signalement nucléaire » au plus haut niveau politique à Moscou, signalement qui s’était fait plus discret au cours des semaines précédentes, avec même une démarche des officiels russes pour recadrer les choses concernant le rôle des armes nucléaires dans leur politique et leurs options opérationnelles à l’égard du conflit en Ukraine (pas de rôle pour cette catégorie d’armes dans ce conflit, renvoi à la doctrine nucléaire telle qu’énoncée dans les documents officiels, etc.)Isabelle Facon, « Guerre en Ukraine : le sens du signalement nucléaire russe », Notes de la FRS, n° 30/2022, FRS, 26 juillet 2022..
Bien sûr, l’annexion des territoires ukrainiens, dans lesquels Vladimir Poutine déclarera la loi martiale le 19 octobre, signifie, dans l’esprit des autorités russes, qu’ils relèvent désormais du système de défense de la Fédération de Russie. Ce point a été confirmé dans une réponse à une question adressée à Dmitriï Peskov, porte-parole de la présidence russe, sur la question de savoir si les « nouveaux territoires » étaient sous la protection de l’arsenal nucléaire russe – réponse consistant à dire que la sécurité des régions annexées est assurée au même niveau que le reste du territoire de la FédérationCité in « Russia says seized Ukrainian lands are under its nuclear protection », Reuters, 18 octobre 2022.. Cela dramatise nécessairement les enjeux, et c’est le but recherché dans un contexte où, au vu des contre-offensives ukrainiennes, le doute est permis quant à la possibilité pour la Russie de conserver la maîtrise, militairement, des territoires occupés et, a fortiori, de l’étendre. Et bien sûr, Vladimir Poutine, le 30 comme le 21 septembre, souhaite que, lorsqu’il évoque « tous les moyens à sa disposition », les soutiens de l’Ukraine pensent automatiquement aux moyens nucléaires. Le moment où interviennent ces nouvelles « suggestions nucléaires » correspond bien aux circonstances entourant les « pics » précédents de signalement nucléaire – soit un moment où Moscou décide d’une escalade politique (il s’agit d’empêcher toute tentative militaire de gêner la mise en œuvre de ses référendums illégaux, puis d’affirmer la détermination de la Russie à rendre irréversible la nouvelle donne issue des référendums), soit un moment où elle est en difficulté sur le terrain et craint que l’Ukraine et/ou ses soutiens occidentaux puissent être tentés d’en profiter pour accélérer le tempo des opérations militaires en accentuant leur effort. En septembre 2022, les deux éléments sont présents.
Cependant, dans leur formulation, les discours de septembre ne semblent pas marquer de véritable rupture au regard des précédentes déclarations relevant du même registre. La mention, présente dans les allocutions de Vladimir Poutine, de la volonté de défendre « l’intégrité territoriale » de la Russie dans sa nouvelle configuration a fait couler beaucoup d’encre mais dans le texte de doctrine nucléaire de 2020, la protection de l’intégrité territoriale, si elle est bien mentionnée, n’est pas intégrée dans le libellé des quatre conditions présentées comme étant de nature à motiver le recours au nucléaireLe point 4 des Fondements de la politique de la Russie en matière de dissuasion nucléaire pose que « La politique de l’État dans le domaine de la dissuasion nucléaire … garantit la défense de la souveraineté et de l’intégrité territoriale de l’État ». Les quatre circonstances justifiant la possibilité d’un recours aux armes nucléaires font l’objet d’un point à part (point 19).. Il semble donc que la rupture de l’intégrité territoriale doive menacer la Russie « dans son existence même » avant que soit envisageable l’utilisation de l’arme nucléaire. On a vu du reste que les forces ukrainiennes n’ont pas hésité à reprendre Lyman bien qu’elle soit « devenue russe », et on peut rappeler que les attaques sur des sites militaires russes en Crimée ou du côté russe de la frontière Ukraine-Russie n’ont pas déclenché de réponse nucléaire, suscitant en fait une réponse plutôt « discrète » de la Russie… Celle-ci a depuis, hélas, montré qu’elle avait d’autres moyens de faire escalade dans le conflit – en frappant des sites et des infrastructures civils après la défaite de Kharkiv et l’attaque sur le pont de Kertch.
