Quel avenir pour les dialogues stratégiques sino-américains ?
Observatoire de la dissuasion n°83
Emmanuelle Maitre,
février 2021
Parmi les nombreux dossiers sur lesquels la nouvelle administration américaine va rapidement se positionner, figure la posture adoptée avec la Chine. L’administration Trump s’est singularisée avec une approche plus antagoniste avec Pékin sur tous les domaines. En matière stratégique, cela a notamment eu pour conséquence un raffermissement de la rhétorique, ainsi qu’une invitation très insistante à ce que la Chine soit partie prenante aux cadres de maîtrise des armements au même titre que les États-Unis et la Russie.
Pour un ensemble de raisons, dont ce refroidissement marqué des relations bilatérales, les quatre dernières années ont également coïncidé avec l’interruption des dialogues nucléaires semi-officiels entre les deux pays. De 2004 à 2019, les États-Unis et la Chine ont co-organisé des dialogues stratégiques dans un format bilatéral Track 1.5, c’est-à-dire incluant des experts et universitaires ainsi que des représentants officiels actifs ou retraités. Alors que l’administration Biden aura l’opportunité de tenter de ressusciter ce dialogue, le Center for Global Security Research de Lawrence Livermore National Laboratory – dirigé par M. Brad Roberts, vétéran de ces dialogues – s’est penché à l’automne sur le bilan de ces quinze ans de discussions et s’est interrogé sur ses perspectivesBrad Roberts, éd, Taking Stock. U.S.-China Track 1.5 Nuclear Dialogue, Center for Global Security Research, Lawrence Livermore National Laboratory, décembre 2020.. Le rapport offre une vision rétrospective en donnant la parole à certains de ses principaux protagonistes, côté américain et chinois. Il est tiré des conclusions d’un atelier de travail virtuel organisé par le laboratoire de la NNSA en septembre dernier.
Ce document permet de mieux comprendre le processus, les progrès réalisés mais également les difficultés rencontrées. De manière générale, le dialogue semble avoir été jugé riche et utile par l’ensemble des participants. Beaucoup ont constaté l’existence de trois phases, avec pendant les premières années une découverte et une explication mutuelle des concepts, une deuxième phase d’approfondissement et de discussions autour des sujets de controverse et de désaccord, et une période plus récente marquée par une perte de dynamisme du processus.
Parmi les éléments les plus positifs, ces dialogues ont d’après les participants permis de balayer un grand nombre de sujets liés au nucléaire de manière large. Ils ont donné l’occasion aux deux États de faire part de leurs incompréhensions et sujets d’inquiétude, et d’y répondre respectivement. Des progrès ont notamment été réalisés dans la capacité à s’approprier des concepts fondamentaux de la pensée stratégique de chaque État. Le rythme régulier des réunions (presque deux fois par an) et la présence régulière de nombreux participants ont à ce titre été appréciés pour bâtir une relation reposant sur une forme de confiance personnelle et pour construire une communauté d’intérêt binationale partageant un lexique commun et des habitudes de travail. De manière générale, ces dialogues ont semblé permettre de mieux informer les politiques nationales concernant les questions stratégiques.
À partir de 2015, un certain déclin a été observé de part et d’autre concernant la capacité à avancer sur les différents sujets. Certains points d’achoppement ont été identifiés et aucune partie n’a semblé ouverte à faire évoluer sa posture nationale (demande d’inflexion vers plus de transparence pour la Chine, acceptation de la vulnérabilité réciproque pour les États-Unis ou restriction sur la politique de défense antimissile). Parmi les principales déceptions américaines, l’incapacité à faire évoluer ce forum en un dialogue officiel, malgré les appels répétés des différents responsables américains, a été utilisée comme argument pour cesser de financer les rencontres en 2019. Les Américains ont également regretté l’absence de progrès sur la réduction des risques stratégiques et sur l’émergence d’une vision partagée sino-américaine sur les relations bilatérales mutuelles. Côté chinois, certaines décisions prises notamment par l’administration Trump, concernant la défense antimissile, les armes nucléaires de faible puissance, le refus d’adopter une doctrine de non-emploi en premier ou encore la dissuasion élargie, restent des sujets de préoccupation et de frustration.
Au vu de ce bilan, les participants de l’atelier de travail de septembre 2020 reconnaissent la grande difficulté de faire renaître un dialogue similaire dès 2021. Pour autant, ils jugent de manière quasi-unanime que ce type de projet serait utile au vu du nombre de sujets restant à aborder et des tensions qui traversent aujourd’hui la relation bilatérale. Les évolutions technologiques et politiques peuvent accroître l’urgence de ce type de communicationDavid Logan, “Are they reading Schelling in Beijing? The dimensions, drivers, and risks of nuclear-conventional entanglement in China”, Journal of Strategic Studies, 2020.. Plusieurs propositions sont avancées pour tenter de recréer une forme de confiance des parties prenantes dans la sincérité du processus. En particulier, la définition des objectifs d’un tel exercice serait nécessaire pour limiter les incompréhensions, ainsi que son insertion au sein d’autres forums de discussion stratégiques. Mais les auteurs pointent particulièrement la nécessité de restaurer un leadership politique fort accompagné d’une vision partagée pour relancer un dialogue constructif, après des années difficiles où les échanges ont davantage tourné à l’invective qu’à la compréhension mutuelleVoir en particulier les échanges entre Chris Ford et Fu Cong, Ninth EU Non-Proliferation and Disarmament Conference, EUNPDC, 12 novembre 2020 ou encore les propos de Marshall Billingslea en 2020, Tim Morrison, Transcript: Presidential Envoy Marshall Billingslea on the Future of Nuclear Arms Control, Hudson Institute, Washington, DC, 22 mai 2020..
Quel avenir pour les dialogues stratégiques sino-américains ?
Bulletin n°83, janvier 2021