Texte reproduit avec l’aimable autorisation de l’Institut Montaigne
Après des mois de retard, le gouvernement britannique a enfin publié sa "Revue intégrée" tant attendue. Ce plan d'action destiné à redéfinir la place du royaume dans le monde arrive près de cinq ans après le vote du Royaume-Uni pour quitter l’UE. Le document vise à répondre à une question : que signifie réellement la vision du "Global Britain" ?
Pour Paris, deux choses sont importantes : une large convergence de vues et la volonté britannique d’une coopération étroite et stable en matière de politique étrangère et de sécurité. La France veut également s'assurer que les ambitions internationales du Royaume-Uni ne se fassent pas au détriment d'une coopération plus approfondie en matière de politique étrangère au sein de l’UE.
Un programme commun
La Revue intégrée montre que le Royaume-Uni et la France partagent largement la même vision du monde. Ce n’est pas surprenant : les deux pays sont des membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies, des puissances nucléaires, des alliés dans l'OTAN, possèdent de nombreux territoires d'outre-mer et d'importantes capacités de projection militaire. Comme la France, le Royaume-Uni cherche à être un acteur entreprenant et mondial, et se considère comme garant de la sécurité européenne. Bien sûr, l’intérêt particulier que porte Londres à la sécurisation du continent européen n'est pas une surprise ; nous savons à quel point les événements de ces dernières années (Skripal, Navalny) ont poussé le Royaume-Uni à adopter une ligne plus ferme vis-à-vis de Moscou. Cependant, qualifier la Russie de menace "la plus significative" servira de clair rappel à la réalité pour les Européens qui pensent que nous devrions nous soucier plus de Pékin que de Moscou.
La France devrait accueillir favorablement la plupart des aspects géopolitiques et sécuritaires de cette Revue britannique. La France et la Grande-Bretagne s'accordent sur la nécessité d'une présence accrue en Asie ainsi que sur des liens renforcés avec l'Afrique. Elles partagent une définition élargie des menaces auxquelles elles font face. Ainsi, le Royaume-Uni considère que "le changement climatique et la préservation de la biodiversité sont la priorité internationale du Royaume-Uni pour la décennie à venir". L'intérêt manifeste pour le Moyen-Orient n'est pas une surprise, mais l'intention avouée de maintenir en permanence au moins un navire de guerre dans la région est bienvenue. Il est intéressant de noter que la France est citée 11 fois au total, contre 7 mentions pour l’Allemagne. Même s'il est vrai que le Royaume-Uni continue naturellement de considérer les États-Unis comme son premier allié stratégique.
L’ambition britannique d’une accélération des investissements dans les cyber-technologies et dans le domaine spatial rappelle, sans surprise, les décisions françaises récentes ; même s'il est entendu que pour ce qui est du domaine spatial, les ambitions du Royaume-Uni ne sont pas du même niveau que celles de la France. Le Royaume-Uni publiera également la semaine prochaine un document indiquant plus clairement la nature des coupes budgétaires de la défense. Pourtant, l'augmentation du budget de la défense annoncée en novembre 2020 et les ambitions affichées du premier ministre Johnson de faire du Royaume une "superpuissance scientifique et technologique" sont impressionnantes. Le pays sait qu'il doit se démarquer après le Brexit et dévoiler sa nouvelle identité stratégique avec vigueur.
En France, seule autre puissance nucléaire européenne, avec laquelle le Royaume-Uni partage une coopération technique forte (comme le rappelle la Revue), un domaine retiendra particulièrement l'attention : la dissuasion. Paris prendra note de la révision de plafonnement envisagé pour l’arsenal nucléaire britannique, qui passe de "pas plus de 180" à "pas plus de 260".
Au regard des normes diplomatiques, il s'agit d'une bombe (jeu de mots non-intentionnel), et c’est sans doute à cela qu'un fonctionnaire britannique anonyme faisait allusion en promettant des décisions de nature à "faire écarquiller les yeux".
