En 2001, Vladimir Poutine, nouveau président de la Fédération de Russie depuis un peu plus d’un an, avait vu dans les attentats du 11 septembre une opportunité – de donner de l’élan à son effort pour améliorer les relations avec les Occidentaux (mises à mal par les guerres en Tchétchénie, l’élargissement de l’OTAN et l’intervention de cette dernière contre la Serbie) ; de faire taire leurs critiques sur les nouvelles opérations militaires menées en Tchétchénie depuis l’automne 1999, cette fois-ci au nom du contre-terrorismeMoscou met notamment en avant des liens entre les insurgés tchétchènes et des groupes djihadistes internationaux, en particulier Al-Qaeda et les Talibans, et la présence de combattants étrangers aux côtés des Tchétchènes. Les pays occidentaux, de leur côté, sont circonspects. D’une part, ils prennent en compte le fait que la radicalisation d’une partie de la rébellion tchétchène est un effet direct de la brutalité des opérations militaires menées par Moscou dans le Caucase. D’autre part, ils estiment que cette dimension, si elle est réelle, est exagérée par les autorités russes à des fins d’instrumentalisation, des doutes qu’intensifient ceux qui entourent l’origine de la série d’attentats qui ont eu lieu à la fin de l’été 1999 et qui, avec les incursions dans le Daghestan voisin, de combattants tchétchènes sous la houlette de Shamil Basaev, ont justifié l’engagement de la seconde guerre russe en Tchétchénie. ; et de faire de cet enjeu un thème de coopération permettant de changer les codes de la relation avec Washington (encore très marquée par l’héritage de la Guerre froide) et de transcender les profondes divergences entre Moscou et les capitales occidentales sur les données de l’ordre international et européen. Vingt ans plus tard, la façon dont la Russie critique « le chaos laissé par [ses] collègues occidentaux » en Afghanistan (Poutine« Poutine nazval iskhodiachtchie ot Afganistana ougrozy Rossii i soiouznikam » [Poutine évoque les menaces émanant d’Afghanistan pour la Russie et ses alliés], RBK, 24 août 2021.) et y mène son jeu propre en lien avec les autres puissances régionales témoigne de l’échec de cette stratégie. Pour autant, la lutte contre le terrorisme constitue toujours un vecteur clef de présence internationale pour la Russie et une importante préoccupation sécuritaire.
La lutte contre le terrorisme comme facteur d’équilibre dans les relations avec les Occidentaux…
Dans l’immédiat post-11 septembre, la coopération entre la Russie et les Etats-Unis fut bien tangible. Moscou, pesant le pour et le contre, avait visiblement conclu qu’une intervention américaine contre les Talibans pouvait servir ses intérêts (ces derniers avaient reconnu l’indépendance de la Tchétchénie« The Taliban formally recognizes Chechnya », Jamestown Foundation Monitor, vol. 6, n° 12, 18 janvier 2000.). C’est ainsi que Vladimir Poutine proposa un soutien concret aux Etats-Unis dans leur riposte en Afghanistan (renseignement, participation au Northern Distribution Network) et ne protesta pas contre l’installation de troupes américaines dans des pays de l’Asie centrale ex-soviétique (Kirghizstan et Ouzbékistan), pourtant situés dans sa « sphère d’intérêts privilégiés » revendiquée. Il y eut même, en 2010, un raid conjoint russo-américain contre des laboratoires de drogue en Afghanistan. La Russie contribua à l’effort de formation des forces afghanes et leur fournit 63 hélicoptères de transport, financés par les Etats-Unis« Russia Delivers Last of U.S.-bought Helicopters to Afghan Military », Military.com, 3 novembre 2014.. Cette coopération se poursuivra en fait, avec des hauts et des basEn 2011, les Etats-Unis ont intégré l’Emirat du Caucase dans leur liste d’organisations terroristes. A plusieurs reprises, les deux pays se sont prévenus de la préparation d’attentats terroristes sur le territoire de l’autre., jusqu’à ce que la grave crise de 2014 (Ukraine) compromette la coopération russo-occidentale sur une majorité de sujets.
