Introduction
Les deux grands pays du Maghreb, le Maroc et l’Algérie, connaissent des crispations depuis leur indépendance. Elles trouvent leurs racines dans le problème épineux des frontières, qui a été à l’origine en 1963 de l’éclatement du premier affrontement armé entre les deux pays lors de la « guerre des Sables ». Depuis, la rivalité s’intensifie sur fond de tensions, voire de conflits frontaliers, entre la question du Sahara occidental (qui remonte à 1975) et la fermeture des frontières terrestres entre les deux pays au lendemain de l’attentat terroriste perpétré en 1994 contre un hôtel à Marrakech. Jusqu’à présent, les conflits sont gelés et obèrent toute tentative de rapprochement entre les deux voisins, minant le dialogue politique entre Rabat et Alger et l’intégration économique de la région dans le cadre de l’Union du Maghreb Arabe (UMA). Cette rivalité interétatique, que l’on peut définir comme une relation stratégique hostile de long terme liée à des enjeux géopolitiques, économiques et militaires, est alimentée par les récits officiels des deux États. Ces structures narratives issues d’une certaine idée de l’histoire et du présent des deux pays contribuent à expliquer la réalité, et permettent d’agir sur elle. Le discours étatique constitue ainsi le récit officiel de l’histoire et de l’identité nationales. L’État, en tant que projet politique moderne, reflète le contenu de ce récit dans ses politiques nationales et internationales – un récit à travers lequel les gouvernements, les sociétés et les individus comprennent le monde et leur place dans celui-ci.
Depuis 1999, c’est-à-dire l’intronisation du roi Mohammed VI au Maroc et l’arrivée au pouvoir du président algérien Bouteflika, les deux États ont investi de manière non négligeable dans leur communication stratégique, notamment à travers les nouvelles technologies, les acteurs de la société civile et les médias officiels, développant un récit national précis et dirigé contre leur rival maghrébin. L’été 2021 a été une période particulièrement difficile dans les relations bilatérales : après l’annonce du président algérien Abdelmajid Tebboune sur son intention de revoir ses relations avec le Maroc, qu’il a accusé d’avoir une responsabilité dans les incendies qui ont ravagé la Kabylie, l’Algérie a rappelé son ambassadeur au Maroc et les deux pays ont coupé toute relation diplomatique, tout en accélérant en parallèle leur course à l’armement.
La présente note vite à analyser la pertinence des récits étatiques dans la rivalité maroco-algérienne, en particulier sur les principaux points de tension concernant les frontières, les soutiens politiques et le leadership régional. Elle cherche à comprendre comment les déclarations officielles de chacun des acteurs définissent l’autre en tant que rival et quelles formes de confrontations sont utilisées. L’effet de ces discours sur la position géostratégique et géopolitique des acteurs sera également analysé. En somme, il s’agira de saisir en quoi les récits officiels du Maroc et de l’Algérie contribuent à renforcer leurs positions et leurs rivalités sur les enjeux géostratégiques de la région, et si ce discours est efficace dans la mobilisation de l’opinion publique.
Le récit officiel définit l’identité nationale et désigne les adversaires
L’État maîtrise les moyens de communication officielle permettant la construction d’un récit national autour duquel sa population est censée se retrouver et développer un sentiment d’appartenance à la nation. Dans le contexte de la rivalité maroco-algérienne, le sentiment d’appartenance nationale de la population des deux pays est fort et peut potentiellement être utilisé par les gouvernements respectifs – qui contrôlent les organes décisionnels faisant autorité et pouvant engager les ressources de l’État – en opposition au régime du pays voisin.
Au Maroc, trois piliers : Dieu, la Patrie et le Roi
Au Maroc, la devise nationale résume les trois piliers sur lesquels repose le récit officiel : Dieu (souligner que l’Islam est la religion d’État), la Patrie (mettre en avant l’intégrité territoriale du pays) et le Roi (rappeler sa sacralité).
Dans son discours à l’occasion du vingt-neuvième anniversaire de la Marche verte en décembre 2014, le roi Mohammed VI évoque le célèbre credo marocain : « Le Maroc restera dans son Sahara, et le Sahara restera une partie du Maroc, jusqu’à la fin des temps ». En effet, le dossier du Sahara occidental a été intégré dans le récit marocain comme un sujet d’intérêt national : « Le Sahara est une question cruciale, existentielle, pas seulement une question de frontières »Mohammed VI, Vital Speeches International, Vol. 6, n° 12, décembre 2014, pp. 343-346 ; p. 344.. Ce contentieux va au-delà d’une question de frontières puisqu’il incarne l’intégrité territoriale du pays, cher au récit de l’État et clairement opposé au récit algérien, qui ne reconnaît pas la marocanité du Sahara occidental.
