La question de la souveraineté technologique européenne a fait irruption dans le débat politique à la suite de la crise de la Covid-19On verra par exemple André Loesekrug-Pietri, «Contact tracing : une opportunité unique pour l’Europe de faire preuve d’ambition et d’innovation », L’Opinion, 26 avril 2020 (« Les capitales ne doivent pas seulement parler d’Europe mais la mettre en œuvre, sauf à risquer encore plus la fragmentation digitale, réelle cause de notre déclassement technologique »).. Face aux difficultés d’approvisionnement et aux menaces sur la technologie soulignées par la crise, elle obéit à un réflexe instinctif de volonté de reprise de contrôle et de possibilité de choix. Cette énonciation politique, reprise par la présidence croate de l’Union européenne (UE)« NUMÉRIQUE. La Présidence croate du Conseil de l'UE propose de réorienter l'action en fonction de la pandémie de Covid-19 », Bulletin quotidien Europe, 7 avril 2020., ouvre des perspectives nouvelles mais pose également une série de questions problématiques.
Ce concept a été récemment mobilisé par de nombreux acteurs, et on doit rappeler l’intervention du président français Emmanuel Macron, le 7 février 2020, à l’Ecole de Guerre, lorsqu’il souligne la nécessité de retrouver à l’échelon européen une politique de souveraineté pour les infrastructures critiques et réclame une politique de souveraineté économique et numérique commune« Discours du président Emmanuel Macron sur la stratégie de défense et de dissuasion devant les stagiaires de la 27ème promotion de l’Ecole de Guerre », 7 février 2020.. Dans ce discours émerge une revendication parallèle d’affirmation de la souveraineté nationale et de réaffirmation de formes de souveraineté européennes, une association qui illustre par ailleurs le caractère fluide des contours de ces conceptsLe discours du président Emmanuel Macron à l’Ecole de Guerre est également révélateur des variations des définitions que l’on observe dans les différents appels visant à une souveraineté technologique européenne. Ce discours évoque les réseaux et le numérique, se réfère à la régulation européenne mais aussi à la politique de concurrence et à la politique industrielle. Il offre un spectre large mais il faut cependant constater que la question de l’étendue d’une « souveraineté technologique européenne » est loin d’être tranchée, car nous observons des définitions variables suivant les différents documents. Par exemple nous pouvons citer une intervention du ministre italien aux Affaires européennes, Vincenzo Amendola, qui appelle à une souveraineté technologique européenne en se référant au numérique (« Amendola, rivedere regole mercato interno alla UE », ANSA, 6 décembre 2019).. Cette expression peut apparaître, par certains côtés, comme une philosophie d’ensemble mais le caractère performatif des différentes annonces semble poser les jalons de mécanismes politiques ultérieurs, en particulier dans le cadre de la Commission européenne.
Il convient de revenir rapidement sur l’origine de ce débat pour mieux en cerner les enjeux actuels.
La souveraineté technologique européenne, une invention française ?
La souveraineté technologique européenne apparaît dans le débat français et européen au début des années 2000. En 2000, le président du Sénat belge, Armand De Decker, propose une stratégie européenne commune en matière de défense avec un commissariat qui pourrait être le moteur des politiques technologiques et industrielles« De Decker lance l’idée d’un commissariat UE de défense », Belga, 6 avril 2000.. Mais ces visions ne développent pas un concept de souveraineté qui reste cantonné au niveau national.
Dès 2001, cependant, on observe des réflexions autour du système de positionnement satellitaire Galileo qui expriment une vision de souveraineté européenne associée à la technologieAlain Perez, « L’avenir du réseau de positionnement par satellite Galileo reste en pointillé », Les Echos, 11 mai 2001., ce alors que certains intellectuels réclament une forme souveraineté européenne même si la question du rapport entre souveraineté nationale et souveraineté européenne est loin d’être tranchéeNicolas Baverez, « Refaire l’Europe », Les Echos, 5 juin 2001.. En 2002, la Commissaire européenne Loyola de Palacio commente le lancement du programme Galileo en insistant sur le fait que ce système permettra à l'Europe de « garder son autonomie, sa souveraineté, sa capacité technologique et la maîtrise de sa connaissance »« Galileo, trente satellites pour concurrencer l’Amérique », Le Figaro, 27 mars 2002.. Cet élément confirme combien Galileo représente un moment-clef pour l’expression de politiques européennes associant souveraineté et technologie, un aspect qui sera confirmé plus tard par la croissance de l’importance politique du système au fur et à mesure de sa mise en placeGuillaume Grallet, « Galileo, arme de souveraineté massive », Le Point, 14 janvier 2017..