Au résultat, le monde pourrait commencer à voir le Royaume-Uni un peu plus comme il voit... la France, c’est-à-dire une puissance nucléaire impénitente et sans vergogne, qui n'hésite pas à proclamer l'augmentation de son arsenal nucléaire quelques semaines seulement après l'entrée en vigueur du Traité d'interdiction des armes nucléaires et quelques semaines avant la Conférence d'examen du TNP, un événement qui a lieu tous les cinq ans. Mais dans l'ensemble, la France, toujours désireuse de voir ses alliés assumer davantage leurs responsabilités dans la défense du continent, devrait accueillir favorablement cette contribution européenne à la sécurité globale de celui-ci. À Paris, le Royaume-Uni aura un ami, et la France gagnera un autre champion d'une plus grande transparence sur les arsenaux d'armes nucléaires.
Focus sur l’Indo-Pacifique
Le changement le plus important dans la posture déclarative du Royaume-Uni concerne la région indo-pacifique, qui a été mise en avant dans la Revue intégrée publiée mardi dernier au point d'être mentionnée plus de trente fois. Pourtant, ce que l'on appelle le "changement d'inclinaison" ("tilt") pourrait être une exagération, voire une erreur d'appellation. L'accent est mis sur le renforcement des liens commerciaux, notamment en cherchant à adhérer à l’Accord de partenariat transpacifique et à obtenir le statut d'observateur au sein de l’Association des Nations de l’Asie du Sud-Est (ANASE). Sur les fronts de la sécurité et de la défense, le voyage inaugural du HMS Queen Elizabeth amènera le nouveau porte-avions britannique en Asie et, à plus long terme, le Royaume-Uni aura une présence permanente dans la région. Mais cette dernière restera modeste (seulement un navire de guerre).
La tentative du Royaume-Uni d'approfondir ses partenariats avec des pays amis dans la région, tels que le Japon, la Corée, l'Australie et l'Inde, reflète également les politiques de la France. Mais il reste à démontrer que Londres parviendra à avoir la "présence la plus large et la plus intégrée" de toutes les nations européennes dans l'Indo-Pacifique, notamment en approfondissant ses relations avec l'Inde - des indications pourraient être données à la suite de la visite en Inde du Premier ministre Johnson, son premier déplacement post-confinement, le mois prochain.
À propos du retour de la compétition entre grandes puissances, le Royaume-Uni s'est positionné de manière stratégique : tracer sa propre voie plutôt que d'être contraint ou défini par elle, et travailler avec ses partenaires quand il le peut. Envers la Chine en particulier, le ton de Londres est très similaire à celui de Paris (bien que le Royaume-Uni ait adopté une position plus ferme sur Hong-Kong et sur Huawei que la plupart des pays européens). Comme l’UE, tous deux considèrent la Chine comme un "défi systémique", mais aussi comme un pays trop grand pour être ignoré et avec lequel les canaux de communication doivent rester ouverts. Ils devront coopérer avec la Chine sur les questions mondiales, par exemple sur le climat et la biodiversité. Paradoxalement, c'est aussi l'une des raisons pour lesquelles de nombreuses personnes à Bruxelles continuent de soutenir l'accord global d'investissement entre l'UE et la Chine. Ils y voient un moyen de maintenir un dialogue régulier avec Pékin.
Ces objectifs n'incluent pas un "endiguement" assumé de Pékin, et les responsables britanniques insistent sur la nature indépendante de la contribution du Royaume-Uni à la sécurité dans la région - ce qui sera vu avec approbation par la France. Les Britanniques réaffirment leur engagement à faire respecter la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer, également une priorité française essentielle. Dans l'ensemble, il serait difficile de conclure que l’approche de Londres est radicalement différente de celle de Paris
Une relation compliquée avec l'Union européenne
Le problème le plus épineux reste sans conteste l'absence de coopération structurée avec l'UE. Ironie du sort, la vision britannique de "Global Britain" présente des similitudes avec les ambitions de l'UE et, par défaut, de la France en matière de politique étrangère. Comme l'UE, le Royaume-Uni veut renforcer le pouvoir de la diplomatie réglementaire. Tous deux souhaitent investir davantage de ressources dans la recherche et l’innovation afin de mieux faire face aux menaces existantes de la cyberguerre, du changement climatique et des futures pandémies.