Mohammed VI se positionne dans ses discours comme un pacifiste quand il s’agit d’évoquer les contentieux avec le pays voisin. Il évoque ce point dans plusieurs de ses discours où il souhaite mettre en place un « mécanisme de dialogue commun » (discours de la Marche verte du 6 novembre 2018« Discours de la Marche Verte : Le Roi propose à l’Algérie un dialogue ‘sans exception ni conditions’ », Media24, 6 novembre 2018.), et fait référence aux « liens de fraternité, de religion, de langue et de bon voisinage, qui unissent depuis toujours [les] deux peuples frères [algérien et marocain] » (discours du Trône du 29 juillet 2019« Discours à la Nation à l’occasion du 20ème anniversaire de l’accession du Souverain au Trône de Ses glorieux ancêtres », Le Matin, 29 juillet 2019.). Dans son discours du 6 novembre 2021 à l’occasion du 46ème anniversaire de la Marche Verte, le roi Mohammed VI affirme que « c’est également l’occasion pour Nous d’adresser aux cinq peuples du Maghreb, Nos vœux les plus sincères d’unité et de stabilité, de progrès et de prospérité ». Cependant, il convient de noter que les affirmations relatives à l’intégrité territoriale du pays sont plus véhémentes qu’il y a quelques années. Cela peut s’expliquer par le contexte actuel de tensions politico-diplomatique avec l’Algérie, qui a rompu les liens diplomatiques avec son voisin maghrébin à l’été 2021 et multiplie les déclarations piquantes à l’encontre de celui-ci. Ainsi, nous pouvons lire aussi dans le même discours que « [p]our le Maroc, son Sahara n’est pas à négocier. Aujourd’hui comme dans le passé, la marocanité du Sahara ne sera jamais à l’ordre du jour d’une quelconque tractation »« SM le Roi adresse un discours à la Nation à l’occasion du 46ème anniversaire de la Marche Verte (Texte intégral) », MAP, 6 novembre 2021..
Le chercheur Imad Mansour développe une théorie sur les récits dominants des acteurs (étatiques ou non) pour expliquer pourquoi ces derniers deviennent des rivaux et comment un récit influence de manière non négligeable la prise de décision politique. Cette théorie est pertinente pour expliquer pourquoi le Maroc et l’Algérie connaissent de telles tensions entre eux. L’État reflète le contenu du récit dans ses politiques intérieure et étrangère, ce que nous pouvons voir dans le discours de Mohammed VI. En d’autres termes, dans le récit marocain, le Polisario est une autorité non reconnue qui perturbe l’unité marocaine et les liens historiques avec ce que le régime appelle les « provinces du sud »Imad Mansour, Statecraft in the Middle East: Foreign Policy, Domestic Politics and Security, London: I.B.Tauris, 2016.. Que ce soit pour le régime marocain ou pour son homologue algérien, l’idée d’un récit comme outil de l’habileté politique permet d’expliquer les liens et les continuités entre les comportements des États à l’intérieur et à l’extérieur. Dans une perspective constructiviste, cette thèse part du principe que l’identité et la « personnalité » d’un État moderne construisent son « comportement international » sur le long terme. En effet, les récits officiels résistent aux changements socio-politiques et créent des lignes sur lesquelles les gouvernements successifs s’accordent, car malgré les mouvements sociaux qu’ont connus le Maroc (Hirak du Rif, 2016) et l’Algérie (Hirak depuis 2019), « la stabilité régionale provient en grande partie du rôle qu’ont joué ces récits en tant que structures idéologiques guidant la gouvernance et la diplomatie »Ibid., p. 241.. Les révoltes citoyennes et populaires n’ont donc pas d’impact sur la continuité des récits.