Le thème de la « souveraineté technologique européenne » apparaît avec force lors de la conférence organisée à Paris en avril 2004 sur ce thème par l’Union Paneuropéenne de France, en présence du Premier ministre et de plusieurs membres de gouvernementAlain Terrenoire, Jean-Claude Empereur, « Pour une politique européenne de souveraineté technologique », Les Echos, 23 avril 2004.« Colloque « Paneurope » pour promouvoir la « souveraineté technologique » européenne, AFP, 26 avril 2004. Cette même organisation organisera à Toulouse, le 17 novembre 2006, un colloque sur le thème de la politique spatiale et de la souveraineté européenneChristian Lardier, « Quelle politique spatiale pour l’Europe ? », Air & Cosmos, 24 novembre 2006..
Cette vision reprend une autre thématique promue par des responsables français de l’époque, au premier rang desquels le président Jacques Chirac, celle de l’Europe-puissance, pour y associer une demande de souveraineté technologique dans le cadre de la compétition avec d’autres grands ensembles, l’Asie et les Etats-Unis. La France a une perception aiguë de l’attention nécessaire vis-à-vis de la continuité et du contrôle des technologies, une vision qui dérive de la priorité accordée par Paris à l’autonomie stratégique. Une fois posé ce constat, elle va chercher à européaniser ce projet en se tournant tout d’abord vers le partenaire allemand.
Mais il faut constater que les autres Etats membres de l’Union européenne vont rester longtemps assez circonspects face à cette vision française. Il faut dire que la vision d’Europe-puissance qui justifie un tel concept ne suscite pas l’adhésion, les Européens n’exprimant pas ou peu de velléités de puissance. De plus, ce type de politique peut être assez facilement perçu comme une simple extension à l’Europe d’un concept français, ce qui représente également une difficulté étant donné la perception parfois difficile de la France au sein de l’Europe. Nous assistons donc à une série de proposition dérivées qui participent aux thèmes de la souveraineté technologique européenne sans en reprendre l’énoncé global.
Par exemple des responsables français associent leurs homologues européens pour réclamer une souveraineté à l’échelon européen, en particulier dans le secteur des industries aérospatiales et de défenseVoir Paul Quilès, Rafael Estrella, Valdo Spini, Rainer Arnold, « L’Europe a besoin d’une industrie de défense forte », Les Echos, 23 juillet 2004..
Au même moment Paris prend en compte la nécessité de renforcer les instruments de protection des industries dites « sensibles », avec une attention vers le spectre technologique au sens large. C’est ainsi qu’en 2004 le dispositif français de contrôle des investissements étrangers dans les secteurs stratégiques est revu et amplifié« La France va mieux protéger ses industries sensibles », La Tribune, 23 novembre 2004.. Ici encore, on constate que la France apparaît comme pionnière, aux côtés du Royaume-Uni, alors que la sensibilité d’autres pays va peu à peu progresserGiovanni Gasparini, Michele Nones (eds.) « Il controllo degli investimenti stranieri nel nascente mercato europeo della difesa e sicurezza », Documenti IAI, IAI 0907, novembre 2008.. Les pays technologiques et industriels européens, l’Allemagne mais aussi l’Italie et l’Espagne, vont peu à peu intégrer ces visions et mettre en place des dispositifs de protection.
Côté européen, la thématique de la consolidation de la base industrielle et technologique de défense (BITD) va également s’affirmer, sous-tendant les différentes tentatives d’inscription de cette priorité à l’agenda européen.
