Introduction
Le 9 mars 2024, une délégation polynésienne est invitée par le Haut-Commissariat de la République en Polynésie française pour visiter l’un des deux anciens sites d’essais nucléaires : l’atoll de Moruroa. Cette délégation est composée de députés, d’élus de l’Assemblée de la Polynésie française, de membres du gouvernement de la Polynésie française, dont le président Moetai Brotherson, de représentants d’associations d’anciens travailleurs et de journalistes.
Cette première invitation par les autorités de l’État d’élus indépendantistes est révélatrice de l’évolution du traitement politique du fait nucléaire en Polynésie française. Les stigmates des expérimentations nucléaires et les enjeux politiques et mémorielsCf. Bruno Saura, Histoire et mémoire des temps coloniaux en Polynésie française, Au vent des îles, Papeete, 2015, pp. 297-330. sont majeurs dans ce territoire d’outre-mer, où 193 essais nucléaires atmosphériques et souterrains ont eu lieu entre 1966 et 1996 dans les atolls de Moruroa et Fangataufa. Près d’un an après l’élection, en mai 2023, d’un gouvernement indépendantiste polynésien, l’État français joue la carte de la transparence et de l’apaisement des relations avec Papeete. Cette initiative avait déjà été entamée par l’État avec le gouvernement autonomiste précédent. À l’heure où le Tavini Huiraatira (Servir le peuple), parti ayant historiquement fait de la contestation antinucléaire l’un de ses chevaux de bataille pour revendiquer l’indépendance de la Polynésie françaiseSarah Mohamed-Gaillard, Alexis Vrignon, « Colères, surprise et incompréhensions », in Renaud Meltz, Alexis Vrignon (dir.), Des bombes en Polynésie. Les essais nucléaires français dans le Pacifique, Vendémiaire, coll. « Chroniques », Paris, 2022, pp. 480-481., gouverne le territoire, Paris ne peut ignorer les demandes de réparations et la quête de vérité et de justice sur la question du fait nucléaire.
Ayant participé à ce déplacement sur invitation du Haut-Commissariat en tant que doctorant allocataire du ministère des Armées travaillant sur l’histoire du Centre d’expérimentation du Pacifique (CEP) et des essais nucléaires, j’examine dans cette note les objectifs, enjeux et limites de cette visite. Celle-ci incarne-t-elle réellement l’apaisement des relations Paris-Papeete sur la question du nucléaire ?
La transparence affichée des autorités françaises
Moruroa et Fangataufa, atolls cédés à l’État par l’Assemblée territoriale de la Polynésie française en février 1964 lors de l’installation du CEP, sont encore, malgré le démantèlement des sites d’essais et les demandes de rétrocession par le territoire, sous le contrôle de l’armée française. Les atolls sont des zones interdites et dangereuses à la navigation aérienne et maritime. Moruroa est donc inaccessible aux civils et seuls des vols par le biais d’un CASA (Airbus C295) de l’armée sont effectués, amplifiant le caractère exceptionnel de la visite de mars 2024. Vingt-huit militaires se relaient en permanence sur place pour sécuriser le site. Les trois objectifs de la visite étaient de présenter les installations majeures de l’atoll, la mission annuelle Turbo de surveillance radiologique et le système Telsite permettant de surveiller la stabilité de la couronne récifale de l’îleHaut-Commissariat de la République en Polynésie française, « Dossier de presse. Déplacement conjoint État-Pays sur l’île de Moruroa. 9 mars 2024 », 2024, p. 2..