Le récit anti-colonial et anti-impérialiste en Algérie
La mémoire de la guerre d’Algérie et de la colonisation française revient systématiquement dans les discours des présidents algériens. L’arrivée au pouvoir d’Abdelaziz Bouteflika en 1999, au lendemain de la guerre civile algérienne, n’échappe pas à la règle. Dans son discours devant l’Assemblée Nationale le 14 juin 2000, il déclare que « le fait colonial, notamment, ne saurait être ignoré. Que vous [les Français] sortiez des oubliettes du non-dit la guerre d’Algérie, en la désignant par son nom »« Réception dans l’hémicycle de M. Abdelaziz Bouteflika, président de la République algérienne démocratique et populaire, Portail vidéo de l’Assemblée nationale, 14 juin 2000. . À l’occasion du 59ème anniversaire de la Fête de l’Indépendance et de la Jeunesse, le président Abdelmajid Tebboune a également prononcé un discours aux accents anti-coloniaux et populaires, qui exalte le roman national autour de l’indépendance de l’Algérie : « des idéaux et principes (…) du Mouvement national à la perpétuation desquels ont (…) veillé nos Chouhada [les martyrs] et nos moudjahidines [les combattants] en menant une guerre féroce dans laquelle le colonisateur [la France] abject a mobilisé les plus redoutables armes de massacre, de brutalité et de destruction »« Alger – Le président de la République, M. Abdelmajid Tebboune, a adressé, dimanche, un message à la Nation, à l’occasion du 59e anniversaire de la Fête de l’Indépendance et de la Jeunesse », Algérie Presse Service, 4 juillet 2021.. On retrouve aussi un élément moins présent dans les précédents discours, à savoir une attaque envers les mouvements indépendantistes algériens, comme celui de la Kabylie (Mouvement pour l’Autodétermination de la Kabylie), très actif dans les manifestations du Hirak algérien depuis 2019, et constituant de ce fait une menace pour l’intégrité territoriale du pays : « le peuple algérien (…) est en mesure de battre en brèche les intentions des courants suspects et leurs manœuvres visant à attenter à la sécurité et à la stabilité du pays ». Le récit officiel algérien se concentre donc principalement sur la défense de l’indépendance algérienne, l’anti-colonialisme, l’anti-impérialisme et une certaine centralité du pouvoir à Alger par le parti historique du FLN, qui a le monopole de la définition de l’identité algérienne.
Les récits engagent les personnes pour une cause plus que pour une identité et capturent au-delà du régime politique. Il existe deux grandes écoles d’analyse des rivalités : les rivalités endurantes de Paul F. Diehl et Gary Goertz et les rivalités stratégiques de William Thompson. Dans le contexte d’une rivalité, le récit sert à désigner « l’ennemi » et à rassembler autour de cet ennemi commun. Pour Diehl et Goertz, la rivalité doit durer sur le long terme et se finir par un conflit interétatique militarisé (militarized interstate dispute)Gary Goertz, Paul F. Diehl, «Enduring Rivalries: Theoretical Constructs and Empirical Patterns », International Studies Quarterly, vol. 37, 1993, pp. 147-171.. Pour Thompson, la rivalité ne se termine pas forcément en conflit ouvert et peut se référer à un combat de leadership qui trouve ses sources dans l’histoire et dans la nature des relations entre les deux rivauxWilliam R. Thompson, « Identifying Rivals and Rivalries in World Politics », International Studies Quarterly, vol. 45, n° 4, 2001, pp. 557-586.. En prenant la perspective de Diehl et Goertz, les crises politico-diplomatiques et les bagages négatifs qui s’accumulent entre deux rivaux dégradent leurs relations futures, comme nous le voyons avec l’accélération des tensions entre le Maroc et l’Algérie depuis l’été dernier et la course à l’armement, en particulier au Maroc. En effet, en signant deux accords de coopération sécuritaire sans précédent (le premier relatif à la cybersécurité, le second à l’achat d’armements), le royaume du Maroc et Israël consolident leur rapprochement et font bloc contre les tensions que fait peser Alger sur la région. La visite de Benny Gantz en novembre 2021 a marqué un tournant dans l’histoire des deux pays. Cette première visite formelle d’un ministre israélien de la Défense au Maroc n’est pas anodine au vu du contexte actuel et de la menace d’un conflit ouvert avec l’Algérie. Cette coopération sécuritaire pourrait même formaliser un axe Rabat-Tel-Aviv pour contrer l’axe Iran-Hezbollah-Algérie-PolisarioOmar Kabbadi, « Armement : comment le Maroc et Israël sont devenus des alliés de raison », TelQuel, 26 novembre 2021..
Le récit d’un État est donc un outil stratégique pour entretenir la rivalité avec l’adversaire car il constitue le discours structurant des relations diplomatiques et politiques entre deux pays, qui est parfois même relayé par leurs sociétés civiles.