Pendant longtemps, cette montée en puissance n’a pas véritablement lieu. Le début de la décennie 2010 marque un rapprochement avec le Royaume-Uni dans le sillage de l’intervention commune en Libye. La coopération stratégique entre Paris et Londres se renforce mais elle reste cantonnée au bilatéral et n’a pas d’effet d’entraînement sur le reste de l’UnionAlain Ruello, « L’Europe de la défense : le Sénat appelle à un sursaut », Les Echos, 3 juillet 2013.. Ici encore, on perçoit les limites d’une approche qui s’appuie sur les industries de défense, ce qui présente le double défaut de susciter les réticences des fauteurs de la souveraineté stratégique nationale et celles des pays plus pacifistes, réservés à l’égard de la défense commune.
Le tournant numérique et l’élargissement du concept
Les enjeux numériques vont entraîner un progrès remarquable de l’intérêt pour la question. On assiste depuis quelques années à une croissance de la sensibilité à cette thématique dans le contexte européen, avec un élargissement du concept d’industrie stratégique aux réseaux et au numérique. C’est bien sûr le cas en France, ce qui « civilise » l’approche de Paris, mais c’est également vrai des principaux partenaires, qui évoluent vers l’idée de la nécessité d’un contrôle accru des instruments numériques. L’affaire Snowden en 2013 va contribuer à faire évoluer la position allemande : la révélation d’activités américaines systématiques d’espionnage électronique de membres du gouvernement allemand suscite une prise de conscience de l’ensemble de la classe politiqueCéline Le Prioux, « Grand débat au Bundestag sur l’espionnage américain en Allemagne », AFP, 18 novembre 2013.. Ces révélations touchent une corde sensible, celle de la liberté d’expression et du contrôle par le pouvoir politique, un sujet qui ravive les craintes historiques allemandes. Aussi c’est à partir de ce moment-là que nous assistons en Allemagne à une montée en puissance du thème de la « souveraineté digitale », tendance qui permet une convergence avec la position française traditionnelle. Le projet récent de cloud européen GAIA XSamuel Stolton, « Altmaiers Cloud-Initiative und das Streben nach einer europäischen digitalen Souveränität », Euractiv.de, 13 septembre 2019. porté par l’Allemagne illustre cette évolution d’un Etat Membre vers une plus grande sensibilité aux questions de souveraineté des données.
La présidence d’Emmanuel Macron va provoquer un pas supplémentaire dans cette prise en compte de la question de la souveraineté technologique élargie et marquer le retour sur le devant de la scène de l’enjeu de la souveraineté technologique européenne.
La souveraineté européenne mais aussi la technologie et le numérique constituent des points importants dans la campagne d’Emmanuel Macron pour la présidentielle de 2017. Nous assistons à une progression ultérieure de cet agenda à l’échelle française en 2018, avec la remise du Rapport Villani sur l’intelligence artificielleOn notera que Cédric Villani s’est fait le porteur d’une défense de la souveraineté européenne dans le cadre de la compétition technologique internationale (Cédric Villani, « Rebâtir l’Europe sur le projet scientifique », Le Figaro, 14 avril 2017)., une série d’initiatives du gouvernement visant à une accélération des politiques en la matièreOn verra par exemple le ministre de l’Economie Bruno Le Maire invoquer la « souveraineté technologique européenne » dans une vision de défense des capacités européennes technologiques et industrielles face aux compétiteurs internationaux, depuis le digital jusqu’au spatial (Sylvain Rolland, « Bruno Le Maire : ‘Les politiciens qui ont peur des Gafa et des Batx doivent changer de métier’ », La Tribune, 25 septembre 2018). mais également à la mise en place de l’initiative franco-allemande et européenne J.E.D.I.Eric Cohen, « Intelligence artificielle, une année décisive pour la France », Les Echos, 23 mars 2018., destinée à créer une DARPA à l’européenne. Ces différentes initiatives, qui mêlent les aspects déclaratoires aux initiatives concrètes, illustrent cependant la fusion qui s’opère en France entre l’approche historique d’une souveraineté technologique synonyme d’autonomie stratégique et de tutelle des industries de défense et une approche moderne de positionnement dans le contexte des industries numériques et des données. Cette synthèse entre les exigences d’une tech moderne, désireuse de lutter dans un contexte de forte concurrence internationale avec les Etats-Unis ou la Chine, et celle des poids lourds de l’aérospatial, de la sécurité et de la défense, groupes souvent contrôlés par l’Etat, représente non seulement un compromis transversal à l’échelon national français mais aussi la possibilité d’une convergence européenne, du fait de l’importance grandissante de la thématique de la souveraineté numérique dans les Etats membres.
