Histoire du programme nucléaire français : quand des chercheurs du CERI découvrent la Lune
Observatoire de la dissuasion n°83
Bruno Tertrais,
février 2021
Un article publié dans la revue universitaire Cold War History revisite l’histoire du programme nucléaire français entre 1956 et 1974 au prisme de la rationalité et de la crédibilité de l’effort nucléaire du paysBenoît Pelopidas et Sébastien Philippe, « Unfit for purpose: reassessing the development and deployment of French nuclear weapons (1956–1974) », Cold War History, 2020.. Cette publication qui s’inscrit dans le programme Nuclear Knowledges du CERI, financé par l’Agence Nationale de la Recherche, doit être saluée, car elle est notamment basée sur un travail d’examen de sources primaires souvent peu ou mal connues. Certains détails historiques inédits à notre connaissance ont ainsi été exhumés.
La thèse proposée par les deux auteurs laisse d’autant plus perplexe. Elle s’ordonne autour de deux axes : premièrement, la force de dissuasion n’a pas été édifiée sur la base d’une claire rationalité stratégique ; deuxièmement, elle n’eut pas de crédibilité opérationnelle avant 1974.
Ils décrivent les caractéristiques techniques du Mirage-IV et ses limitations, mettant notamment en avant les difficultés de son ravitaillement en vol. Ils avancent par ailleurs que les caractéristiques des missiles du Plateau d’Albion ne les rendaient capables que de tirer vers l’Est, ce qui, selon eux, ne permettait pas de mettre en œuvre une stratégie « tous azimuts ». Les auteurs feignent de découvrir que l’outil de dissuasion avait tout autant une vocation politique que militaire, et redécouvrent la stratégie du « détonateur »Signalons également une erreur : à notre connaissance, le général de Gaulle fut bel et bien informé a posteriori de l’incident de la base d’Orange (1966)..
Leurs deux principales assertions ne constituent nullement des découvertes, et l’on peine à voir en quoi leurs démonstrations iraient véritablement, comme ils le suggèrent, à l’encontre de récits largement admis qui seraient « triomphalistes » et inscrits dans la mythologie politique françaiseL’auteur de ces lignes, plusieurs fois cité dans l’article – et peu connu pour être un critique acerbe de la politique nucléaire française – avait ailleurs largement détaillé ces deux points dans une monographie parue en 2004 (« “Destruction Assurée”: the Origins and Development of French Nuclear Strategy, 1945-1981 », in Henry D. Sokolski (ed.), Getting MAD: Nuclear Mutual Assured Destruction, Its Origins and Practice, Carlisle, PA: Strategic Studies Institute, novembre 2004, pp. 51-122.).. Les auteurs ont en fait construit deux « hommes de paille » (strawmen), technique rhétorique qui consiste à exagérer un argument pour mieux le démonter. Ce qui est d’autant plus regrettable que leur effort de recherche et de documentation est indéniable.
Histoire du programme nucléaire français : quand des chercheurs du CERI découvrent la Lune
Bulletin n°83, janvier 2021