Une communication stratégique tournée vers l’adversaire : déclarations officielles, relais dans les médias et la société civile
La communication stratégique, à l’échelle étatique, peut être définie comme un moyen par lequel un acteur (en l’occurrence un État) souhaite convaincre un public visé (sa population) que ses actions et ses prises de positions sont les bonnes. Cette communication est basée sur l’analyse de l’opinion et du débat public. Le récit sert à justifier la plupart des décisions diplomatiques.
Une compréhension du conflit façonnée par un portrait négatif de l’autre partie
Les tensions diplomatiques de ces derniers mois illustrent parfaitement la guerre des récits et des discours entre les deux pays, qui se répondent sur différents dossiers.
Peu après les incendies qui ont ravagé la Kabylie, région berbérophone du nord-est de l’Algérie, en août 2021, le président Abdelmajid Tebboune a accusé Rabat de commettre des « actes hostiles incessants » et d’être impliqué dans ces incendies. Le régime algérien en a conclu à la « nécessité [de] la révision des relations entre les deux pays et l’intensification des contrôles sécuritaires aux frontières ouest », comme le stipule un communiqué de presse du Haut conseil de sécurité algérien. Cet épisode consacre une nouvelle dégradation des relations conflictuelles entre les deux pays. Il y a un mois, Alger rappelait son ambassadeur à Rabat pour « consultations avec effet immédiat » à la suite de tensions diplomatiques. En effet, lors d’une réunion du Mouvement des non-alignés les 13 et 14 juillet 2021, l’ambassadeur du Maroc à l’ONU, Omar Hilale, avait déclaré que le « vaillant peuple kabyle mérite, plus que tout autre, de jouir pleinement de son droit à l’autodétermination ». Une déclaration qui franchit une ligne rouge pour l’Algérie, opposée à tout mouvement autonomiste et indépendantiste kabyle. Cette déclaration n’est pas venue de nulle part puisqu’elle répond à l’appui apporté par Alger aux indépendantistes sahraouis du Front Polisario, qui combattent le Maroc au Sahara occidental. La normalisation des relations diplomatiques entre le Maroc et Israël – en contrepartie d’une reconnaissance américaine de la « souveraineté » marocaine sur ce territoire – a encore avivé les tensions avec l’Algérie, qui a dénoncé des « manœuvres étrangères » visant à la déstabiliser. De son côté, le Maroc considère l’Algérie comme « une partie prenante réelle du conflit » au Sahara occidental« Alger va ‘revoir’ ses relations avec le Maroc, accusé d’être impliqué dans les incendies », France24, 18 août 2021..
A la suite de cette crise diplomatique, le 28 septembre 2021, lors de l’Assemblée générale de l’ONU, Nasser Bourita, le ministre marocain des Affaires étrangères, réplique que l’Algérie doit « assumer son entière responsabilité » dans le dossier du Sahara. En d’autres termes, l’Algérie serait responsable de la création et du maintien de ce conflit. C’est une surenchère qui s’en est suivie : tandis que Nasser Bourita dénonçait la « situation humanitaire tragique des populations des camps de TindoufCamp situé en Algérie pour les réfugiés en provenance du Sahara. (…) en violation flagrante des principes du droit international humanitaire », son homologue algérien, Ramtane Lamamra, assurait, lors de son intervention à l’ONU, que l’Algérie, « pays pivot », ne cherchait qu’à œuvrer « pour la paix et la coopération » dans la région« AG de l’ONU : Nasser Bourita appelle l’Algérie à ‘assumer son entière responsabilité’ dans le dossier du Sahara », TelQuel, 28 septembre 2021..
