Répondre à la menace nucléaire
Observatoire de la dissuasion n°102
Emmanuelle Maitre,
novembre 2022
Le 13 octobre 2022, le Président de la République Emmanuel Macron a été interrogé à la télévision sur la possible utilisation par la Russie d’armes nucléaires et les hypothétiques réponses françaises. Le Président a estimé à cette occasion que la doctrine nucléaire française restait pertinente, avec deux variations par rapport aux éléments de langage habituels (la protection des intérêts « fondamentaux » et non pas « vitaux » par la dissuasion, et le fait que la liste de ces intérêts soit « très claire », alors qu’il est généralement admis qu’elle reste non-précisée)REPLAY. Retrouvez l'interview d'Emmanuel Macron, invité de l'émission politique "L'Evénement", sur France 2, 13 octobre 2022.. Il a affirmé que la France ne répondrait pas par une frappe nucléaire à une utilisation de l’arme nucléaire par la Russie en Ukraine « ou dans la région ». Si ces propos ont suscité des critiquesVoir Bruno Tertrais dans Hugues Maillot, « Guerre en Ukraine : pourquoi Macron est allé à l'encontre des principes de dissuasion nucléaire », Le Figaro, 13 octobre 2022 ; ou Héloïse Fayet, dans Julien Lecot, « Macron excluant une riposte nucléaire en Ukraine : "C’est une chose de le penser, c’en est une autre de le dire à la télévision" », Libération, 15 octobre 2022., ils ont permis au Président français de se positionner dans le débat global qui s’observe aujourd’hui sur la meilleure façon non seulement de dissuader Vladimir Poutine d’utiliser une arme nucléaire, mais également d’évoquer publiquement cette possibilité.
En effet, les récentes menaces du Kremlin ont suscité des réactions très diverses sur la probabilité et les conséquences potentielles d’une frappe nucléaire russe. Un message fréquemment exprimé est la nécessité de faire preuve de beaucoup de prudence dans le traitement, notamment médiatique, des menaces russes. L’idée est d’éviter de banaliser le concept d’utilisation d’armes nucléaires et d’involontairement contribuer à soutenir une prophétie auto-réalisatrice, par laquelle en commentant largement sur la probabilité d’une frappe nucléaire russe, les médias ou experts supprimeraient progressivement le caractère impensable ou « tabou » d’une telle frappe. Cette crainte se retrouve sans doute dans les propos d’Emmanuel Macron, qui a indiqué qu’en matière nucléaire, « moins on en parle, plus on est crédible »REPLAY. Retrouvez l'interview d'Emmanuel Macron, invité de l'émission politique "L'Evénement", op. cit.. D’autres experts ont alerté contre les risques d’une parole trop libérée autour de l’emploi d’armes nucléaires.
Pour autant, certains dirigeants ou experts estiment qu’il n’est pas trop tôt pour s’interroger sur les conséquences d’une telle frappe, et évoquer les actions pouvant contribuer à la dissuader. C’est évidemment le sens des propos du président américain Joe Biden, qui, tout en indiquant clairement qu’il ne pense pas que la Russie se prépare à utiliser des armes nucléaires, a rappelé la dangerosité d’un tel scénario, que « nul ne pouvait être sûr de ce qui se passerait [suite à de telles frappes] et que cela pourrait se terminer en Armageddon »Stephen Collinson, « Biden sends a careful but chilling new nuclear message to Putin in CNN interview », CNN Politics, 12 octobre 2022. Douglas London, « Addressing Putin’s Nuclear Threat: Thinking like the Cold War KGB Officer That He Was », Just Security, 18 octobre 2022.. Pour certains observateurs, avertir Poutine du caractère cataclysmique de l’introduction d’armes nucléaires dans le conflit est le seul moyen de le convaincre de la détermination du camp occidental à ne pas laisser impunie une telle transgression et donc l’éviterTom Nichols, « The President and the Bomb », The Atlantic, 7 octobre 2022..