Quand le 21 septembre, le président russe évoque le chantage nucléaire auquel est prétendument soumis la Russie, il cherche à justifier la décision, qu’il sait impopulaire, d’engager la mobilisation partielle en en déplaçant la motivation vers une cause plus forte – puisqu’il s’agit de faire face au projet occidental de « piller », « démembrer », « soumettre » la Russie. Ces termes peuvent aussi faire penser aux dirigeants occidentaux que Moscou voit bien dans leur action en soutien à l’Ukraine une « menace à l’existence » de la Fédération de Russie, sachant que le débat occidental sur les « intentions nucléaires » russes s’est beaucoup axé sur l’interprétation qu’il fallait faire de cette notion de « menace à l’existence » de la Russie et sur sa délimitation. Quant au « précédent » de Nagasaki et Hiroshima, il peut tout autant, sinon plus, correspondre à un thème classique du narratif russe sur les méfaits de « l’Occident collectif », renvoyant ce dernier à ses fautes morales (ce que visent également les accusations de chantage nucléaire, qui d’ailleurs demeurent relativement obscuresElles peuvent certes prendre un autre relief sur fond de communication russe sur le false flag que préparerait l’Ukraine avec une « bombe sale » dans le but de faire accuser la Russie, mais dans les propos de septembre de Poutine, elles visent bien les pays de l’OTAN.), que signifier, comme le pensent certains experts occidentaux, que la Russie pourrait justifier par ce précédent « une action russe comparable à l’avenir »William Alberque, « Russia is unlikely to use nuclear weapons in Ukraine », Analysis, IISS, 10 octobre 2022..
Les discours de septembre, dans leur volet « signalement nucléaire », répondent donc à la même logique que précédemment : dramatiser le contexte d’une nouvelle escalade sur le plan politique, tenter de rééquilibrer le rapport de forces suite aux revers des forces russes dans les régions de Kharkiv et de Kherson, envoyer un avertissement aux pays occidentaux. Sur ce dernier point, il s’agit sans doute de faire en sorte que les nouveaux succès militaires ukrainiens ne les encouragent pas à franchir un seuil qualitatif dans leur soutien militaire, dans l’idée d’accélérer l’issue de la guerre, dans le sens d’une défaite russe. Ainsi l’allocution du 21 septembre, déplorant l’activité de renseignement occidental au profit des forces ukrainiennes, évoque aussi « certains politiciens irresponsables en Occident » qui « parlent de plans d’organisation de livraisons à l’Ukraine de moyens d’attaque à longue portée – des systèmes qui permettront de frapper la Crimée, d’autres régions de Russie ».
La présente analyse n’interdit évidemment pas la vigilance qu’impose toute situation de conflit mettant face à face des puissances nucléaires, ce qui est de facto le cas de la guerre russe en Ukraine, et se situe à un temps T dudit conflit, dont les données n’imposent pas une préoccupation particulière au regard de ce qui a précédé depuis février 2022 sur le « sujet nucléaire ». C’est d’ailleurs l’avis de la majorité des experts sérieux du sujet, pointant qui l’absence de mouvements suspects du côté des forces nucléaires stratégiques ou tactiques russes, qui la conscience à Moscou de l’opprobre international, et peut-être à l’intérieur de la Russie, auquel elle se soumettrait si elle en venait à cette extrémité.
L’évolution de la communication occidentale sur le sujet nucléaire est peut-être porteuse d’objectifs politiques destinés, peut-être, aux pays qui, sans approuver la décision de Poutine d’entrer en guerre le 24 février, n’ont pas consenti à ce jour à suivre l’Occident sur les sanctions et l’entreprise d’isolement de la Russie. Pour certains observateurs, certes peu nombreux, elle pourrait être l’expression, paradoxalement, d’une volonté d’engager une désescalade progressive permettant d’imposer la perspective d’une négociation. La situation actuelle dans toutes ses ambiguïtés montre en tout cas toute la subtilité et les risques des usages de la dissuasion.
Septembre 2022 et le regain d’agitation nucléaire russe
Bulletin n°102, octobre 2022