Richard Lugar et le programme CTR

Dans un contexte où Démocrates et Républicains ont peu de sujets d’accords en matière de sécurité internationale, des éloges bipartisans sont venus saluer la carrière de Richard Lugar, décédé le 28 avril 2019. De même, les médias du monde entier ont rendu hommage au Sénateur, qui a largement contribué à façonner la politique étrangère américaine pendant de nombreuses années.

Né le 4 avril 1932, Richard Green Lugar a servi pendant trois ans la Navy américaine, avant de reprendre la gestion de l’exploitation agricole familiale dans le comté de Marion, Indiana. Il commence sa carrière politique en tant que maire d’Indianapolis en 1968. Mais c’est pour sa carrière sénatoriale qu’il est particulièrement reconnu. Elu une première fois en 1977 dans l’État de l’Indiana, il enchaîne six mandats successifs jusqu’en 2012.Richard G. Lugar, NTI, consulté en mai 2019.

Dans le domaine de la sécurité internationale, Richard Lugar est principalement connu pour être le fondateur, avec le Sénateur démocrate Sam Nunn, de l’initiative Cooperative Threat Reduction (CTR), aussi connue sous le nom de Nunn-Lugar Initiative. Comparé par Michael Krepon à un « plan Marshall » dont la visée principale serait de prévenir la prolifération des ADMs, ou leur acquisition par des organisations terroristesMichael Krepon, « Nunn-Lugar R.I.P », Arms Control Wonk, 27 janvier 2015., le bilan numérique de CTR est monumental : environ 7 600 têtes nucléaires démantelées, 900 missiles balistiques intercontinentaux, 700 missiles mer-sol et 900 missiles air-sol détruits, plusieurs centaines de plates-formes de lancement éliminées, et des tonnes d’uranium hautement enrichi et d’agents biologiques et chimiques détruites entre 1992 et 2014.CTR Program Measures and Counts, Scorecard, Fiscal Year 2013, DTRA, 2014. Dans le cadre de ce programme, les Départements de la Défense et de l’Energie américains ont également coopéré avec la Russie pour sécuriser un certain nombre de sites nucléaires toujours actifs.William Tobey, « Senator Richard G. Lugar: An appreciation », The Bulletin of Atomic Scientists, 30 avril 2019.

Le rôle joué par Richard Lugar dans la négociation de cet accord bilatéral fut essentiel. C’est notamment grâce à sa volonté de surpasser les clivages bipartisans et par leurs talents de négociateurs que Lugar et Nunn ont réussi à atteindre le degré de confiance nécessaire à la mise en place de cet accord de coopération ambitieux. Dès 1986, Richard Lugar, après avoir rencontré Mikhail Gorbatchev à Genève, s’est imposé comme une figure respectée et experte des questions de maîtrise des armements et de sécurité internationale. A partir de 1991, Lugar a été convaincu par son collègue Sam Nunn de la dégradation de la situation en URSS et des risques engendrés pour la sécurité de l’arsenal nucléaire. Ils ont donc réussi à faire adopter le « Soviet Nuclear Threat Reduction Act of 1991 », après un travail de pédagogie important auprès des législateurs, du grand public mais également de la Maison Blanche.Paul I. Bernstein and Jason D. Wood, The Origins of Nunn-Lugar and Cooperative Threat Reduction, WMD Center Case Study 3, Center for the Study of Weapons of Mass Destruction National Defense University, avril 2010. Une fois l’argent débloqué, les deux Sénateurs ont joué un rôle actif pour s’assurer de sa bonne utilisation en menant plusieurs missions sur le terrain et en assurant le suivi de l’initiative grâce à des rapports et des recommandations. Ils sont restés mobilisés pour financer de manière adéquate les initiatives américaines de lutte contre la non-prolifération dans les années suivantes. De la même façon, Richard Lugar et Sam Nunn ont permis d’assurer l’approbation du Sénat lors de la signature d’accords aussi importants que le FNI, la Convention sur l’Interdiction des Armes Chimiques ou encore New START.Carol Giacomo, « Richard Lugar Was Not Afraid to Lead », The New York Times, 29 avril 2019.

Grâce à l’impulsion des deux sénateurs, l’initiative CTR s’est ensuite développée. Elle est passée d’un programme d’urgence à une composante plus structurée de l’action américaine contre la prolifération et le risque de terrorisme NRBC. Le CTR Expansion Act a été voté en 2003 avec le soutien de Lugar et Nunn et a étendu le programme à des États ne faisant pas partie de l’ex-URSS.Kenneth N. Luongo and William E. Hoehn III, « Reform and Expansion of Cooperative Threat Reduction », Arms Control Today, juin 2003. Cette décision a été clairement présentée par l’administration Bush comme une facette de la « guerre contre le terrorisme ». Un effort financier a notamment été porté sur le renforcement des capacités de contrôle douanier, la sécurisation et traçabilité des matériaux radiologiques et le contrôle des technologies immatérielles.Mary Beth Nikitin et Amy Woolf, « The Evolution of Cooperative Threat Reduction: Issues for Congress », Congressional Research Service, R43143, 13 juin 2014. Le programme a donc évolué en perdant son objectif principal de destruction d’armes nucléaires dans les anciens États de l’Union soviétique pour prioriser la non-prolifération. Le travail de démantèlement et de sécurisation des armes et matériaux s’est néanmoins poursuivi en Russie et dans les pays voisins jusqu’à l’extinction du programme initial, en 2013. Sous l’administration Obama, l’initiative a continué à s’étendre avec un effort mené notamment sur les questions de sécurité et de sûreté nucléaire. Le champ d’application du fonds est devenu quasiment planétaire. Richard Lugar a joué un rôle important pour soutenir ces évolutions et les défendre au Congrès. Cette évolution a notamment permis de financer la destruction des ADM en Irak et en Libye et de prévenir tout transfert de matériau ou de connaissance.