La visite débute par une présentation de la mission Turbo par le personnel du Commissariat à l’énergie atomique (CEA) et du Département de suivi des centres d’expérimentations nucléaires (DSCEN)Service de la Direction générale de l’armement (DGA) créé en 1998 et chargé du suivi de la surveillance radiologique, géologique et géomécanique de Moruroa et Fangataufa. Il est l’héritier du Service mixte de sécurité radiologique (SMSR) et du Service mixte de contrôle biologique (SMBC), créés en 1964, puis du Service mixte de sécurité radiologique et biologique de l’homme et de l’environnement (SMSRB), issu de la fusion des deux premiers services en 1995. à bord du Bougainville, navire de prélèvement de la Marine nationale. Des échantillons sont présentés à la délégation par les experts du CEA : plancton, sable, coquillages, eau, chair de coco, sédiments et poissons du lagon. Ces échantillons permettent de contrôler le taux de radioactivité, revenu à la normale selon les experts du CEA. Le rapport de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) de 2023 confirme que la radioactivité demeure très faible dans les îles de Polynésie française, mais n’offre aucune visibilité sur celle des deux atollsInstitut de radioprotection et de sûreté nucléaire, Bilan de la surveillance de la radioactivité en Polynésie française en 2021-2022, 2023, p. 40.. Le CEA et le DSCEN sont donc les seuls producteurs de données, et les conclusions de leur rapport de surveillance radiologique se veulent rassurantesDépartement de suivi des centres d’expérimentations nucléaires, Surveillance des atolls de Moruroa et Fangataufa. Tome I. Bilan radiologique. Année 2021, 2023, p. 123.. Les échantillons présentés rappellent les prélèvements effectués par le Service mixte de sécurité radiologique (SMSR) et le Service mixte de contrôle biologique (SMCB) avec la Coquille et le Marara, les deux navires de prélèvements du CEP à l’époque des tirsMinistère de la Défense, La dimension radiologique des essais nucléaires français en Polynésie. À l’épreuve des faits, 2006, p. 456.. Mais la transparence affichée à Moruroa est à nuancer au niveau archivistique : l’accès aux rapports de surveillance de ces deux navires est systématiquement refusé aux chercheurs par le DSCEN, prétextant que les dossiers sont proliférants malgré la décision présidentielle de déclassification des archives en 2021.
La délégation se rend ensuite au puits de déchet PS1 (puits de stockage 1), au nord de l’atoll, pour écouter une présentation de la cheffe du DSCEN sur le traitement des déchets radioactifs. Un puits est creusé jusqu’à environ 1 200 mètres de profondeur pour enfouir, entre 1979 et 1996, les fûts bétonnés contenant les objets et matériels contaminés par des radionucléidesIbid., pp. 315-316.. Le puits est désormais obturé par du ciment. Plusieurs zones d’ombre demeurent concernant le risque de fuite radioactive et de pollution : la problématique de la montée des eaux et du phénomène cyclonique ainsi que les conditions d’enfouissement et d’océanisation des fûts dans les zones d’immersion Oscar et Novembre ne sont que très partiellement évoquées par les experts. Lorsque le niveau de complexité des questions de la délégation augmente, cette dernière est régulièrement invitée à consulter le rapport du ministère de la Défense de 2006.
Le PEA (poste d’enregistrement avancé) Denise, symbole de la période des tirs atmosphériques, est ensuite visité par la délégation, sans réelle présentation de sa fonction (Illustration 1). Il est impossible de démanteler ce vestige de 30 000 tonnes qui, profondément ancré dans la dalle coralienne, a servi à enregistrer les données des explosions (Illustration 2)Gérard Martin (dir.), Les atolls de Mururoa et de Fangataufa (Polynésie française). Les expérimentations nucléaires. Aspects radiologiques, Commissariat à l’énergie atomique, 2007, p. 138.. Par ailleurs, une cérémonie militaire est organisée devant le PEA en hommage à trois travailleurs polynésiens, Albert Pedebernarde, Rataro Toae et Petero Teputahi, morts en septembre 1965 dans un accident lors de la construction du blockhaus. La stèle rappelle l’engagement et la contribution des milliers de travailleurs polynésiens, de 10 000 à 15 000 entre 1963 et 1996, dans la construction du CEP et la réalisation des tirsPieter de Vries, Hans Seur, Moruroa et nous. Expériences des Polynésiens au cours des 30 années d’essais nucléaires dans le Pacifique Sud, Centre de documentation et de recherche sur la paix et les conflits, Lyon, 1997, p. 25 ; Alexis Vrignon, « La fin du silence. Une histoire des mémoires », in Renaud Meltz, Alexis Vrignon (dir.), op. cit., p. 569..