Le journaliste marocain Wissam El Bouzdaini va jusqu’à représenter le président Tebboune comme le « porte-voix [de la junte algérienne] le plus anti-marocain depuis fort longtemps »Wissam El Bouzdaini, « Tebboune ne lâche pas le morceau, les relations maroco-algériennes toujours au plus bas », Maroc Hebdo, 27 juillet 2020.. Du point de vue marocain, en effet, le président algérien n’a cessé, au cours des derniers mois, de multiplier les propos hostiles à l’endroit du Royaume, notamment sur la question de son intégrité territoriale. Le 13 juillet 2020, dans un entretien avec le quotidien français L’Opinion, Abdelmajid Tebboune avait qualifié de « presque dogmatique » le soutien de son pays au mouvement du Front PolisarioPascal Airault, « Abldelmajid Tebboune, président de l’Algérie : ‘nous ne nous laisserons plus caporaliser par quiconque’ », L’Opinion, 13 juillet 2020.. Dès son discours d’investiture, le 19 décembre 2019, il avait déclaré que le conflit autour des provinces sahariennes « [relevait] d’une question de décolonisation qui est entre les mains des Nations unies et de l’Union africaine »« Le président Tebboune prête serment et trace le cap vers la ‘Nouvelle République’ », Algérie Presse Service, 19 décembre 2019.. Ces prises de position sont assez révélatrices du récit anti-colonial et anti-impérialiste de l’Algérie, décrypté plus tôt, qui se concentre aujourd’hui principalement sur les questions frontalières, notamment du Sahara.
Ces déclarations incendiaires du président Tebboune ont aggravé les relations maroco-algériennes et ont multiplié les tensions diplomatiques de part et d’autre. Le 13 mai 2020, le consul marocain à Oran, Aherdane Boutahar, avait été accusé d’avoir, dans une vidéo relayée sur les réseaux sociaux, traité l’Algérie de « pays ennemi ». Le ministre conseiller à la communication et porte-parole de M. Tebboune, Belaïd Mohand-Oussaïd, a quant à lui qualifié M. Boutahar « d’officier des renseignements marocains ». Bien que le ministère marocain des Affaires étrangères ait affirmé que la vidéo de M. Boutahar n’était qu’un montage, cela n’empêcha pas le consul d’être rapatrié au Maroc afin d’apaiser le conflit.
La souveraineté nationale constitue donc un point important de la rivalité maroco-algérienne. Depuis 1975, le Polisario constitue un sérieux défi pour l’intégrité territoriale du Maroc, qui a déployé des efforts militaires, économiques et diplomatiques au Sahara occidental. Puisqu’elle représente une menace pour la souveraineté de l’État marocain, cette rivalité a été posée par l’ancien roi Hassan II comme une question d’intérêt national, faisant d’elle l’une de ses priorités en termes de politique étrangère. La rivalité porte d’abord sur la gouvernance du territoire mais elle s’est transformée au fil du temps en une compétition diplomatique et politique plus large pour l’hégémonie régionale avec le gouvernement algérien, qui lui est pro-Polisario.
Ce territoire est, du point de vue de l’Etat marocain, sous gouvernance marocaine (avec le souhait d’en élargir l’autonomie, mais les conditions et l’étendue n’en sont pas précisées dans le plan d’autonomie marocain de 2007). Du point de vue de l’État algérien, le Sahara occidental est légitime à réclamer son indépendance, mais représente aussi un enjeu de compétition stratégique pour l’équilibre des puissances dans la région, ainsi qu’un intérêt économique pour les ressources naturelles potentielles de ce territoire (grandes réserves de phosphate, potentielle présence de pétrole, riches ressources maritimes). Ainsi, la rivalité maroco-algérienne est toujours d’actualité : une compétition pour l’hégémonie régionale, les intérêts économiques et la sphère d’influence diplomatique.
Il est donc clair que l’État algérien soutient le Front Polisario et sa revendication d’indépendance principalement pour des raisons liées au droit des peuples à l’autodétermination, et afin de servir ses desseins de leadership régional. De plus, la plupart du temps, les déclarations du Polisario sont communiquées par des militants et des responsables algériens pro-Polisario. L’Algérie a joué de son soutien pour isoler le Maroc des accords de sécurité régionaux et l’exclure de l’Union africaine jusqu’en 2017. L’Afrique subsaharienne a également largement critiqué la politique saharienne du Maroc au nom de deux principes de l’Union africaine : l’autodétermination et l’acceptation des frontières coloniales. Selon Goertz et Diehl, une rivalité commence à partir du moment où un challenger tente de mettre à mal un concurrent avant qu’il ne devienne trop puissant (on peut par exemple faire le parallèle avec la rivalité sino-américaine). Appliqué à la rivalité Maroc-Algérie, et toutes choses égales par ailleurs, la potentielle acquisition d’un territoire riche en ressources naturelles tant sur son sol que sur ses côtes maritimes par son voisin constitue une menace pour l’économie algérienne, fortement dépendante de ses hydrocarbures. Pour le Maroc, la junte militaire algérienne, particulièrement hostile, pousse le pays à se militariser pour prévenir un potentiel conflit arméGary Goertz, Paul F. Diehl, op. cit..