Une seule phrase de ce rapport long de 144 pages est consacrée à la coopération entre l'UE et le Royaume-Uni en matière de sécurité, bien que le Royaume-Uni ait déclaré qu'il soutiendrait activement une "coopération UE-OTAN" plus étroite et qu'il collaborerait avec l'UE pour lutter contre le changement climatique et pour répondre aux menaces pesant sur la biodiversité et le crime organisé.
Mais la Revue intégrée ne dit rien sur la manière dont cette coopération fonctionnerait en pratique, renforçant l'idée que le Royaume-Uni privilégiera des liens bilatéraux avec les pays ou groupes de pays de l'UE, plutôt que chercher à établir une coopération formelle en matière de politique étrangère avec l'UE. Néanmoins, il est bon de se rappeler que la simple mention d’une coopération entre l'UE et le Royaume-Uni n'était pas forcément acquise dans un bilan post-Brexit de Boris Johnson.
Le Royaume-Uni pourrait bientôt découvrir les limites de cette stratégie. L'UE s’est dotée elle aussi de partenariats étroits. Elle entretient un dialogue avec le Japon et les États-Unis sur la Chine, ainsi qu'un dialogue distinct sur le renforcement du système multilatéral. Ce sont tous des dialogues qui pourraient intéresser le Royaume-Uni. De son côté, l'UE devrait considérer cette Revue intégrée comme une base de référence, plutôt que comme un produit final. L'UE, et de fait la France, devraient s’appuyer dessus pour réfléchir, et ce de manière plus stratégique, à la manière dont l'UE souhaiterait travailler avec le Royaume-Uni. Si l'UE a un modèle de coopération attrayant à proposer et que le Royaume-Uni le rejette, elle pourra au moins dire qu'elle a essayé.
L’avenir de la coopération franco-britannique
Après quatre ans de slogans creux du "Global Britain", le gouvernement britannique publie enfin la stratégie à long terme pour sa politique étrangère. Alors qu’il était ministre des affaires étrangères, Boris Johnson s'est surtout distingué par ses gaffes. Mais c’est Boris Johnson le Premier Ministre qui aura porté cette Revue qui est de loin la réévaluation la plus ambitieuse de la sécurité, de la défense, du développement et de la politique étrangère du Royaume-Uni depuis la guerre froide. Cette Revue doit aussi être vue comme un travail en cours d’élaboration, qui pourra être modelé et façonné en fonction des événements extérieurs.
Il s'agit d'une contribution importante en amont de la présidence britannique du groupement économique du G7 et de la conférence sur le climat COP-26 avec l'Italie plus tard cette année. C'est également la première fois que le Royaume-Uni lie à ce point sa politique étrangère à sa politique intérieure. Le gouvernement travaillera en étroite collaboration avec les universités et les entreprises du pays et compte créer de nouveaux centres, dont un spécialisé dans la cybersécurité dans le nord de l'Angleterre. Le moins que l'on puisse dire, c'est que ce document de 114 pages mérite d'être applaudi pour son approche globale à la fois du gouvernement et de la société.
Ce qui suit sera déterminant pour la relation franco-britannique. Les deux pays devront discuter de la manière dont ils coopéreront sur leurs priorités communes : que ce soit de manière bilatérale, avec d'autres pays européens, ou par le biais d'autres formats comme la "Quad" (qui comprend les États-Unis, l'Inde, le Japon et l'Australie). Plus facile à dire qu'à faire. Si la France a prêté une oreille attentive à l’idée, promue par le Royaume-Uni, de créer de nouveaux groupements de pays démocratiques, elle ne s'enthousiasme pas nécessairement d’une initiative visant à élargir officiellement le G7 à de nouveaux membres de la région indo-pacifique.
Nous devrons attendre pour voir comment les ambitions du Royaume-Uni se concrétisent dans la pratique avant de juger si le Premier ministre Johnson est fidèle à sa parole. A minima, cet examen rassurera la France et l'UE sur le fait que le Royaume-Uni ne se tourne pas vers l'Ouest ou pire, ne se referme pas sur lui-même.
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