Programme Sentinel : un choix réaffirmé
Observatoire de la dissuasion n°102
Emmanuelle Maitre,
novembre 2022
En septembre 2022, la Carnegie a rendu publique une étude commissionnée par le Pentagone sur l’évolution de la composante terrestre américaineToby Dalton, Megan DuBois, Natalie Montoya, Ankit Panda et George Perkovich, « Assessing U.S. Options for the Future of the ICBM Force », Working Paper, Carnegie Endowment for International Peace, août 2022. Cette étude avait suscité une certaine polémique au Congrès et dans la presse conservatrice en raison de son prix et du caractère « libéral » des responsables. William Hartung, « Who’s Afraid of an ICBM Review? », Inside Defense, 9 janvier 2022.. Cette étude n’a pas cherché à examiner la pertinence de disposer d’une force d’ICBM, mais s’est bornée à réfléchir à la possibilité d’étendre la durée de vie des Minuteman III actuellement déployés, à l’irruption éventuelle d’éléments nouveaux remettant en cause le programme GBSD, qui vise à développer un nouvel ICBM, et aux questions liées à la modernisation de l’arsenal d’ICBM nécessitant une décision présidentielle.
Pour rappel, en 2014, les États-Unis ont lancé le programme GBSD, qui prévoit la construction d’un nouvel ICBM et le déploiement de systèmes ensilés comparables aux Minuteman III. Cette décision a été prise après avoir étudié et rejeté plusieurs alternatives, dont l’extension de la durée de vie ou la reproduction des ICBM actuels. En effet, les caractéristiques des Minuteman (portée, efficacité, capacité d’emport) étaient jugées insuffisantes pour répondre aux menaces anticipées. L’Air Force a également jugé inopportun de réduire la force d’ICBM en service, de convertir le SLBM Trident D5 en lanceur terrestre ou encore de développer avec le secteur privé un lanceur commercial pouvant être équipé de têtes nucléaires. Le principe de l’acquisition de nouveaux systèmes étant posé, l’Air Force a retenu l’utilisation des silos actuels et négligé des propositions plus exotiques, comme l’enfouissement des ICBM dans des tunnels ou leur immersion dans des lacs profonds, et ce pour des raisons financières, opérationnelles et environnementalesMatt Korda, « New Environmental Assessment Reveals Fascinating Alternatives to Land-Based ICBMs », Federation of American Scientists, 13 juillet 2022..
Le rapport de la Carnegie indique que selon le Pentagone, il n’est plus envisageable aujourd’hui de conserver et moderniser les Minuteman III, une information qu’il est impossible pour le centre de recherches de vérifier indépendamment sans recours à des sources classifiées. En particulier, le DoD estime que les Minuteman seront dès 2030 en fin de vie en raison d’un nombre insuffisant, de l’indisponibilité des pièces de rechange et de l’incapacité de la base industrielle d’effectuer la maintenance de systèmes anciens. Par ailleurs, il est impensable à ce stade pour des raisons politiques et économiques d’envisager le développement d’ICBM mobiles ou leur enfouissement profond.
À l’issue d’entretiens et de groupes de travail de haut niveau, les experts de la Carnegie soulignent que le modèle d’ICBM en silo ne semble pas être contesté et que la doctrine d’emploi actuelle conserve une pertinence pour les personnes interrogées y compris à l’horizon 2075.
Il n’existe donc pas de perspective réelle de revoir le programme de renouvellement des ICBM américains, initialement connu sous le vocable de GBSD et désormais désigné par le nom de la nouvelle arme, à savoir LGM‑35A Sentinel« Air Force’s new intercontinental ballistic missile system has a name: Sentinel », Air Force Public Affairs, 5 avril 2022.. Ce programme est d’ailleurs plus ambitieux que la simple acquisition de nouveaux missiles puisqu’il s’agit de moderniser complètement les infrastructures et les systèmes de commandement et de contrôle. Il se poursuit a priori selon le calendrier prévu. En 2017, la phase de « maturation technologique et de réduction des risques » a été lancée et Northrop Grumman a été désigné comme principal maître d’œuvre, étant le seul conglomérat à avoir remis une offre. En août 2020, la phase de « développement de la production et de l’ingénierie » a commencé. Le programme est piloté par l’industriel et par l’Air Force depuis la banlieue de Salt Lake City, dans l’Utah. D’autres sites du groupe Northrop Grumman ont été réaménagés ou développés pour répondre aux exigences de production du Sentinel, en particulier à Huntsville, Alabama ; Colorado Springs, Colorado ; Bellevue, Nebraska et Chandler, Arizona. Parmi les principaux sous-traitants impliqués peuvent être cités Aerojet Rocketdyne, qui travaille sur le moteur à propulsion solide du troisième étage et le système de post-propulsion, Betchel sur les infrastructures de lancement, Collins Aerospace et General Dynamics pour les systèmes de C2, Honeywell pour les instruments de guidage et de contrôle, Lockheed Martin sur le véhicule de réentrée ou encore Textron pour le système de réentrée.
Le premier vol est prévu pour 2023-24 et les premiers systèmes devraient être opérationnels en 2029. En juillet 2022, un premier essai de certains composants a été programmé, avec l’utilisation d’une fusée civile Minotaur II+ comme lanceur et un prototype de véhicule de réentrée intitulé Mk21A. Néanmoins, la fusée a explosé, ne permettant vraisemblablement pas de tester les composants désignésShannon Bugos, « Rocket for New U.S. ICBM Explodes », Arms Control Today, September 2022..
L’Air Force prévoit à ce jour l’acquisition de 650 ICBM pour remplacer les 400 Minuteman III déployés aujourd’hui à Minot, Malmstrom et F.E. Warren Air Force Bases, et disposer de réserves et de missiles pouvant être utilisés pour des essais.
Programme Sentinel : un choix réaffirmé
Bulletin n°102, octobre 2022