Illustration 1 : le PEA Denise. L’entrée est désormais bétonnée par mesure de sécurité. (Crédit : Manatea Taiarui)
Illustration 2 : vue du lagon depuis le PEA Denise. L’explosion nucléaire en atmosphère, sur barge ou sur ballon, avait lieu entre 500 et 1 000 mètres en face du blockhaus. (Crédit : Manatea Taiarui)
Pour mettre en valeur l’implication de l’État et les missions de l’armée à Moruroa, un film expliquant la surveillance géomécanique de l’atoll est projeté au sein de l’abri « sismographe ». Les FIL (forages inclinés latéraux) et les sismomètres du système automatisé Telsite, qui a remplacé en 1997 le système Survat mis en place en 1984 à MoruroaCommissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives, Les essais nucléaires en Polynésie française. Pourquoi, comment, et avec quelles conséquences ?, Direction des applications militaires, 2022, pp. 96-97., sont également présentés à la délégation. Des capteurs sismiques sont implantés en profondeur de la couronne récifale pour détecter des mouvements des couches géologiques. En cas de glissement d’une loupe sédimentaire, les prévisions maximalistes tablent sur la formation d’une vague de trois mètres pouvant toucher le sud de Tureia, un atoll habité situé à 100 kilomètres au nord de MoruroaHaut-Commissariat de la République en Polynésie française, doc. cit., p. 4.. Après avoir présenté les relevés sismiques, qui se veulent rassurants, les autorités affirment que le risque de tsunami est proche de zéro.
La dernière étape de la visite est la présentation du système de désalinisation de l’eau de mer et de l’un des dosimètres installés en zone vie Martine permettant une surveillance continue de la radioactivité ambiante et des aérosolsDépartement de suivi des centres d’expérimentations nucléaires, op. cit., 2023, p. 14.. Les experts affirment que le taux d’irradiation est très bas.
Les limites de la visite
Que retenir de ce déplacement ? Celle-ci est pleine de sens dans la mesure où son caractère exceptionnel ne peut être ignoré : il s’agit d’une preuve de la volonté des autorités françaises d’apaiser les relations avec le territoire. L’État ne ferme pas la porte à la discussion et fait œuvre de transparence depuis quelques années. Les rapports de surveillance radiologique et géomécanique des atolls produits par le DSCEN depuis 1998, et ceux d’autres organismes, internationaux comme nationaux, tels que l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM), l’IRSN et le CEA, sont disponibles en ligne. Il reste aux autorités compétentes à opérer un effort de simplification et de vulgarisation de ces documents scientifiques peu accessibles pour un public non expert.
Néanmoins, en tant qu’habitant de Polynésie française et chercheur, je suis dubitatif sur plusieurs points. Tout d’abord sur le plan informationnel, les réponses apportées aux questions de la délégation sont parcellaires et imprécises, notamment lorsqu’il s’agit de détailler des aspects techniques ou scientifiques. La dimension environnementale est également totalement invisibilisée. Les vestiges matériels sont très nombreux et leur traitement n’est guère évoquéCf. Teva Meyer, « Vestiges et déchets. Les héritages matériels », in Renaud Meltz, Alexis Vrignon (dir.), op. cit., pp. 519-547.. Les autorités omettent de préciser que du plutonium et du tritium sont présents dans le lagonAgence internationale de l’énergie atomique, Situation radiologique sur les atolls de Mururoa et de Fangataufa, Rapport du comité consultatif international, 1998, pp. 247-249.. En zone Colette, du plutonium résultant des expériences de sécurité est fixé sur la dalle corallienne par une émulsion de goudron. Aussi, le problème de la prolifération du filao (Casuarina equisetifolia), appelé localement aito, un pin extrêmement envahissant planté par les militaires pour reboiser l’atoll à l’époque du CEP et modifiant considérablement la faune originelle de l’île, n’est pas résoluDaniel Pardon, Fangataufa Mururoa. État des lieux des sites d’expérimentations nucléaires français, Glénat, Grenoble, 1995, p. 74..