Si effectivement, après le 11 septembre 2001, on parla beaucoup moins aux Russes, du moins publiquement, de la brutalité de leurs opérations militaires en Tchétchénie, la lutte contre le terrorisme international, bien qu’il constitue un sujet de discussions récurrent entre Moscou et les pays occidentaux, n’a pas suffi à leur permettre de dépasser leurs profonds différends conceptuels sur l’ordre international et leurs griefs mutuels, ceux-ci contribuant à des divergences d’approches sur le sujet terrorisme comme sur tant d’autres. En proposant leur coopération aux Américains dans leur « guerre contre le terrorisme » en 2001, les Russes, comprenant que cet enjeu allait demeurer longtemps au cœur de la politique de sécurité et internationale américaine, escomptaient une réciprocité sur ce qui constituait (constitue toujours) le leur, à savoir l’espace post-soviétique et la volonté d’y conserver un rôle leader. Les révolutions de couleur en Géorgie (2003) puis en Ukraine (2004), davantage encore que la crise diplomatique sur la guerre en IrakOn rappellera ici que le ministre russe des Affaires étrangères d’alors, Igor Ivanov, avait déclaré que le déclenchement d’une guerre contre l’Irak déboucherait sur « l’activation du terrorisme dans toutes les régions du monde » (« Russia warns US about terrorism », Irish Times, 12 mars 2003)., seront interprétées à Moscou, déplorant le soutien de Washington aux « révolutionnaires », comme traduisant l’échec de leur approche.
Moscou tenta pourtant de jouer de nouveau cette carte à la faveur de son intervention militaire en Syrie, dont elle espéra un temps qu’elle susciterait davantage de concertation avec les Occidentaux (sur l’Etat islamique), permettant à terme une atténuation des tensions (et des sanctions) en faisant passer au second plan la « question ukrainienne ». Ainsi, dans son discours à l’Assemblée générale de l’ONU le 28 septembre 2015, Vladimir Poutine appellera de nouveau à la formation d’une « coalition anti-terroriste internationale très large. Comme la coalition anti-Hitler, elle pourrait réunir dans ses rangs les forces les plus diverses prêtes à s’opposer résolument à ceux qui, comme les Nazis, sèment le mal et la haine de l’humanité ». Si le chef de l’Etat russe avait insisté alors sur le rôle « clef » que devraient y jouer les pays musulmans, il avait certainement également en tête la possibilité que les avancées de Daesh convainquent les pays occidentaux de se rapprocher d’une Russie désormais bien présente sur un des « terrains » de l’Etat islamique, en Syrie. « Désormais, l’Occident est tout simplement forcé de coopérer avec la Russie », avancera un éditorialiste de l’agence de presse RIA NovostiAleksandr Khrolenko, « Rossiia lidirouet v bor’be s mejdounarodnym terrorizmom » [La Russie est leader dans la lutte contre le terrorisme international], RIA Novosti, 3 décembre 2015., reflétant une analyse alors largement partagée au sein des élites russes. Les attentats survenus à Paris en novembre 2015 puis, en décembre de la même année, à San Bernardino, auront certainement rendu cette perspective plus plausible aux yeux des dirigeants russes. La question fut de nouveau mise en avant par Moscou à la faveur de l’élection de Donald Trump (2016) et d’Emmanuel Macron (2017), les deux semblant enclins, pour des raisons différentes, à explorer la possibilité de rebattre les cartes dans les relations avec la Russie.
… ou pas
La convergence au nom de la lutte contre le terrorisme ne s’est cependant pas produite. Sur le terrain syrien, les options et approches des uns et des autres s’avérèrent rapidement irréconciliables, en dehors de l’affichage commun à tous de la volonté de lutter contre l’Etat islamique. Vu des capitales occidentales, l’objectif premier des opérations russes en Syrie est de sauver Bashar el-Assad, que Moscou présente comme un rempart contre le terrorisme islamiste (dans son discours à l’ONU de septembre 2015, Poutine avait d’ailleurs avancé que seuls le régime syrien et les Kurdes luttaient réellement contre Daesh). D’autre part, tandis que la Russie estime que l’enjeu terroriste a servi de prétexte sans fondement à des interventions militaires visant à asseoir la « domination globale américaine »Voir, par exemple, A.A. Ouranian, « Rol’ Rossii v mejdounarodnom sotroudnitchstve po bor’be s terrorizmom » [Le rôle de la Russie dans la coopération internationale de lutte contre le terrorisme], Vestnik ROuDN, Université russe de l’amitié des peuples, 2016, n° 3, p. 46. et que ces mêmes interventions ont créé le chaos au Moyen-Orient, les Occidentaux considèrent, eux, d’un œil critique et inquiet la tendance de la Russie et de certains pays amis à instrumentaliser la lutte contre le terrorisme pour justifier des politiques répressives à l’encontre de diverses oppositions et minorités. A ce sujet, on peut se référer à la doctrine de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS), qui préconise la lutte contre « trois forces » – le terrorisme, l’extrémisme et le séparatisme –, traduisant une propension commune aux régimes autoritaires des Etats membres – Russie, Chine, républiques centrasiatiquesOn notera ici que ces mêmes pays ont constaté que des ressortissants étaient partis s’entraîner dans des camps djihadistes en Afghanistan et que d’autres, plus tard, ont combattu dans les rangs de l’Etat islamique et d’autres groupes au Moyen-Orient. Le pouvoir russe aurait laissé nombre de ressortissants nationaux rejoindre l’EI en Syrie pour restreindre la pression, en termes de risque terroriste, sur le territoire national à la veille des Jeux olympiques d’hiver de Sotchi (février 2014). – à pratiquer certains amalgames. Traduisant la grande difficulté à trouver des analyses communes sur le sujet entre Russes et Occidentaux, Moscou, en parallèle, accuse les Etats-Unis de pratiquer des « doubles standards » – par exemple à l’égard de l’Etat islamique en Afghanistan, ou encore des Ouïghours (comme des Tchétchènes dans le passé). Au reste, les listes noires des groupes terroristes russes et occidentales sont loin de converger pleinement. Ainsi, celles de la Russie ne comptent ni le Hezbollah, ni le Hamas.