Depuis 2013, un certain nombre de programmes ont cessé avec la Russie, certains étant devenus caduques, d’autres n’ayant pas été reconduits lorsque le mémorandum signé en 1992 a pris fin, la Russie ayant fait le choix de ne pas étendre le dispositif. Si certaines coopérations ont pu se poursuivre après cette date, les projets communs impliquant le Ministère de la Défense russe ont systématiquement été écourtés. De fait, en décembre 2014, la Russie a mis fin au protocole permettant de mener un certain nombre de projets bilatéraux, alors que plus tôt dans l’année, l’administration américaine avait suspendu plusieurs programmes de coopération. A la même époque, les élus américains ont commencé à remettre en cause l’utilisation de fonds publics pour aider la Russie, dans un contexte d’invasion de la Crimée et de violation de plusieurs accords de maîtrise des armements. En 2016, les derniers accords de coopération entre le Département de l’Énergie et Rosatom ont été suspendus.« Cooperative Threat Reduction Timeline », Russia Matters, mis à jour en 2017.

Les perspectives de coopération américano-russes sur les sujets de « réduction de la menace » semblent aujourd’hui compromises. Les deux pays manquent en effet largement d’une volonté politique de coopérer sur des questions de maîtrise des armements et de réduction de leurs arsenaux nucléaires, et une part importante du Nunn-Lugar initial a été achevée. Au-delà des réticences américaines à coopérer avec Moscou, l’interprétation révisionniste que Poutine fait de CTR, à savoir une initiative unilatérale américaine très largement destinée à servir les intérêts des États-Unis, laisse planer un doute sur le fait que le gouvernement russe accepte de recevoir une telle assistance.« Ask an Expert: Senator Richard Lugar on Cooperative Threat Reduction », Arms Control Center, 17 août 2016.

Même s’il a vu ses financements fondre entre 2013 et 2014 (voir graphique ci-après), le programme CTR n’a cependant pas perdu toute pertinence. En 2017, James Mattis a qualifié le CTR comme l’outil le plus complet et le plus efficace pour lutter contre la prolifération des ADM. Aujourd’hui, le programme reste important même si son spectre s’est resserré et a largement évolué. Ainsi, pour l’année 2019, le CTR finance principalement des opérations liées à la prévention de la prolifération biologique, avec des coopérations au Moyen-Orient, en Afrique, en Europe de l’Est et en Asie de sécurisation des sites contenant des pathogènes dangereux. Les programmes de prévention de la prolifération au sens large sont ensuite les plus dotés avec des actions de renforcement des contrôles aux frontières, au niveau terrestre et maritime, menés en Arménie, Géorgie, Jordanie, Liban, Tunisie, Cambodge, Philippines et Vietnam. Les actions liées à la sécurité nucléaire sont également une composante importante du fonds, avec des travaux de recherche sur le transport des matières sensibles, un soutien à l’AIEA, et des actions d’assistance à la sécurisation des sites nucléaires et des matières radiologiques notamment en Ukraine, Kazakhstan, Jordanie, Inde et Maroc. La destruction des armes chimiques occupe aujour­d’hui une part très réduite du budget et permet de mener quelques programmes de sensibilisation et de coopération (en particulier avec INTERPOL), sur l’utilisation de produits chimiques à des fins militaires, notamment en Algérie, au Maroc, en Tunisie, au Liban, en Irak, en Jordanie et aux Philippines. Enfin, l’objectif historique du programme, sur l’élimination des armes nucléaires, est désormais réduit à une portion infime, avec l’élimination finale des carburants utilisés par les moteurs de SS‑24 en Ukraine orientale en décembre 2018. Il ne reste donc que quelques activités de recherche et de « préparation », notamment visant la dénucléarisation de la péninsule coréenne.Operation and Maintenance Programs (O-1), Revolving And Management Funds (RF-1), Department of Defense Budget Fiscal Year 2020, Office of the Under Secretary of Defense (Comptroller), Mars 2019.

Allocation du fonds CTR par le Département

de la Défense, 2019-2020

L’héritage de Richard Lugar sur les questions stratégiques perdure donc, au-delà des centres éponymes ouverts en 2011 à Tbilissi pour travailler sur les questions de sécurité biologique et Washington pour favoriser le travail bipartisan sur des sujets d’intérêt public. Sur le plan politique, le sénateur de l’Indiana aura montré le rôle que peuvent jouer les législateurs américains sur les questions stratégiques, et l’intérêt de poursuivre une politique bipartisane dans ce domaine.

 

 

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