« Latence » nucléaire, dissuasion « virtuelle » et notion de seuil : introduction au cas iranien (1/3)
Observatoire de la dissuasion n°83
Benjamin Hautecouverture,
février 2021
L’actualité du dossier nucléaire iranien depuis le retrait des États-Unis en mai 2018 du Plan d’action global conjoint (PAGC – acronyme anglais JCPOA, voir illustration ci-dessous) de juillet 2015 est habituellement examinée au regard du risque proliférant, de la politique extérieure américaine, de la géopolitique iranienne. Au cœur de cette actualité figure la notion de « breakout time » – le temps nécessaire à l'Iran pour accumuler assez de matière fissile pour une charge nucléaire. L’analyse israélienne et une partie de l’analyse américaine indiquent que le « break out time » serait désormais de 2,5 à 5 mois, alors que le PAGC garantissait, répète-t-on, un répit d’une annéeVoir Olli Heinonen, Iran's Nuclear Breakout Time: A Fact Sheet, Belfer Center for Science and International Affairs, 28 mars 2015.. Selon une telle appréciation, le dossier nucléaire iranien prend à nouveau le sens d’une course contre la montre. Comme étalon, le « break out time » iranien est dans le débat pulic la principale mesure du risque nucléaire que pose ce paysÀ l’adoption du PAGC, un « breakout time » de 12 mois avait été accueilli alternativement comme une bonne nouvelle laissant le temps à la communauté internationale de réagir, ou comme un mauvais résultat diplomatique ne laissant pas un temps suffisant de réaction., même si son imprécision a souvent été relevéeVoir par exemple « The Limits of Breakout Estimates in Assessing Iran’s Nuclear Program », Issue Briefs, Arms Control Association, Vol.12, Issue 6, 4 août 2020 : « Bien que les estimations [s’agissant du « breakout time »] puissent sembler être une mesure rapide et facile pour évaluer une menace de prolifération, elles peuvent également être trompeuses et simplifier à l'excès le processus technique complexe d'armement et les facteurs politiques qui influencent la décision de développer des armes nucléaires. Les estimations sont souvent discutées en l'absence d'une compréhension commune de ce qu'elles signifient et des hypothèses qui entrent dans le calcul. ».
À côté des péripéties qui accompagnent l’évolution de ce contentieux nucléaire depuis près de vingt ans, et singulièrement depuis l’annonce des premiers manquements de Téhéran à ses obligations au titre du PAGC en mai 2019, cette temporalité pose une question d’ordre général dont le dossier iranien fournit une illustration : à quelle vitesse un gouvernement, à partir d’un certain niveau d'expertise et de technologie, peut-il développer une arme s’il décide de le faire ? Cette question introduit la notion de latence nucléaire (« nuclear latency »)Voir par exemple Scott D. Sagan, « Nuclear latency and nuclear proliferation », in Forecasting nuclear proliferation in the 21st century, Stanford University Press, juillet 2010, pp. 80-101.. Outre qu’elle est cruciale et la plupart du temps escamotée dans le cas iranien, il n’y en a pas de définition univoque dans la littérature académiqueVoir par exemple « Bien que [la latence nucléaire] est un problème qui se pose depuis près de sept décennies, depuis l'aube de l'ère atomique, il n'existe pas de définition convenue du terme et le concept lui-même est difficile à caractériser et à mesurer. (…) Les articles de ce volume et les ateliers sur la latence nucléaire tenus en 2014 et 2017 [NDLR sur la base desquels a été rédigé ce volume], n'ont pas fait l'objet d'un consensus général sur la latence nucléaire. » Joseph Pilat (ed.), Nuclear latency and Hedging – Concepts, History, and Issues, p. 1, p. 8, 2019..
Définir correctement la latence nucléaire est nécessaire à deux titres au moins : pour évaluer la crédibilité d’une menace ; pour qualifier ce que l’on appelle parfois la capacité de « dissuasion virtuelle » d’un ÉtatLa notion d’État nucléaire virtuel avait été popularisée notamment par le directeur général de l’AIEA Mohamed ElBaradei au début de la décennie 2000 pour justifier l’opportunité de lancer une nouvelle approche multinationale du cycle du combustible.. On a pu le faire s’agissant du Japon par exemple, ou de la Corée du Sud, ou de la Suède en son temps.