Trois observations peuvent être faites sur les commentaires et analyses publiés depuis septembre 2022. Tout d’abord, alors que dans la veine de l’ancien secrétaire à la Défense William Perry, certains s’inquiètent de l’emploi « dosé » d’armes tactiques sur des cibles militairesEric Schlosser, « What If Russia Uses Nuclear Weapons in Ukraine? », The Atlantic, 20 juin 2022., plusieurs papiers se sont centrés sur l’absence de logique d’une frappe nucléaire dans le contexte actuel, que ce soit une frappe de démonstration, une frappe tactique sur des installations militaires ou encore une frappe de terreurSteven Pifer, « Pushing back against Putin’s Threat of Nuclear Use in Ukraine », Bulletin of the Atomic Scientists, 10 octobre 2022.. Pour certains auteurs, en effet, les circonstances spécifiques à cette guerre ne permettent pas d’obtenir un effet militaire notable par l’emploi d’une « petite » arme tactiqueWilliam Alberque, « Russia is unlikely to use nuclear weapons in Ukraine », Analysis, IISS, 10 octobre 2022.. L’utilisation plus massive d’armes nucléaires produirait des effets imprévisibles, y compris sur des territoires sur lesquels opèrent les forces russes voire en RussieIsaac Chotiner, « How close is Vladimir Putin to Using a Nuclear Bomb? Q&A with Ankit Panda », The New Yorker, 11 octobre 2022.. Selon les analystes, « la résistance ukrainienne serait plutôt amplifiée que réduite par ce type d’attaque, et les condamnations internationales seraient unanimes. Il n’y aurait donc aucune raison pouvant justifier la prise d’une telle décision »William Alberque, op. cit..
Deuxièmement, les voix qui conseillent de préparer une riposte nucléaire pour répondre à une éventuelle frappe nucléaire russe sont peu nombreuses. Ainsi, la grande majorité des commentateurs jugent que parler de riposte nucléaire à ce stade serait contre-productif. Pour certains, le fait que l’OTAN ne soit pas directement touchée est un facteur essentiel de retenue, pour d’autres, il est primordial de ne pas s’aligner sur le comportement russe et subir également l’opprobre international. Enfin, certains notent comme le Président Biden l’impossibilité de contrôler une escalade nucléaireEric Schlosser, « What If Russia Uses Nuclear Weapons in Ukraine? », The Atlantic, 20 juin 2022.. De manière assez isolée, un article de Newsweek fait état de désaccords au Pentagone, avec des officiels anonymes estimant qu’il est prématuré d’exclure des options et que la crédibilité de la dissuasion passe par l’envoi de signaux nucléaires dans ce genre de circonstancesWilliam Arkin, « Biden Thinks Non-Nuclear Threats Will Stop Putin. His Military Doesn’t. », Newsweek, 29 septembre 2022..
Troisièmement, de nombreux auteurs, experts ou anciens officiels, en particulier américains, insistent sur la nécessité de considérer les autres options qui se présentent pour le camp occidental, insistant sur les leviers diplomatiques, économiques, juridiques et militairesMichael O’Hanlon, Deterring Putin from going nuclear, The Hill, 9 octobre 2022.. Au niveau diplomatique, on retrouve régulièrement l’idée qu’il faut dès à présent convaincre l’Inde et la Chine de clairement indiquer à Moscou qu’elles condamneraient sans ambiguïté toute rupture du tabou nucléaire. Au niveau économique, il est noté qu’il existe encore des marges de manœuvres pour paralyser l’économie russeBrian O’Toole et Daniel Fried, « How to respond if Putin goes nuclear? Here are the economic and political options », Atlantic Council, 20 octobre 2022.. L’idée d’explicitement menacer de soutenir un changement de régime à Moscou et de traduire en justice les responsables de la guerre est mentionnéeCarl Biildt, « This is best way to counter Putin’s nuclear threats », The Washington Post, 10 octobre 2022.. Enfin, au niveau conventionnel, beaucoup de propositions sont émisesEric Schlosser, « What If Russia Uses Nuclear Weapons in Ukraine? », The Atlantic, 20 juin 2022., en particulier des frappes ciblées sur les unités à l’origine du tir nucléaire ou sur la flotte de la mer NoireEdward Helmore, « Petraeus: US would destroy Russia’s troops if Putin uses nuclear weapons in Ukraine », The Guardian, 2 octobre 2022., la livraison d’armes plus sophistiquées à l’Ukraine, l’implication des forces aériennes en soutien opérationnelEliot Cohen, « Russia’s Nuclear Bluster Is a Sign of Panic », The Atlantic, 4 octobre 2022., le déploiement de missiles en Europe ou encore des cyberattaques. Certains soulignent l’importance à ce stade de se coordonner au sein de l’OTAN sur la réponse possibleJohn Deni, « Why NATO Needs to Plan for Nuclear War », Foreign Policy, 12 octobre 2022., de se préparer très concrètementLeon E. Panetta, « If Putin Uses Nukes in Ukraine, the U.S. Must Respond with Military Force », Foreign Affairs, 12 octobre 2022. et de communiquer en privé aux autorités russes sur le type de réponse envisagée, ce qui a a priori été fait selon Jake Sullivan, conseiller à la sécurité nationale, qui a cherché à transmettre la détermination américaine sur les principales chaines de télévision début octobreMichael Gordon et Gordon Lubold, « U.S. Warns Russia of ‘Catastrophic Consequences’ of Using Nuclear Weapons in Ukraine », The Wall Street Journal, 25 septembre 2022.. Ce message a été relayé au plus haut niveau officiel par Josep Borrell, qui a indiqué que « toute attaque nucléaire contre l’Ukraine provoquerait une réponse, pas une réponse nucléaire mais une réponse si puissante du point de vue militaire que l’armée russe serait annihilée », Jens Stoltenberg qui a évoqué des « conséquences sévères » ou d’autres officiels de l’OTAN évoquant une « réponse physique de plusieurs alliés, voire de l’OTAN elle-même »« Top EU diplomat says Russian army will be ‘annihilated’ if Putin nukes Ukraine », Le Monde, 13 octobre 2022..