Le débat sur le déploiement de la technologie 5G en Europe et les prises de positions de la part de l’administration américaine à l’égard des fournisseurs chinois vont contribuer à cette prise de conscienceLoukil Ridha, « High tech, pourquoi Huawei fait peur ? », L’Usine nouvelle, 13 juin 2019.. La suspicion vis-à-vis de Huawei ou de ZTE confirme un tournant conceptuel important, celui de la préoccupation à la fois pour une infrastructure technologique mais également pour les données qu’elle récolte. Le débat sur la 5G permet donc de renforcer la perception de la nécessité d’une souveraineté double, à la fois sur les infrastructures et les données, et marque la convergence entre la vision de la souveraineté technologique, que nous pouvons attribuer à l’approche française, et celle de la souveraineté des données, qui provient d’un univers plus large, avec en particulier les pays et les institutions sourcilleux en matière de défense des droits individuels dans un contexte numérique. En résumé, nous assistons à la rencontre de deux mondes, celui de la défense d’un périmètre technologique de sécurité nationale et celui de la défense des droits de l’individu, un véritable moment-clef qui permet de compter sur un consensus large en ce qui concerne non seulement les Etats membres de l’Union européenne mais aussi les différentes sensibilités politiques au sein du Parlement européen.
Les convergences à l’œuvre dans le cadre de la Commission von der Leyen et l’accélération due à la crise de la Covid-19
L’entrée en fonction de la nouvelle Commission européenne illustre la montée en puissance de ces convergences. Nous notons plusieurs tendances particulièrement significatives. D’une part, la vision d’un rôle « géopolitique » de la Commission, exprimé par sa présidente Ursula von der Leyen« Renforcer la place de l’Union dans le monde », La Libre Belgique, 28 novembre 2019., ce qui rend explicite la volonté d’un poids accru au niveau mondial et passe par la reconnaissance de la concurrence avec les Etats-Unis et la Chine. Cette vision va être traduite en termes tech par le commissaire Thierry Breton, qui rapidement annonce la déclinaison de cet agenda en termes de souveraineté technologiqueAnne Rovan, « A Bruxelles, Thierry Breton prend ses marques au pas de charge », Le Figaro, 19 décembre 2019.. Il faut rappeler ici que le Commissaire européen s’inscrit dans la continuité d’une vision de compétition technologique mondiale qu’il exprimait déjà lorsqu’il dirigeait le groupe ATOSEtienne Gernelle, « Le pari quantique de Thierry Breton », Le Point, 14 juillet 2017.. Mais nous observons également la politique ambitieuse en matière de données mise en chantier par la commissaire Margrethe Vestager.
Ces deux tendances sont également énoncées au sein des priorités de la nouvelle Commission, qui insistent sur le renforcement du rôle de l’Europe dans le monde ainsi que sur l’adaptation de l’Europe à l’ère du numérique.
La crise du Covid-19 va engendrer une accélération. Elle commence comme une « épidémie chinoise » et va rapidement remettre en cause la continuité du rapport de fourniture avec la Chine. Il s’agit tout d’abord d’une interruption de la production due à l’épidémie, puis d’une prise de conscience de la dépendance à l’égard de la Chine pour une série de productions qui apparaissent désormais comme stratégiques. Le secteur de la santé au sens large fait partie de cette vision industrielle et technologique « de souveraineté » et confirme la définition ample des secteurs protégés que nous avions déjà vu apparaître lors de la mise en place des différents dispositifs de protection des investissements étrangers. Cette problématique conjoncturelle de l’approvisionnement en provenance de Chine vient renforcer la suspicion à l’égard non seulement des technologies chinoises mais également des conditions structurelles des échanges avec la Chine, alors que les producteurs chinois sont souvent accusés d’avoir dupliqué les technologies occidentales en ne respectant pas les règles de propriété intellectuelle, une forme de concurrence déloyaleYabing Huang, « Multinationals’ Experiences in China: Fairness and Unfairness », in Quingyun Jiang, Lixian Qian, Min Ding (eds.), Fair Development in China. Perspectives on Sustainable Growth, Springer, Cham, 2017, pp. 243-253.. Ainsi l’épidémie de Covid-19 apparaît comme un catalyseur de ces perceptions critiques.