Le soutien des médias et des acteurs non étatiques
Afin d’assurer un relais dans l’opinion, le pouvoir bénéficie du soutien de certains médias (chaînes de télévision, médias en ligne…) et de personnalités publiques portant le récit officiel (diaspora, ambassadeurs, intellectuels, artistes, etc.).
Au Maroc, des médias progouvernementaux, comme le 360, Maroc Hebdo, Medias 24, Barlamane ou encore la société publique SNRT (Société Nationale de Radiodiffusion et de Télévision), n’hésitent pas à diffuser le récit officiel, notamment sur la rivalité avec l’Algérie. À titre d’exemple, un article du 360 dénonce l’oubli des Marocains expulsés d’Algérie en 1975 (date de la Marche Verte et du début de la guerre au Sahara occidental), et emploie des mots très forts comme « déportation », « crime contre l’humanité », et va même jusqu’à comparer cet événement à un « Vel d’Hiv à l’algérienne »Mohammed Ould Boah, Khalil Essalek, « Vidéo. Marocains expulsés d’Algérie en 1975 : les ayants droit des victimes ont décidé de se battre contre l’oubli », le360.ma, 17 décembre 2021., décrivant le régime algérien comme criminel. La même rhétorique s’applique du côté algérien, où des médias comme El Moudjahid, Echaab, Echourouk ou Radio Algérie développent un discours hostile au palais de Rabat. La caricature du souverain marocain dans une émission satirique de la chaîne Echourouk en février 2021 a suscité une vive polémique, tant sur les réseaux sociaux qu’au niveau diplomatique« Une chaîne algérienne se moque du roi Mohammed VI : le Maroc est scandalisé », Courrier international, 15 février 2021.. Un mouvement de hashtags sur Twitter lancé par des internautes marocains, « Le Roi est une Ligne Rouge » et « Touche pas à mon Roi », a appelé à une réaction officielle de la diplomatie marocaine. L’ex-Premier ministre Saâdeddine El Othmani a exprimé sur son compte Twitter qu’« au vu des succès continus du pays [le Maroc] à plus d’un niveau, et dans le dossier du Sahara marocain en particulier, les médias opposés mènent une guerre d’insultes contre les institutions constitutionnelles du pays ainsi que le roi Mohammed VI, ce qui est rejeté et dénoncé par le peuple marocain »Ibid.. Cet exemple est assez révélateur de la guerre médiatique que mènent depuis des années les médias progouvernementaux de part et d’autre, des attaques plus virulentes que les discours officiels, censées forger l’opinion publique.
Des personnalités publiques (les fameux « intellectuels du pouvoir ») prennent aussi part à la promotion du récit officiel et à cette rivalité. En 1989, l’auteur Brahim Brahimi décryptait déjà la mainmise du pouvoir algérien sur les journalistes et les intellectuels en tant que « porte-parole[s] de la ligne politique du pouvoir ». Selon Brahimi, le parti du FLN a toujours préféré faire appel à la « B.I. », la « basse intelligentsia » (des journalistes, des animateurs radios…), en se méfiant des véritables intellectuels dotés d’esprit critique comme Kamel Daoud, Yasmina Khadra, Boualem Sansal ou encore Mohamed SifaouiCharles-Robert Ageron, « Brahimi (Brahim) : Le pouvoir, la presse et les intellectuels en Algérie », Revue française d’histoire d’outre-mer, vol. 78, n° 291, 1991..
Qu’il s’agisse de médias officiels ou de blogueurs, la compréhension du conflit est façonnée par la responsabilisation de l’autre partie pour l’impasse dans laquelle se trouve la résolution du conflit. Dans chacune des déclarations partisanes au sujet du conflit, l’objectif du récit est de déconstruire la vision des événements de l’autre partie. Il n’y a pas de juste milieu dans les propositions de résolution : chacune d’entre elles prétend être la seule proposition qui pourrait mener à la résolution du conflit. Bien que le récit officiel soit bien ficelé et qu’il façonne la politique étrangère des deux États, il revient ensuite à l’opinion publique de se l’approprier et de s’en faire le relais.