Ce constat fait, et même si le terrorisme demeurera un sujet dans les échanges plus ténus et difficiles entre Moscou et les Occidentaux après l’annexion de la Crimée, la Russie joue sa propre partition, en Syrie, en Afghanistan (avec une action perçue comme hostile au gouvernement soutenu par les Etats-Unis), ailleurs…
La Russie, championne de la lutte contre le terrorisme international ?
L’échec à faire de la lutte contre le terrorisme international un domaine de coopération structurant dans les relations avec les Occidentaux, c’est-à-dire, dans la perspective russe, permettant d’établir avec eux un partenariat pragmatique qui fasse passer au second plan les divergences sur les valeurs et les intérêts stratégiques respectifs, n’a pas pour autant réduit l’importance de cet enjeu dans l’(hyper-)activité internationale de Moscou. Présentée comme un champ d’action où la Russie a remporté des succès, sur son territoire (Caucase du Nord) et en Syrie, la lutte contre le terrorisme figure dans bon nombre des accords de coopération de sécurité que la Russie a signés, ces dernières années, avec moult pays en Afrique et au Moyen-Orient. Elle est un objet d’échanges réguliers avec aussi bien l’Egypte qu’Israël ou l’Arabie saoudite. La thématique se retrouve également dans l’effort que déploie le ministère de la Défense pour développer l’influence russe en Asie du sud-est, avec par exemple de l’échange d’informations sur les groupes djihadistes ou des programmes de formation de professionnels du contre-terrorisme.
Le terrorisme et la lutte contre les mouvements extrémistes sont également présents dans les activités de l’Organisation du Traité de sécurité collective (OTSC), ainsi que dans le cadre de l’OCS, où la similitude de visions et d’approches politiques facilite les coopérations (exercices, échange d’informations au sein de la Structure anti-terroristeEtablie à Tachkent, la Structure anti-terroriste de l’OCS est un des deux organes permanents de l’Organisation, l’autre étant le Secrétariat (situé à Pékin). , dialogue sur les mesures à prendre dans l’espace informationnel pour limiter les usages que peuvent en faire des organisations « terroristes » et « extrémistes », etc.). La lutte contre le terrorisme constitue ainsi un vecteur d’influence auprès des Etats issus de l’ex-URSS, que conforte l’effort de Moscou pour faire le lien entre ces organisations, où elle occupe une position centrale, et l’ONU (à l’ONU, du reste, elle joue un rôle actif, comme participant et initiateur d’un certain nombre d’initiatives sur le sujetVoir Jakob Hedenskog, Russia and International Cooperation on Counter-Terrorism. From the Chechen Wars to the Syria Campaign, FOI, mars 2020, pp. 29-31. On notera ici que les responsables d’Interpol ont salué l’action de six pays de la CEI (qui dispose d’un Centre anti-terroriste), figurant dans la liste des quinze premiers contributeurs en termes d’informations sur les terroristes internationaux (« INTERPOL Chief recognizes contribution of CIS countries in combating terrorism », 20 juillet 2018).).
Toutes ces coopérations, qui vont de l’échange de renseignement à des exercices conjoints en passant par des séminaires sur les problèmes et les pratiques des uns et des autres, permettent au Kremlin d’étayer l’idée que la Russie n’est pas isolée sur la scène internationale. Elles relèvent de sa forte propension à « vendre » des services militaires et de sécurité pour porter son image de grande puissance internationale.
