Quel intérêt de Moscou pour la poursuite de l’arms control ? Eléments du débat russe

Le 2 février 2019, le Président Poutine a réuni ses ministres des Affaires étrangères et de la Défense pour évoquer les implications de l’annonce de la Maison Blanche, faite la veille, relative au traité FNI. A cette occasion, il s’est déclaré ouvert à des négociations sur l’arms control, mais aurait donné ordre à ses ministres de ne pas initier de telles négociations. Cette posture apparaît assez cohérente avec l’avis majoritaire, dans les milieux d’expertise russes, selon lequel la fin du FNI compromet fortement la reconduction du traité New Start en 2021. Les spécialistes russes s’accordent également à souligner que l’échange d’accusations entre Russes et Américains sur les violations du traité FNI et le non-respect de New StartVoir S. Riabkov (vice-ministre des Affaires étrangères), Briefing pour les médias sur les préparatifs de la Conférence d’examen du TNP 2020, 26 avril 2019. La Russie a adressé au Foreign Relations Committee du Sénat une lettre relative à des problèmes dans la mise en œuvre par les États-Unis du traité New Start, qui suggère apparemment que si ces problèmes n’étaient pas traités, la reconduction du New Start serait compromise (Michael R. Gordon, « Russia Warns U.S. Moves Threaten 2011 Nuclear Pact », Wall Street Journal, 15 janvier 2019). forment un contexte défavorable à la négociation de nouveaux accords. Si la position de l’actuelle administration américaine sur l’architecture traditionnelle de l’arms control est assez claire, et peu volontaire si l’on s’en tient aux positions du conseiller à la sécurité nationale John Bolton, la posture de Moscou, est, elle, ambiguë.

Dans l’après-Guerre froide, la Russie a fréquemment exprimé son attachement à l’arms control, le considérant comme une composante essentielle du maintien de la stabilité stratégique – à entendre, dans son approche, comme la préservation de sa capacité de riposte en cas d’attaque nucléaire –, et comme un instrument politique important, lui permettant de participer à la gouvernance internationale sur un pied d’égalité avec les autres grandes puissances et d’entretenir un dialogue de grand à grand avec les États-Unis. Depuis l’élection de Donald Trump, la Russie a abondamment communiqué sur le fait qu’elle a transmis à la partie américaine différentes propositions sur la stabilité stratégique et la maîtrise des armements, notamment lors du sommet Poutine-Trump de juillet 2018 à HelsinkiInterview de S. Riabkov, « SCha dlia sebia ouje vse rechili » [Les États-Unis ont déjà tout décidé], Kommersant, 19 décembre 2018. – propositions restées sans réponse selon elle. Elle aurait aussi sollicité Washington, en octobre 2018, avec un projet de déclaration conjointe à haut niveau sur la prévention de la guerre nucléaire et la nécessité de renforcer la stabilité stratégique.« Kommersant: US Ignores Russia's Initiative for Joint Statement on Prevention of Nuclear War », TASS, 19 avril 2019.

Cette posture assez active vise certainement à attirer l’attention, par effet de miroir, sur au mieux l’indifférence, au pire l’irresponsabilité de l’administration américaine sur un enjeu auquel restent sensibles de nombreux décideurs et experts aux États-Unis et en Europe.« Russia 'Hopeful' After U.S. Senators Urge Weapons Dialogue — Lawmakers », The Moscow Times, 9 mars 2018. Cependant, différents éléments pourraient pointer un délitement de l’attachement traditionnel de Moscou à la maîtrise des armements, et en tout cas l’existence d’un débat interne russe sur ce sujet plus contradictoire que par le passé. Certes, des experts russes expriment de l’inquiétude quant à l’érosion progressive de la structure héritée de la Guerre froide, avec des pronostics très sombres sur ses conséquences, y compris pour la relation militaire et stratégique entre les États-Unis et la Russie, dont l’arms control demeure la colonne vertébrale. Ils insistent sur le fait que la non-extension du New Start conduirait à la perte d’instruments permettant aux deux États de s’informer sur la structure des forces de l’autre et d’une plate-forme permanente de discussion, ce qui jouerait négativement sur la stabilité de la confrontation russo-américaine et augmenterait, en cas de conflit militaire direct, la probabilité que celui-ci fasse escalade jusqu’au niveau nucléaire.Andreï Baklitskiï, « Kontrol’ nad vooroujeniiami : chto boudet v sloutchae krakha souchtchestvouiouchtcheï sistemy ? » [Maîtrise des armements : quel avenir en cas d’effondrement du système existant ?], Carnegie Russia, 7 mars 2019 ; Alexeï Arbatov, « Dialektika soudnogo dnia : gonka vooroujeniï i ikh ogranitcheniia » [La dialectique de l’apocalypse : la course aux armements et leur limitation], Russian Council, 26 avril 2019. Mais dans quelle mesure cette approche est-elle partagée par tous à Moscou ? L’institution militaire, en particulier, qui a gagné en confiance et en influence dans les processus décisionnels, peut être intéressée par le fait d’avoir les mains plus libres et par l’instauration d’un environnement lui permettant de cultiver plus encore l’ambiguïté sur ses capacités. Plus généralement, ces dernières années, le gouvernement russe a donné le sentiment de vouloir agir sur la scène internationale sans trop de contraintes, et pourrait chercher à instrumentaliser la position américaine peu allante sur le sujet.