L’efficacité à géométrie variable des récits sur la position géostratégique et géopolitique des deux acteurs
La multiplication des discours vifs à l’encontre du voisin a plus que tendu le dialogue maroco-algérien, si bien que les positions géopolitiques des deux pays concernant les problématiques régionales comme celle du Sahara occidental, de l’autodétermination kabyle ou de la lutte anti-terroriste au Sahel n’ont fait que se renforcer. Malgré une certaine volonté de dialogue franc et direct du régime marocain à l’égard de l’Algérie, notamment depuis l’élection du président Tebboune, ce dernier est plutôt entré dans une surenchère médiatique et diplomatique à l’encontre du Maroc. En effet, après que le roi Mohammed VI a formulé, dans une lettre qu’il lui a envoyée, ses félicitations pour son élection à la tête de l’État algérien et une proposition pour l’ouverture d’une « nouvelle page » dans les relations bilatérales, cette proposition n’a trouvé aucun écho et a buté sur l’inflexibilité du nouveau président. Les déclarations piquantes du président Tebboune dans les médias ont même poussé un journal marocain progouvernemental (Maroc Hebdo) à considérer le président algérien comme « le plus anti-marocain des présidents algériens depuis Houari Boumédiène »Wissam El Bouzdaini, « Tebboune ne lâche pas le morceau, les relations maroco-algériennes toujours au plus bas », Maroc Hebdo, 27 juillet 2020..
Selon l’universitaire marocain Kamal Kajji, la stratégie africaine du Maroc semble également être source de tensions entre Alger et Rabat. Les déclarations de l’ancien ministre des Affaires étrangères algérien Abdelkader Msahel, accusant la compagnie aérienne Royal Air Maroc de transporter de la drogue à bord des avions à destination des pays africains, semble trahir l’irritation des dirigeants algériens vis-à-vis de l’engagement politique et géopolitique du Maroc à l’égard de ses voisins africains. Une stratégie qui lui a valu le retour au sein des instances de l’Union africaine en 2017, alors que l’Algérie et les responsables sahraouis y étaient clairement opposésKamal Kajja, « Maroc, Algérie : Nouvelles tensions sur fond de rivalités de pouvoir entre les deux voisins », Hérodote, vol. 180, n° 1, 2020, pp. 72-86..
En 2011 déjà, la chute de Mouammar Kadhafi en Libye, provoquant un véritable chaos avec l’émergence de milices et de groupes djihadistes, fut un objet de rivalité entre le Maroc et l’Algérie. Soucieuse de redynamiser sa diplomatie après s’être longtemps mise en retrait sur le continent africain, l’Algérie cherche à jouer un rôle de médiateur dans la crise libyenne. Le Maroc a quant à lui réussi à réunir sur son sol les protagonistes de la crise libyenne en 2015 pour conclure les accords de Skhirat, qui ont donné lieu à la formation du Gouvernement d’union nationale de Fayez Saraj (reconnu par les Nations unies). Cette volonté de médiation de la part des deux grands pays du Maghreb – qui s’est plutôt soldée par un échec pour l’un comme pour l’autre – a été un véritable enjeu pour chacun des deux pays en vue d’imposer son leadership régional.
De manière générale, l’Algérie est agacée par l’engagement marocain en Afrique, qui marque le retour du royaume sur le continent africain. Alger voit par exemple d’un mauvais œil l’implication du Maroc au Mali, pays frontalier de l’Algérie, et refuse jusqu’à maintenant toute coopération sécuritaire à ce sujet. Cette rivalité, combinée avec les enjeux géopolitiques, stratégiques et sécuritaires que connaissent le Sahel et la Libye, a poussé le Maroc et l’Algérie vers le renforcement de leurs dispositifs militaires, ce qui a engendré une course aux armements ces dernières années. En effet, selon le rapport du Stockholm International Peace Research Institute pour 2020, le Maroc et l’Algérie représentent à eux deux près de 60 % des ventes totales d’armes en Afrique. Alors que le Maroc a dépensé entre 2016 et 2020 près de 18 milliards de dollars en armement, les investissements militaires algériens ont dépassé les 40 milliards de dollars pour la même période« Trends in world military expenditure, 2020 », SIPRI, avril 2021..