Dès la fin mars, la Commission européenne publie une communication pour promouvoir la régulation des prises de contrôle de la part de groupes étrangers sous forme d’investissements directsGuidance to the Member States concerning foreign direct investment and free movement of capital from third countries, and the protection of Europe’s strategic assets, ahead of the application of Regulation (EU) 2019/452 (FDI Screening Regulation).. Il s’agit pour la Commission de susciter l’attention de l’ensemble des Etats membres sur la nécessité de préserver l’outil technologique et industriel face à des opérations qui pourraient apparaître comme hostiles. Nous observons comment l’Espagne, l’Allemagne, l’Italie ou la France renforcent ces pouvoirs de contrôle et d’autorisation pour les investissements étrangers, ce en parallèle de l’injonction faite par la Commission européenne. Il faut d’ailleurs noter que cette réaction n’est pas que théorique, l’Allemagne ayant dissuadé les Etats-Unis de prendre le contrôle de la société Curevac, un laboratoire travaillant à l’élaboration d’un vaccin contre la Covid-19Nino Renauld, « L’Europe durcit son arsenal pour défendre ses champions », Les Echos, 30 avril 2020.. Côté Italien, le gouvernement a récemment étendu le champ du système de protection dit de golden power alors que l’Espagne se préoccupe de la défense de ses grands groupes, affaiblis en bourse.
La communication de la Commission est intéressante à maints égards. Tout d’abord elle présente une définition large de ce qui doit être considéré comme stratégique en incluant, actualité oblige, le domaine pharmaceutique et de santé. Ensuite cette volonté de restriction d’éventuels mouvements de capitaux qualifiés de prédateurs dénote une remarquable évolution de la politique de concurrence, jusqu’ici réticente lors de la prise en compte des visions stratégiques géopolitiquesNicolas Bonucci, Sébastien Crepy, Camille Paulhac, « Contrôle des investissements étrangers : vers un véritable protectionnisme européen ? », Capitalfinance.fr, 30 avril 2020.. Lors de cas récents, comme celui du projet de fusion Alstom-Siemens, c’est la défense des intérêts du consommateur européen à l’intérieur du marché qui a primé face à des considérations de compétition à l’échelle mondiale« L’industrie ferroviaire après le véto européen », La vie du rail, juin 2019, pp. 64-72.. La crise de la Covid-19 semble marquer un tournant en la matière, ouvrant la porte à l’introduction d’une logique « souveraine » comme élément de la politique de concurrence, un instrument qui est depuis longtemps le fer de lance de l’action de la Commission européenne. Face aux menaces actuelles, nous assistons à une volonté de défense des capacités technologiques et industrielles européennes, ce qui pourrait avoir pour effet d’engendrer des consolidations européennes pour créer des « champions industriels européens », opérations qui avaient été jusqu’ici rejetées par les autorités européennes et nationales.