Schématiquement, il faut remonter au début des années 1980 pour voir la question de la latence nucléaire abordée en détail par la recherche. En particulier, Stephen Meyer, dans The Dynamics of Nuclear Proliferation, fournissait en 1984 une liste de dix indicateurs technologiques et industriels permettant de définir un État disposant de « capacités latentes » pour produire l’arme nucléaireStephen Meyer, The Dynamics of Nuclear Proliferation, The University of Chicago Press, 1984, 229 p. : une activité minière nationale, des gisements d'uranium indigènes, des métallurgistes et une capacité de production d'acier, une main d’œuvre spécialiste de la construction, des ingénieurs chimistes, une production d'acide nitrique, une capacité de production électrique, des ingénieurs nucléaires, des physiciens et chimistes, et des spécialistes des explosifs et de l'électronique. Une telle liste fut reprise, critiquée, affinée par la suite, sans ne jamais garantir de grille de lecture fiable. En particulier, les cas irakien et nord-coréen du début des années 1990 échappèrent à ces schémas, alors que les corrélations faites entre latence et prolifération générèrent trop souvent des perceptions erronées d’un « monde proliféré » dans le passé (voir schéma ci-dessous).
La latence nucléaire est bien une notion qui nécessite de prendre en compte l’environnement stratégique dans lequel se situe l’État étudié. La latence d’un pays comme l’Italie aujourd’hui ne peut pas être traitée comme le sera demain celle de l’Arabie saoudite, par exemple. Stricto sensu, l’étude de la latence nucléaire ne doit pas convoquer le critère de l’intentionnalité d’un État, d’une personne morale au sein d’une entité étatique, ou d’une ou de plusieurs personnes physiques au sein d’une organisation. En revanche, elle peut, voire doit être complétée par une sociologie politique qui dépasse la stricte question de la « motivation d’un État à proliférer », selon la formule traditionnelle qui donna lieu au cours de la décennie 2000 à une vague d’études non convaincantes. En particulier, les notions d’ambiguïté ou d’ambivalence nucléaire peuvent faire référence à un choix politique délibéré ou, au contraire, à une indécision du pouvoir politique alors même qu’un programme nucléaire est en cours : c’est le cas de la Suède des années 1950 et 1960Dans le cas suédois, « alors que des progrès significatifs étaient réalisés sur les plans de la recherche et de la doctrine, l’écart se creusa avec le parti social-démocrate et, singulièrement, sa branche la plus à gauche. La politique, pour partie officieuse, connue sous le syntagme « décider de ne pas décider », perdura néanmoins au tournant des années 1950 : la recherche continua de progresser mais aucune autorisation politique de production ne fut délivrée. » Benjamin Hautecouverture, « Non-prolifération et désarmement : le désarmement nucléaire et les politiques de sécurité en Suède (1946-1975), » Note historique, CESIM, juin 2007., ou de l’Égypte des années 1960, par exemple.
La plupart des études sérieuses consacrées à la latence nucléaire sont menées outre-Atlantique dans le champ de l’analyse en prolifération, non-prolifération et désarmement nucléaires. L’une des questions principales qui se pose alors est de comprendre pourquoi, alors qu’entre 20 et 30 États dans le monde ont, à un moment donné de leur histoire, considéré sérieusement l’acquisition de l’arme nucléaireVoir par exemple T. V. Paul, Power versus Prudence: Why Nations Forgo Nuclear Weapons, Montreal, McGill-Queen’s University Press, 2000 ; et Philipp C. Bleek, Does Proliferation Beget Proliferation? Why Nuclear Dominoes Rarely Fall, Ph.D. dissertation, Georgetown University, 2010., seulement 10 (si l’on met de côté les États dépositaires de l’arme nucléaire dans l’ex-Union soviétique) ont dépassé le stade de la latence pour effectivement constituer une capacité opérationnelle, même minimale (Afrique du sud, Corée du Nord).