Dès juin 2020, ces tensions vont prendre une dimension militaire, suite à l’annonce par le régime et les médias officiels algériens de la construction d’une base militaire à la frontière avec le Maroc. Cette construction intervient à la suite de l’apparition d’une caserne marocaine près de la ville de Jerada en mai 2020, à 38 kilomètres de la frontière algérienne. Le régime algérien a affirmé que cette caserne était destinée à accueillir des structures d’espionnage électronique. Pour Kamal Kajji, l’opinion publique et les médias marocains voient dans ces nouvelles tensions maroco-algériennes le fruit de la mentalité de nouveaux dirigeants algériens hostiles au Maroc. Il est cependant probable que cette surenchère reflète aussi une volonté des deux Etats de faire diversion par rapport aux multiples crises internes qu’ils traversent : un manque de légitimité du nouveau président Tebboune et une grave crise économique liée à la chute des prix du pétrole en Algérie, des inégalités socio-économiques et un chômage de masse croissant au Maroc.
Conclusion
En somme, les récits et les déclarations officiels des États entretiennent la rivalité entre le Maroc et l’Algérie. Parfois sous-estimés, les discours permettent de comprendre comment une tension politique peut s’aggraver. Les sociétés marocaine et algérienne portent toutes deux un récit dominant caractérisant leur identité nationale et politique qui influence la prise de décision. Ce récit, qui se construit parfois en opposition à un autre, contribue à renforcer la rivalité avec un autre État et est sans cesse mobilisé lors de crises politico-diplomatiques. Les pouvoirs marocains et algériens, en contrôlant une grande partie des ressources informationnelles, exercent une influence parfois disproportionnée et peuvent utiliser certains médias et certaines personnalités publiques nationales pour en faire leurs porte-voix et ainsi contrôler la diffusion du narratif. Ce récit officiel a également un impact sur la géopolitique des États marocain et algérien, une des sources de leur compétition étant la poursuite du leadership régional mais aussi une course aux armements.
Il y a cependant une donnée qu’il est difficile de mesurer dans les sociétés des deux pays : l’impact et la crédibilité du discours au sein même de l’opinion. Il existe des mobilisations lancées sur les réseaux sociaux, qui varient entre désir de réconciliation entre les deux peuples et exaltation du roman national, mais sans que l’on puisse réellement quantifier un échantillon représentatif au sein de la population. Aussi il est important de souligner que de façon générale, les sociétés évoluent beaucoup plus vite que les classes dirigeantes qui, sur les questions géopolitiques et la manière de se faire la guerre, sont restées figées sur le schéma de rivalités maghrébin et sur le continent africain. Selon l’universitaire Khadija Mohsen-Finan, les revendications citoyennes au Maghreb (de libertés, de dignité) s’expriment depuis les années 2000 par la « cyberdissidence » (la création de comptes activistes sur les réseaux sociaux qui organisent des rassemblements en tous genres). Les demandes populaires portent surtout sur la politique interne, et les citoyens ne considèrent donc pas les rivalités interétatiques comme une priorité et ont même peu d’intérêt à ce que des budgets disproportionnés soient consacrés à la défense alors que ces sommes auraient pu être utilisées pour des services publics essentiels comme la santé ou l’éducation. Dans le cas de l’Algérie, l’opposition avec le Maroc est un moyen de légitimer le pouvoir en donnant le sentiment d’une menace extérieure. On ne peut pas mesurer précisément l’impact sur l’opinion algérienne, bien que l’on puisse observer sur les réseaux sociaux la volonté de certains citoyens algériens de réaffirmer leur fraternité avec leurs voisins marocains. Ce qui peut être une tentative de réactivation du nationalisme un peu désuète par le régime peut donc passer pour de la propagande aux yeux de la société. Nous sommes, selon Khadija Mohsen-Finan, dans une guerre de communication.
Mais les sociétés civiles, bien que de bonne volonté, ne font pas la politique régionale. Des dialogues entre chercheurs, activistes et autres existent déjà, notamment dans la diaspora. Pendant ce temps, le schéma de rivalité affecte les opportunités d’intégration du Maghreb et les échanges économiques, intellectuels ou encore culturelsEntretien avec Mme Khadija Mohsen-Finan, enseignante à Paris I, spécialiste du Maghreb et des questions méditerranéennes, membre fondatrice d’Orient XXI, chercheure au laboratoire SIRICE et politologue, 8 novembre 2021.. En tout état de cause, le rejet par le régime algérien de toute tentative de dialogue initiée par le Maroc bloque les perspectives de coopération et toute intégration économique entre ces deux pays alors qu’ils font face par ailleurs à d’énormes enjeux économiques et sécuritaires du fait de l’instabilité que connaît la région.
Crédit image : NINA IMAGES/Shutterstock.com