Le terrorisme, véritable enjeu de sécurité pour Moscou
La lutte contre le terrorisme n’est pas appréhendée par les autorités russes uniquement comme un levier à instrumentaliser pour porter sa voix sur la scène internationale. Si la doctrine de sécurité et la politique de défense sont objectivement dominées par la confrontation avec l’OTAN, la menace terroriste, qui a secoué le pays dans les années 2000 (Nord-Ost, Beslan…), reste une problématique forte pour Moscou. Chaque année, des attentats sont déjoués en Russie, dont beaucoup d’experts internationaux soulignent qu’elle est un lieu de radicalisation de ressortissants étrangers, notamment centrasiatiques. La possible dégradation de la situation dans, précisément, l’Asie centrale voisine, frontalière de l’Afghanistan, fait l’objet d’une réelle préoccupation. En témoigne la présence de longue date de bases militaires russes (Kirghizstan, Tadjikistan) et une certaine focalisation des activités opérationnelles de l’OTSC sur les problématiques sécuritaires liées à l’instabilité de cette région. On notera d’ailleurs que face à la progression rapide des Talibans en Afghanistan, la Russie a, en août 2021, conduit plusieurs exercices avec les pays centrasiatiques.
Si une certaine instrumentalisation de la menace terroriste djihadiste est une réalité, Moscou visant à maintenir son emprise sur les pays centrasiatiques en leur proposant son parapluie de sécurité, l’inquiétude pour l’avenir de cette zone voisine n’en constitue pas moins une motivation importante de sa stratégie assez active sur la question afghane depuis plusieurs annéesVinay Kaura, « Russia’s Afghan Policy: Determinants and Outcomes », Strategic Analysis, vol. 45, n° 3, 2021, pp. 165-183.. Cela explique également un certain paradoxe, ou une ambivalence, dans le débat russe sur la perspective du retrait des Etats-Unis d’Afghanistan : les critiques de Moscou à ce sujet, visant à mettre en exergue l’irresponsabilité et l’impuissance présumées de Washington, exprimaient aussi les craintes de certains sur les conséquences sécuritaires de ce retrait pour la région et la Russie (tandis que d’autres officiels et experts russes affichaient plus volontiers leur inquiétude quant au risque, au contraire, d’un enracinement de la présence des Etats-Unis dans « l’étranger proche » ; pour ceux-là, la confirmation du départ des troupes américaines par Joe Biden a constitué un soulagement).
La préoccupation relative à la situation de sécurité en Asie centrale voisine sous-tend, depuis plusieurs années, son effort pour se poser en médiateur du dialogue intra-afghan (ce qui doit aussi étayer son statut revendiqué de grande puissanceVoir Ibid.), l’établissement de contacts avec les Talibans (qui figurent pourtant sur la liste russe des groupes terroristes), ainsi que son rapprochement avec le Pakistan, considéré comme un interlocuteur incontournable sur le devenir de l’Afghanistan. Tout cela doit donner à Moscou des leviers multiples pour le cas où les assurances données au Kremlin par les Talibans ne devaient pas être acquittéesVladimir Isachenkov, « Taliban visit Moscow to say their wins don’t threaten Russia », AP, 8 juillet 2021., pour contenir la possible contagion des instabilités de l’Afghanistan à l’Asie centrale (et à son propre territoire), limiter la poussée éventuelle de l’Islam radical et l’expansion de l’influence de l’Etat islamique dans son voisinage méridional, perçues comme des dangers tangibles, canaliser les trafics de drogue...Sur l’évaluation par les dirigeants russes des risques dont est porteur le retour au pouvoir des Talibans, voir Piotr Sauer, « Taliban Rule Will Be a ‘Threat’ to Russia and the World, Top Panjshir Resistance Member Warns », The Moscow Times, 26 août 2021. Vladimir Poutine a évoqué la sienne lors du congrès du parti Russie unie, en énumérant ces « réelles menaces » : escalade des conflits avec les Etats limitrophes, croissance des trafics de drogue, émigration illégale (« Poutine nazval iskhodiachtchie ot Afganistana ougrozy Rossii i soiouznikam », op. cit.).
Dans ce contexte, il paraît évident que la Russie s’appuiera davantage sur les relations avec les puissances régionales (outre le Pakistan, l’Iran, l’Inde et la Chine) et extra-régionales engagées dans la région, quelles qu’en soient les ambiguïtés, que sur le développement, aujourd’hui illusoire, de partenariats avec les pays occidentaux (même si un dialogue a minima sera probablement maintenu). Cela cadrera mieux avec sa posture très défensive sur sa situation politique intérieure (rejet des critiques sur la nature du régime et sur les politiques répressives du Kremlin à l’encontre des opposants au nom de la lutte contre l’extrémisme) et avec sa revendication de puissance (multiplication des canaux de coopération avec, dans sa perspective, les nouveaux ou futurs « grands de ce monde »).