Ensuite, l’itinéraire de la visite présente des limites. D’autres sites pouvant susciter l’intérêt de la délégation n’ont pas été visités : les autres puits de déchets, le PEA Dindon et la zone Colette, entre autres. Une question qui n’est par ailleurs jamais posée demeure : qu’en est-il de Fangataufa ? Il est impossible de se rendre dans cet atoll et aucune communication de la part des autorités n’est effectuée sur l’état du site.
Enfin, d’autres acteurs majeurs de la société civile polynésiennes engagés dans le dossier nucléaire n’étaient pas présents : il s’agit notamment des associations 193 et Moruroa e Tatou (Moruroa et nous), qui militent pour la défense des victimes des essais nucléaires.
Pour finir, les enjeux politiques de cette visite sont visibles. Le discours du contre-amiral Geoffroy d’Andigné, commandant la zone Asie-Pacifique et les forces armées en Polynésie française, prononcé lors de la cérémonie en hommage aux travailleurs polynésiens, est particulièrement intéressant. Pour lui, les nouvelles conflictualités en Europe de l’Est et en Asie orientale sont la preuve de la nécessité des essais nucléaires du siècle dernier. Le contre-amiral ne manque pas de reconnaître la contribution de la Polynésie française dans la constitution de la force de frappe française. La dissuasion nucléaire permet selon lui de protéger à la fois les Français et les Polynésiens. Le président Emmanuel Macron l’a présentée en 2020 comme étant destinée à protéger le territoire, la population et les intérêts vitaux de la nation « quels qu’ils soient »Benjamin Hautecouverture, Emmanuelle Maitre, « La France et la dissuasion nucléaire : le discours de l’École de Guerre du président Macron », Notes de la FRS, n° 03/2020, Fondation pour la recherche stratégique, Paris, 11 février 2020, p. 2.. Mais la France est-elle prête à détruire un centre de pouvoir d’une puissance étrangère pour protéger la Polynésie française menacée ? Ce territoire est-il également un intérêt vital pour Paris ? La doctrine nucléaire française demeure imprécise sur ces points.
Conclusion : apaisement ne signifie pas abandon des revendications
La visite du mois de mars 2024 incarne-t-elle réellement la détente dans les relations Paris-Papeete sur la question du nucléaire ? Si l’invitation est le signe d’une volonté d’apaisement, mais également la preuve que le fait nucléaire reste d’actualité, l’objectif de la transparence n’est pas totalement rempli. Le président de la Polynésie française déclare aux journalistes présents qu’il comprend la démarche de communication des autorités françaises mais qu’il reste sur ses gardes quant aux informations officielles délivrées. Il doute de la capacité des autorités à contrôler les risques liés au glissement de la couronne récifale de l’atollTom Larcher, « Nucléaire – L’État joue la carte de la transparence sur l’atoll du ‘grand secret’ », Tahiti Infos, 10 mars 2024..
Une évolution de la posture d’une partie des responsables du Tavini Huiraatira, plus enclins à discuter avec Paris sur le fait nucléaire, est néanmoins à constater. Hinamoeura Morgant-Cross, militante antinucléaire et élue de l’Assemblée de la Polynésie française, a ainsi déclaré à la presse : « Aujourd’hui je pense que ça ne sert à rien de continuer à être dans la colère. Il faut qu’on avance. L’essentiel c’est qu’on nous donne de l’argent pour la santé. On a 30 ans de retard en termes de médecine et on va dans les 40. Aujourd’hui beaucoup de Polynésiens atteints de maladies radio-induites sont en train de mourir car on est à la préhistoire de la médecine en Polynésie »Idem..
Mais l’apaisement ne signifie pas l’abandon des revendications polynésiennes. Les demandes de réparation, la quête de vérité et de justice et l’opposition aux armes nucléaires font désormais consensus au sein des partis politiques polynésiens, autonomistes comme indépendantistes : le 28 septembre 2023, l’Assemblée de la Polynésie française a voté à l’unanimité une résolution visant à demander à la France de ratifier le Traité d’interdiction des armes nucléaires (TIAN), signe du retour d’une voix polynésienne au sein de la République sur le dossier nucléaireStéphanie Delorme, « Une résolution pour soutenir le Traité sur l’interdiction des armes nucléaires », La Dépêche de Tahiti, 29 septembre 2023..
Crédit image : Manatea Taiarui