Possibles conséquences de l’adoption du concept de souveraineté technologique européenne
Cette européanisation de la problématique de la souveraineté technologique ouvre des perspectives mais pose également une série de questions. La Commission, en s’emparant de la thématique, va forcément l’européaniser, ce qui veut dire qu’elle ne saurait se satisfaire de la juxtaposition d’une série de souverainetés nationales présentées comme une souveraineté européenne. La définition en cours d’un concept hybride de souveraineté technologique européenne mais également d’instruments afférents va pousser à définir des mécanismes pan-européens. Cette évolution pourrait donner quelques aigreurs d’estomac à ceux qui défendraient la souveraineté technologique européenne comme une fondamentale justification d’une souveraineté technologique nationale – un rêve d’autarcie en somme. Car si l’Europe incite à la protection contre les investissements étrangers, elle ne peut le faire qu’en correspondance avec une prise en considération décisive de l’importance et de la pérennité des investissements croisés de la part des acteurs européens, ce qui pourrait susciter des problématiques nouvelles. Il apparaît en effet consensuel de bloquer des investissements américains ou chinois dans les domaines qui entrent dans ce périmètre désormais large des technologies et industries de souveraineté. Mais qu’en sera-t-il lorsque par exemple une entreprise d’un autre Etat membre souhaitera investir au sein de l’UE ? Et imaginons le cas d’une entreprise publique d’un Etat membre qui investirait dans un secteur retenu comme stratégique dans un autre Etat. Si nous suivons notre nouvelle logique de « souveraineté technologique européenne », ceci ne devrait pas poser de problème, et il semble probable que la Commission ait un jugement favorable à l’égard de ce type de démarche. Ce n’était cependant pas le cas jusqu’à une période récente, comme l’a illustré en 2017 le refus sec de prise de contrôle du chantier naval français STX par la société de construction navale italienne FINCANTIERI, société elle-même contrôlée par le ministère du Trésor italienJean-Pierre Darnis, « France, Italie et Europe, une relation fragile ? », Le Grand Continent, 12 avril, 2018. On notera que la souveraineté technologique nationale a parfois été mise en avant comme motivation du refus de ce type d’accord (Nicolas Dupont-Aignan, « Alstom-Stx, Cessons le pillage de l’industrie française ! », Marianne, 29 septembre 2017).. La mise en place d’une politique de souveraineté technologique européenne ne peut donc se résumer à une simple fermeture des frontières internes de l’Union, car elle porte en elle l’exigence paradoxale mais concrète d’une intégration plus poussée au sein de l’Union alors qu’il n’apparaît ni envisageable ni souhaitable de justifier par ce biais des replis nationaux.
Cette conception plus ouverte des investissements stratégiques croisés entre les différents Etats membres constitue le pendant d’une préférence pour l’achat européen, un European Buy Act invoqué par de nombreux responsables comme une réponse nécessaire à la crise de la Covid-19 mais qui ne peut se départir d’une réciprocité dans l’ouverture des investissementsVincent Brenot, Pierre Sellal, « Plaidoyer pour un European Buy Act », Les Echos, 30 septembre 2019..
La question de l’organisation de l’ouverture intra-européenne en matière d’investissements dans les technologies dites de souveraineté évoque la capacité à organiser et contrôler les filières, avec en particulier le problème de la sous-traitance. Ici encore, la crise de la Covid-19 a montré que, malgré quelques difficultés au départ, dont la mise en tension de certaines filières, le marché intérieur a fonctionné en assurant la continuité des fournitures. Ainsi, il conviendrait de privilégier les filières européennes face aux dangers et aux incertitudes que représentent les fournitures en provenance de l’étranger, en particulier de Chine. Ce principe peut rencontrer un large consensus de prime abord mais il pose cependant une série de problèmes pour une traduction dans les faits.