En revanche, l’analyse précise des implications de la latence et du seuil nucléaires en termes dissuasifs est beaucoup plus rare, généralement réservée à quelques cas réputés prototypiques, tels que le Japon, par exemple« In Japan, Provocative Case for Staying Nuclear, » Wall Street Journal, 28 octobre 2011.. Or, une dissuasion nucléaire virtuelle permise par une latence réputée effective est bien une forme de dissuasion en termes réels si elle ne l’est pas en termes doctrinaux. De ce point de vue, la latence nucléaire peut d’abord être comprise comme un moyen de dissuader un conflit militaire : dans le scénario mettant en jeu un État en situation de latence minimale (moins d’un an), le risque « d’arsenalisation » (weaponization) à brève échéance peut jouer comme facteur dissuasif traditionnel ou de manière indirecte : un adversaire sera alors dissuadé d’agression militaire s’il anticipe un risque de prolifération nucléaire à brève échéance. Dans ce cas, agresser un État nucléaire latent peut être perçu par le potentiel agresseur comme un risque de catalyser une décision politique de franchissement du seuil nucléaire. La latence nucléaire peut également permettre d'extraire des concessions d’un adversaire avec plus de facilité. En outre, quand la latence nucléaire est synonyme de dissuasion nucléaire tacite, elle peut être perçue comme un levier politique dans les relations stratégiques bilatérales ou régionales. C’est ainsi que le pouvoir égyptien, par exemple, perçut l’enjeu dans les années 1980Voir par exemple Egypt: Nuclear Program and the Non-Proliferation Treaty, National Foreign Assessment Center, An Intelligence Memorandum, septembre 1981.. Enfin, la latence nucléaire peut permettre de se prémunir des risques induits par un environnement régional structurellement ou historiquement caractérisé par une forte insécurité ou instabilité (le Japon, la République de Corée, ou Taïwan dans l’environnement nord-est asiatique depuis soixante ans, par exemple).
Les raisons pour lesquelles l’on peut s’attendre à davantage de stratégies dites du seuil de la part d’économies émergentes dans le futur sont donc variées. Certaines d’entre elles seront autant d’instruments pour piloter des nouvelles postures de puissance, le cas échéant. Envisagée sous cet angle, la latence nucléaire permet théoriquement à un État de ne pas subir les effets d’une sortie délibérée du régime mondial de non-prolifération nucléaire tout en bénéficiant de certains privilèges associés à la possession de l’arme nucléaire. L’on comprend qu’à cet égard, tous les États ne sont pas et ne seront pas sur un pied d’égalité. À titre prospectif, la latence nucléaire est très liée à la perception de surprises stratégiques comme facteur dimensionnant des postures de sécurité. Du reste, les politiques préventives à l’égard d’un État disposant de capacités nucléaires latentes peuvent relever, selon les cas, de modalités dissuasives dites parfois « inter-domaines » (« cross-domain deterrence »).
L’on constate que la latence nucléaire est polysémique parce que le phénomène décrit des réalités différentes. Il doit être examiné dans chaque cas d’espèce qui se présente : bien qu’au cœur des équilibres stratégiques à venir, il ne saurait donc être modélisé. Au regard de l’analyse stratégique, la question nucléaire iranienne peut donc se poser dans les termes suivants : les capacités nucléaires latentes de l’Iran peuvent-elles acquérir une dimension militaire ? Peut-on les qualifier de précurseurs à une arsenalisation ? Permettent-elles au pays d’être considéré comme puissance nucléaire virtuelle ou tacite au regard de sa maîtrise des éléments qui composeraient une dissuasion rudimentaire ? Un tel statut, aussi opaque, incertain et fragile fut-il, contribuerait-il à fournir au pouvoir politique certaines garanties de l’assurance-vie que confère la dissuasion aux États qui disposent de l’arme nucléaire ? Comment les sérier ?
Cet article introductif sera prolongé le mois prochain par l’analyse détaillée du cas iranien.
« Latence » nucléaire, dissuasion « virtuelle » et notion de seuil : introduction au cas iranien (1/3)
Bulletin n°83, janvier 2021