En tout état de cause, la Russie a pris acte de l’intérêt faiblissant (par rapport au sien) des États-Unis sur l’arms control depuis la fin de la Guerre froide – un désintérêt à ses yeux symbolisé à l’extrême par leur retrait unilatéral du traité ABM, mais pas uniquement. Vue de Moscou, la désignation de J. Bolton, un des architectes de ce retrait, comme conseiller à la sécurité nationale ne fait qu’enfoncer ce clou. Des experts russes suggèrent en substance que D. Trump ne contrebalancera pas la posture anti-arms control de Bolton – sa décision sur le FNI et son manque d’intérêt apparent pour l’extension du New Start étant interprétés comme un message interne du président américain qui signalerait ainsi sa fermeté à l’égard de la Russie.Andreï Kortounov, « Effekt domino : chto povletchet za soboï vykhod SChA iz DRSMD » [Effet domino : quelles conséquences du retrait américain du FNI ?], Valdai Club, 4 février 2019. Moscou a aussi probablement conclu que ses positions exigeantes sur les conditions de la poursuite du désarmement (elle prône depuis des années une approche intégrée, impliquant, au-delà des armements nucléaires stratégiques offensifs, les défenses antimissiles, les armements conventionnels stratégiques, ainsi que la multilatéralisation des négociations) n’avaient plus guère de chances d’aboutir dans un contexte politico-stratégique bilatéral dont elle juge qu’il est appelé au mieux à persister dans son actuel état de tension, au pire à se dégrader plus avant.

La Russie a ainsi entrepris de répondre aux initiatives américaines lui apparaissant menaçantes du point de vue du maintien de la stabilité stratégique telle qu’elle la conçoit. Tel est le sens du discours de Vladimir Poutine le 1er mars 2018 dans sa partie évoquant les divers moyens conçus par l’industrie nationale pour contourner les défenses antimissiles et le développement de capacités conventionnelles à longue portée.Isabelle Facon, « Le « discours du 1er mars » de Vladimir Poutine : quels messages ? », Note de la FRS n°04/2018, 12 mars 2018. Cela peut signifier que la Russie n’a plus véritablement intérêt à la poursuite de l’arms control. Ou, autre hypothèse, qu’elle tente d’amener l’administration américaine à revenir à la table des négociations – négociations dans lesquelles elle serait dans une posture plus favorable qu’elle l’a été après la fin de la Guerre froide, alors que sa difficile situation interne la plaçait en position de demandeur. Après tout, comme le relève Alexeï Arbatov, qui fut membre de la délégation soviétique aux négociations Start-1, l’arms control traditionnel a été fondé dans le cadre d’un équilibre approximatif des forces, que la Russie, contrainte dans la modernisation de son arsenal stratégique, avait en partie perdu après 1991. Formellement, la Russie retrouve aujourd’hui cet équilibre – en tout cas, elle parvient à en convaincre les responsables de sécurité américains puisque les documents stratégiques adoptés par l’administration Trump mentionnent avec préoccupation les progrès capacitaires enregistrés par l’institution militaire russe ces dernières années.Un politologue russe souligne d’ailleurs que l’apparition de nouveaux systèmes stratégiques non couverts par New Start, dont les moyens hypersoniques Kinjal et Avangard, « exclut en principe la possibilité de prolonger le traité » puisqu’il ne présente pas, de ce point de vue, d’intérêt pour Washington (Dmitriï Souslov, « Rossiia is SCha perekhodiat k neoupravliaemoï konfrontatsii i gonke vooroujeniï » [La Russie et les États-Unis passent à une confrontation incontrôlée et à la course aux armements], Profil’, 28 février 2019).

Dans cette perspective, les propos de Sergeï Riabkov sont à noter : le vice-ministre russe des Affaires étrangères a expliqué que la Russie était favorable à la prolongation du New Start dans la mesure où elle pourrait permettre de gagner du temps pour étudier des approches possibles sur de nouveaux types d’armements – existants ou en développement. A ce sujet, différents thèmes reviennent fréquemment dans le débat d’expertise, allant dans le sens d’une évolution possible des approches russes en matière d’arms control vers plus de réalisme et de pragmatisme (ce qui permet sans doute, aussi, de le « vendre » aux militaires et aux industriels de l’armement). Le besoin de renoncer au format traditionnel d’accords juridiquement contraignants est ainsi évoqué – un avis qui fait référence, parmi les options alternatives, aux Presidential Nuclear Initiatives de 1991-92 ainsi qu’au JCPOA.Andreï Baklitskiï, op. cit. L’idée d’accords de maîtrise des armements entre Russie et pays européens – dont il est précisé qu’ils ne doivent pas être conçus dans l’esprit de miner l’unité transatlantique ou d’approfondir les divisions entre pays européens – est également avancée comme moyen de contribuer à pallier l’effondrement du système de traités russo-américains dans ce domaine (le caractère audacieux de la proposition est cependant reconnu par son auteur…).Dmitriï Stefanovitch, « Razval DRSMD kak stimoul ? » [L’effondrement du FNI comme aiguillon ?], Russian Council, 1er février 2019.

Au-delà du débat des experts russes de l’arms control, que l’on peut prendre en considération puisque la plupart d’entre eux s’expriment selon des axes conçus de telle sorte qu’ils soient acceptables pour les autorités russes, ce qui ressort de la position de Moscou, c’est qu’en 2019, elle estime n’avoir aucune bonne raison de se montrer la seule attachée à des efforts sur le sauvetage de l’arms control au risque d’envoyer le message qu’elle n’est pas capable de relever le défi d’une relance de la course aux armements. Dans le même temps, le Kremlin conserve certainement un intérêt pour l’élaboration de mesures susceptibles de garantir la prévisibilité des programmes et des activités militaires, et pour des cadres lui permettant de ne pas consacrer trop de moyens à la production en grands nombres de nouveaux systèmes d’armes.

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Quel intérêt de Moscou pour la poursuite de l’arms control ? Eléments du débat russe

Isabelle Facon

Bulletin n°65, mai 2019



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