Se pose en particulier la question de savoir quelle institution peut décider de mettre en place cette répartition stratégique des filières dans les différents Etats membres ; ou encore sur quelle base déterminer que les fournisseurs retenus comme nécessaires à la souveraineté assurent la continuité de leur production et de leurs fournitures dans le contexte européen. Il serait certainement envisageable de réunir les principaux groupes européens que l’on fait entrer dans le périmètre de la souveraineté pour leur permettre de mettre en place des mécanismes de labellisation et de vérification croisées en ce qui concerne la chaîne d’approvisionnement technologique. Les « poids lourds » de l’économie et de l’industrie européenne, depuis l’énergie jusqu’aux télécoms en passant par les banques, la pétrochimie, le secteur pharmaceutique, l’automotive, l’électronique ou l’aérospatial, concentrent une part élevée du capital boursier et sont souvent directement ou indirectement contrôlés par les Etats et donc liés à leur gouvernance. De plus, ils font très souvent fonction à la fois d’incubateurs technologiques mais aussi de points de référence pour une série de PME dont ils structurent la chaîne de production. Ainsi une régulation élargie de ces champions économiques européens allant dans le sens d’une amélioration de la souveraineté technologique et industrielle pourrait avoir un effet d’entraînement important. Fait remarquable, ce concept de souveraineté technologique élargie rend caduque la vieille catégorie des industries dites de défense, ce d’autant plus que le secteur civil est moteur du développement technologique. Si une protection spécifique des technologies souveraines est mise en œuvre, cela entraînera la dilution de l’ancienne catégorie aérospatial et défense dans un ensemble plus grand, ce qui apparaît souhaitable à bien des égards et se justifie également par le caractère central des données numériques et de leur traitement. Ceci correspond également à une hybridation dans laquelle les grands groupes acquièrent une conscience de souveraineté et de sécurité, une opération que l’on a déjà constatée avec la croissance du thème de la sécurité cybernétique.
Nous pouvons par exemple observer comment l’Italie a déployé un « périmètre cybernétique national » qui comprend non seulement l’organisation de la défense des infrastructures mais également une série de tutelles coordonnées avec les industries et structures de rechercheRaffaele Marchetti, « Piu sinergie tra stato e imprese sul fronte della cybersecurity », Il Sole 23 ore, 8 octobre 2019.. Cet exercice d’une souveraineté technologique nationale plurielle peut constituer un bon exemple s’il est coordonné et conçu en correspondance avec l’échelon européen.
L’élaboration d’une politique pour les grands groupes de souveraineté, qui apparaît plus envisageable que des négociations intergouvernementales, a cependant le défaut de laisser dans l’ombre les PME et PMI. Cela pourrait ne pas être un problème si l’on considère la coopération entre les prime tiers et les PME/PMI, mais cela l’est de façon beaucoup plus ardue lorsque l’on pense aux Etats membres qui ne possèdent pas de véritable champions européens dans leur économie et qui n’arriveraient pas, ainsi, à faire valoir leurs positions. Le risque pourrait être celui d’une concentration entre des Etats membres comme l’Allemagne, la France, l’Espagne ou l’Italie alors que d’autres seraient peu ou pas représentés dans ce concert des grands. Cet aspect existe déjà à différents niveaux européens mais doit être pris en compte pour cultiver les termes d’un consensus politique à 27.
C’est pour cette raison que la vision néo-colbertiste d’une politique de « souveraineté technologique » ne peut faire cavalier seul, et doit également jouer la complémentarité avec des mécanismes d’ouverture et de régulation des marchés qui prennent en compte l’ensemble des sociétés et des économies européennes.
Le conflit potentiel entre souveraineté technologique et open innovation
Il faut ici souligner que le développement technologique est souvent défendu par le biais d’une logique d’ouverture, décrite comme open science, open innovation ou open data. D’ailleurs la Commission européenne a fait de l’open science une priorité programmatiquehttps://ec.europa.eu/research/openscience/index.cfm. La logique d’un développement scientifique et technologique ouvert recèle la promesse d’une libre circulation des informations, échangées selon des bases de réciprocité, qui permettent l’élaboration de modèles et de produits, une philosophie inspirée par celle du logiciel libre. Cette libre circulation des données devrait être également une garantie de transparence et donc de démocratie. En particulier l’open data devrait permettre à la fois une transformation de la vie civique et un renouvellement de l’économie, ces données ouvertes étant parfois qualifiées de pétrole pour l’économie du XXIè siècleSamuel Goeta, Clément Mabi, « L'open data peut-il (encore) servir les citoyens ? », Mouvements, vol. 79, n° 3, 2014, pp. 81-91.. Il convient d’ailleurs de relever que la stratégie digitale présentée par la Commission européenne définit des clusters de données numériques publiques comme les fondements d’une économie européenne de la donnée, une opération qui permettrait à l’Europe de retrouver une forme d’autonomie et de pouvoir économique face aux plateformes américaines qui captent l’essentiel des donnéesA European Strategy for Data. Shaping Europe’s Digital Future.. Cette vision représente le croisement entre une politique publique, la volonté et la capacité d’organiser des données sectorielles européennes liées à des politiques publiques, comme par exemple celle de la santé, et une perspective économique qui passe par le développement de produits et de services liés à ces formats d’organisation de données à l’échelle européenne.