Certains soulignent toutefois le risque d’escalade induit par toute mesure conventionnelle, qui pourrait servir d’excuse à des frappes contre l’OTAN et conduire à un conflit nucléaire globalIsaac Chotiner, « How close is Vladimir Putin to Using a Nuclear Bomb? Q&A with Ankit Panda », The New Yorker, 11 octobre 2022.. En conséquence, quelques voix insistent sur la nécessité de faire preuve de modération y compris sur une riposte conventionnelle et de communiquer auprès de l’Ukraine sur les risques d’escalade et sur l’impossibilité de soutenir des objectifs de guerre pouvant entraîner une réaction russe disproportionnéeChristopher Chivivis, « Yes, Putin might use nuclear weapons. We need to plan for scenarios where he does », The Guardian, 23 septembre 2022.. Présentant comme probable voire inévitable le recours à l’arme nucléaire en cas de prolongement du conflit (et surtout en cas d’avancées militaires ukrainiennes conséquentes)Jeremy Shapiro, « We are on a Path to Nuclear War », Commentary, War on the Rocks, 12 octobre 2022., certains estiment que tous les efforts doivent être consentis pour aboutir à un cessez-le-feu, arguant qu’« une paix imparfaite est préférable au risque d’une confrontation nucléaire catastrophique »Ariel Levite et George Perkovich, « To Avert Armageddon, Push for a Cease-Fire in Ukraine », Foreign Policy, 12 octobre 2022.. Le caractère inhibiteur de la dissuasion est analysé de manière théorique et présenté comme restreignant mécaniquement les options qui se présentent au camp occidental dans son soutien à l’UkraineJeffrey Lewis et Aaron Stein, « Who is Deterring Whom? The Place of Nuclear Weapons in Modern War », Commentary, War on the Rocks, 16 juin 2022..
Les dernières déclarations russes ont donc provoqué des réactions conséquentes, avec des prises de paroles officielles au plus haut niveau et une volonté de crédibiliser la détermination des alliés de l’OTAN à punir sévèrement toute transgression du tabou nucléaire, sans banaliser cette éventualité. Cette abondance de commentaires peut interroger. Certains experts se basent sur leur propre lecture de la stratégie russe, estimant que devant les difficultés rencontrées au niveau conventionnel, il pourrait exister une volonté côté russe d’avoir recours à des moyens non-conventionnels. D’autres citent des sources issues de la communauté du renseignement, sans précision supplémentaire, mentionnant une augmentation du risque de guerre nucléaire estimé à 1-5% au début de la guerre et 20-25% aujourd’huiLeon E. Panetta, op. cit.. Ils notent à ce titre l’activisme du Pentagone pour travailler sur des scénarios de frappe, simuler leurs effets ou encore organiser des wargames. Une inquiétude accrue serait perceptible à WashingtonDavid Sanger et James McKinley, « Biden Warned of a Nuclear Armaggedon. How Likely is a Nuclear Conflict with Russia? », The New York Times, 9 octobre 2022.. Certains accusent le Kremlin de chercher à contrer l’action occidentale en agitant la peur du nucléaire pour détourner l’attention de ses opérations sur le terrainMaura Reynolds, « Fiona Hill: ‘Elon Musk Is Transmitting a Message for Putin’ », Q&A, Politico, 17 octobre 2022.. Cependant, certains s’appuient sur ce qu’on connaît des procédures russes pour noter qu’aucun préparatif de frappe nucléaire n’est détectable jusqu’à maintenantPavel Podvig, « Non-strategic weapons storage and deployment procedures in Russia », Russian Strategic Nuclear Forces, 7 octobre 2022.. L’incapacité de prévoir les effets d’une frappe nucléaire avec certitude, ni les conséquences, externes et internes, est perçue comme des éléments rendant très peu probable le franchissement par la Russie du seuil nucléaireBenjamin Hart, « What if Putin Actually Uses Nukes on Ukraine, Just Asking Questions, with Edward Geist », NY Magazine, 8 octobre 2022.
Répondre à la menace nucléaire
Bulletin n°102, octobre 2022