Échanges croisés entre Washington et Moscou

Durant l’édition 2021 de la Carnegie International Nuclear Policy Conference, deux évènements ont été particulièrement suivis : l’intervention de Sergey Ryabkov, vice-ministre des Affaires étrangères russe, et celle de Colin Kahl, sous-secrétaire à la politique de Défense nommé par Joe Biden fin avril 2021La conférence internationale nucléaire de la Carnegie s’est tenue en format virtuelle cette année avec une session à Washington prévue en octobre 2022. Les organisateurs ont fait part de la participation de 1 300 inscrits provenant de 72 pays. Les autres tables-rondes ont porté sur des sujets variés. Ainsi, la question des tissus d’alliance en Asie orientale a été évoquée. Le panel a été l’occasion d’évoquer l’imbrication des capacités conventionnelles et nucléaires dans la région, les problématiques politiques de gestion de l’alliance et les conséquences politiques et stratégiques de la levée des restrictions sur les missiles balistiques produits par la Corée du Sud. Le panel portant sur le rôle des « nouvelles technologies » en matière de stabilité stratégique a avant tout fait part de la diversité des technologies en question et de l’impossibilité de les considérer avec une même approche. En matière de maîtrise des armements, des chercheurs russes et chinois ont décrit les principales préoccupations de leur pays, à savoir respectivement la défense antimissile et la reconnaissance par les États-Unis d’une forme de vulnérabilité mutuelle. Un panel a également été consacré à la réduction des risques stratégiques. Enfin, la question de la diversité et de la lutte contre les discriminations raciales a été évoquée pour la première fois. Les intervenants ont notamment insisté sur la nécessité de faire en sorte que les responsables de la politique nucléaire soient plus représentatifs des populations pour la rendre plus légitime, plus innovante, pour refléter les valeurs d’égalité ou encore pour mieux envisager ses impacts y compris sur les populations les plus défavorisées. . Ces conférences qui se sont déroulées une semaine après le sommet Poutine-Biden à Genève, ont permis de présenter les positions officielles des deux pays sur certains enjeux nucléaires et stratégiques à la veille de la reprise annoncée d’un dialogue stratégique bilatéral.

Rose Gottemoeller, ancienne diplomate américaine spécialiste de la Russie, a animé la discussion avec Sergey Ryabkov, qui a insisté sur quelques points clé :

  • Un soutien politique fort pour le Traité New Start récemment renouvelé, et pour l’ouverture rapide d’un dialogue de stabilité stratégique « approfondi ».
  • Une conception de la stabilité stratégique qui reste relativement large et qui va au-delà des questions nucléaires, avec une prise en compte en particulier de toutes les armes de capacité stratégique, y compris conventionnelles, et toutes les capacités défensives qui peuvent mettre en péril la dissuasion adverse. Ryabkov a appelé à une négociation d’un ensemble de mesures avec les États-Unis concernant la défense antimissile (qu’il juge une menace pour la dissuasion russe), les armes offensives stratégiques ou encore l’espace. Ces accords pourraient prendre la forme de traités juridiquement contraignants ou de mesures de confiance et de transparence, chaque segment pouvant faire l’objet de mesures séparées dans un périmètre adéquat (bilatéral, multilatéral…).
  • Une priorité portée sur des restrictions concernant le déploiement de missiles de portée intermédiaires, à capacité nucléaire ou conventionnelle. Sergey Ryabkov a réitéré la position russe sur le missile de croisière 9M729 (code OTAN SSC-8) selon laquelle ce dernier n’a pas violé le traité FNI. Il a ensuite répété l’invitation à un moratorium en trois étapes sur le déploiement de forces de portées intermédiaires : une première étape concentrée autour de Kaliningrad d’un côté, et la Pologne et la Roumanie de l’autre (sites de défense antimissile de l’OTAN), une deuxième étape concernant l’ensemble de l’Europe et une troisième en Asie, plus floue et lointaine à ce stade. Ce moratorium ne pourrait fonctionner selon lui qu’avec des mesures de vérification robustes, et il a rappelé que la Russie est prête à faire preuve de transparence concernant le 9M729 en geste de bonne volonté.
  • Concernant la Chine, Ryabkov considère que les États-Unis et la Russie ne devraient pas manquer l’occasion de négocier de manière bilatérale et que l'insistance de l’administration Trump à inclure la Chine dans les négociations a été contre-productive. Sergey Ryabkov a jugé non prioritaire la mise en œuvre d’un processus trilatéral États-Unis – Chine – Russie dans le domaine stratégique à ce stade.

Modérée par Amy Woolf du Congressional Research Service, la conversation avec Colin Kahl était moins tournée sur la relation États-Unis – Russie et s’est focalisée plus largement sur l'environnement stratégique actuel, avec un regard largement tourné vers la Chine et l’évolution de son arsenal nucléaire.

  • Pour Kahl, le monde est dans une période d'accélération de la concurrence entre grandes puissances avec un niveau d’anxiété toujours élevé parmi les partenaires et alliés américains.
  • Au sujet de la relation États-Unis – Russie, le sous-secrétaire à la politique de Défense a également soutenu le lancement du dialogue stratégique entre les deux États, mais a insisté sur son caractère nucléaire à ce stade.
  • Pour autant, la politique américaine cherche à décloisonner les domaines avec le concept mis en avant par le Secrétaire à la Défense Lloyd Austin de « integrated deterrence », qui, selon Colin Kahl, se reflète dans tous les domaines (cyber, espace, nucléaire, conventionnel, informationnel), à tous les niveaux du conflit (guerre hybride, guerre de haute intensité), sur l’ensemble des instruments de puissance (économique, diplomatique, militaire, renseignement) et en coopération avec alliés et partenaires.
  • Concernant la modernisation de la triade nucléaire américaine, celle-ci reste aujourd’hui centrale, étant une couverture contre un avenir technologique et stratégique incertain. Si la National Defense Strategy est en cours d’élaboration, sa publication est attendue pour fin 2021 ou début 2022. Lui fera suite la Nuclear Posture Review, qui sera largement inspirée de la NDS. Néanmoins, des choix capacitaires seront déjà effectués à la fin de l’année 2021 afin d’éclairer les propositions budgétaires faites par l’administration pour l’année prochaine. En matière doctrinale, Colin Kahl a rappelé que le choix d’adopter ou non une politique de non-recours en premier aux armes nucléaires (no first use) ou de sole purpose relève bien sûr du Président. Il sera fait en prenant en compte le réalisme des scénarios considérés, l’objectif de réduire le rôle des armes nucléaires et de le circonscrire aux menaces les plus adéquates, tout en restant crédible, la perception des adversaires et des alliés, et les obligations américaines en matière de non-prolifération et de désarmement.

 

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