L’idée d’utiliser des données numériques publiques pour influencer le cours des politiques et susciter le développement économique n’est pas nouvelle. Nous pouvons rappeler l’exemple du programme européen d’observation de la terre Copernicus. Ce programme, qui bénéficie d’une infrastructure de satellites dédiés, les satellites Sentinel, met la quasi-totalité des données produites à la disposition ouverte et gratuite du monde entier. La philosophie de ce programme européen était que la production de données précises d’observation de la terre permettait d’augmenter la connaissance des modifications de l’environnement – une production d’information susceptible d’influencer les choix politiques de l’ensemble de la planète« Informazioni e tecnologia. E il paradigma per l’Open Science », corrierecommunicazioni.it, 14 décembre 2015.. Mais à côté de cet effet levier, on constate également que les données d’interférométrie produites de façon gratuite par Copernicus nourrissent des écosystèmes industriels extra-européens qui concurrencent ensuite les acteurs de l’UE. De plus se pose le problème de l’utilisation massive par des plateformes américaines des données gratuites UE – autant d’informations qui peuvent être considérées comme souveraines« Comment Google tue la concurrence européenne en se servant d’un programme spatial financé par l’UE », Euractiv.fr, 8 juillet 2016..
L’exemple de Copernicus représente une illustration saisissante des avantages mais aussi des risques liés à un modèle de données ouvertes. De nombreux problèmes se posent, comme par exemple la garantie de réciprocité.
Cet exemple illustre également la nécessaire prise en compte de la correspondance entre science et technologie. Une souveraineté technologique ne peut être pensée sans promotion de la recherche scientifique, qui obéit, elle, à des règles d’ouverture internationale et de transparence. Ici encore nous nous trouvons face à deux logiques qui méritent d’être approfondies.
Un concept déclaratoire qu’il convient de borner pour en assurer l’application
Nous observons donc comment la souveraineté technologique européenne peut marquer un progrès pour l’Europe, en particulier comme une réponse politique importante dans le cadre de la crise de la Covid-19, mais qu’elle ne va pas sans interrogations et ajustements ultérieurs. Les contours flous de ce concept permettent certainement de susciter différents types de projections, et donc d’amener à une convergence entre les différents acteurs européens, ce qui peut être considéré comme positif dans un moment de crise qui requiert de nouvelles réponses politiques communes.
Et il ne faut pas oublier que pendant longtemps et pour beaucoup d’Etats membres, la souveraineté ne pouvait être que nationale, ce qui pose une série de perspectives nouvelles pour la recherche d’articulations entre les différentes souverainetés.
Lors d’une déclaration récente, la Commissaire Margrethe Vestager a exprimé sa volonté d’une mise en place d’une « autonomie stratégique ouverte » pour l’Europe« COVID-19: The EU and U.S. Responses », Live Online, Carnegie Endowment for International Peace, 30 avril 2020.. Ce concept, qui peut sembler contradictoire, recèle les éléments d’une médiation entre le projet d’une souveraineté accrue et la vision d’ouverture, deux tendances fortes au sein de l’Union. Cette proposition illustre également la réorientation en cours des politiques européennes, ce qui indique qu’au-delà de l’affirmation de la thématique, l’agenda politique évolue et la « souveraineté technologique européenne » pourrait apparaître comme la base pour une série d’instruments concrets, en particulier dans le futur budget pluriannuel.
La crise de la Covid-19 pousse à rechercher des solutions susceptibles d’assurer le rebond économique et social européen. Le nécessaire compromis entre contrôle et ouverture des technologies et des données offre une opportunité de relance européenne qui doit être également conçue comme un progrès politique, en prenant en compte l’ensemble des exigences et des susceptibilités.