Notes de la FRS

Le monde arabe et la guerre en Ukraine : le spectre du rideau de fer

Note de la FRS n°04/2022
Pierre Boussel
2 mars 2022

Le premier impact de la crise ukrainienne dans le monde arabe a été le mouillage de seize navires de guerre russes dans le port de Tartous (Syrie) et l’arrivée d’avions Tu‑22M3 et MiG‑31K équipés de systèmes Kinjal sur la base de Hmeimim. Bien que le nord-syrien soit instable, l’hypothèse de confrontations entre soldats russes et américains déployés sur zone n’est pas retenue. Aucune tension n’est observée sur le terrainLe convoi militaire américain de vingt-trois véhicules qui a traversé le poste-frontière d'Al-Walid le 24 février 2022 pour se diriger vers Rmeilan (nord-est de la province de Hasaka) n’est pas corrélé aux événements ukrainiens..

Le retour de la tension Est/Ouest est accueilli froidement par les diplomaties arabes, qui craignent la résurgence des contraintes liées à la Guerre froide, la géopolitique bipolaire et l’obligation de choisir un camp. Le ton véhément du président Poutine et ses références à l’Union soviétiqueDiscours du 24 février 2022 ; le président Poutine se réfère à la victoire de l'Union soviétique de Staline contre l'Allemagne nazie. ont réveillé le souvenir de l’autoritarisme russe et le goût amer de l’abandon lorsque le bloc communiste s’est effondré en 1991.

La décision de la Syrie de soutenir la reconnaissance par la Russie de l’indépendance des deux républiques auto-proclamées du Donbass, avant même l’attaque du 24 février, peut être analysée comme marginale. La tendance générale est l’attentisme afin d’observer le déroulement des événements, et d’anticiper l’avenir à la lueur des accords de défense signés avec les acteurs de la crise.

Les conséquences du conflit sont à l’image de la zone Moyen-Orient/Afrique du Nord (MENA) : hétéroclites.

  • Israël espère que son alliance avec Washington n’affectera pas son dialogue avec Moscou sur deux dossiers : la nuisance des groupes pro-iraniens en Syrie et le programme nucléaire iranien. La condamnation de l’invasion russe par le ministre israélien des Affaires étrangères, Yaïr Lapid, a peu convaincu. Tel-Aviv se tient à l’écart.

  • La Turquie réclame la fin de l’intervention russe mais refuse de participer au régime de sanctionsDéclaration du président Erdogan le 23 janvier 2022, de retour d’un sommet de l’OTAN.. Ankara fait le pari d’un conflit bref et géographiquement circonscrit.

  • Sur la Syrie, alors que le cycle d’Astana et le Comité constitutionnel de l’ONU vont se réunir en ce mois de marsL'envoyé spécial des Nations unies pour la Syrie, Geir Pedersen, a fixé la date de la 7ème réunion du Comité constitutionnel syrien au 21 mars 2022 (à Genève)., la diplomatie russe s’inquiète de la neutralité onusienne. La priorité de Moscou est de plaider la normalisation du régime syrien.

  • Concernant la Libye, Moscou approuve la désignation du nouveau Premier ministre, Fathi Bachagha, par le Parlement de Tobrouk. Se pose désormais la question de la coexistence entre les puissances tutélaires du dossier libyen : Russie, Turquie, France.

  • L’Algérie, premier client d’armements russes d’Afrique, se tient à distance de la crise et travaille à l’augmentation des livraisons de gaz vers l’UE. Étant donné la fragilité de ce pays qui a longtemps enduré le socialisme d’inspiration soviétique, la population ne souhaite plus revivre les contingences de la géopolitique des blocs.

La hausse des cours du pétrole produit un effet d’aubaine pour les pays producteurs, un signal positif avant les fêtes du Ramadan habituellement inflationnistes. Les inquiétudes portent sur le risque d’une dérégulation des routes commerciales en raison des sanctions économiques. Ankara ferme les détroits du Bosphore et des Dardanelles aux navires de guerre, qu’ils soient riverains ou non de la mer Noire. Le chef de l’Autorité du canal de Suez (SCA), le lieutenant général Rabie, se dit serein, mais se prépare à toute éventualité. Le Maroc, qui a investi massivement dans des infrastructures portuaires, concentre son attention sur la sécurité de l’espace euro-méditerranéen.

Si une modification des routes de l’énergie semble s’imposer en raison de l’instabilité chronique de l’axe Russie/Ukraine/Europe, les acteurs du marché ne se précipitent pasLe Moyen-Orient et l'Afrique du Nord représentent 5,36 % des exportations russes dans les secteurs des énergies fossiles et des biens de consommation, selon la Banque mondiale.. La compagnie nationale de pétrole libyen (NOC) appelle à la retenue. L’Arabie saoudite souhaite que la Russie maintienne sa présence au sein de l’OPEP+. Ces signaux d’apaisement interviennent alors que les missions de bons offices menées par l’Europe auprès de l’Algérie, du Nigéria ou encore au Qatar ont abouti aux conclusions suivantes : 1. Seul un panachage des sources d’approvisionnement gazier vers l’UE pourrait compenser une fermeture du robinet russe. 2. Bien qu’onéreuse, l’importation de GNL par voie maritime est une solution de diversification réaliste.

À suivre dans les prochains jours :

  • L’approvisionnement en blé engage la sécurité intérieure des pays arabes les plus dépendants, notamment l’Égypte et l’Algérie. Le prix de la tonne de céréales est scruté fiévreusement sur le marché international de Chicago. Idem pour les exportations ukrainiennes d’huile de tournesol vers l’Irak, l’Égypte et l’IranEn 2019, l'Ukraine était le premier exportateur de graines de tournesol et d'huile de carthame, avec 45,8 % du marché mondial.. Des perturbations sont à prévoir.

  • La Russie étant exclue de la plate-forme interbancaire SWIFT, les relations économiques vont se complexifier. L’industrie touristique, déjà très impactée par la crise pandémique, se prépare à vivre une pénurie de touristes russes. Sont concernés la Tunisie, le Maroc, Israël et l’Égypte.

  • Le soutien de la Chine à la Russie, bien que mesuré, a retenu l’attention des chancelleries arabes. Pékin et Moscou progressent habituellement en ordre dispersé en zone MENA. Une coordination étroite entre les deux capitales serait un nouvel axiome à prendre en compte.

  • Les négociations sur le nucléaire iranien ne sauraient être retardées par la crise ukrainienne, dit la diplomatie française. Téhéran fait bloc avec Moscou et perçoit l’influence de l’OTAN comme une menace indirecte à sa frontière nord« گسترش ناتو به نزدیک مرزهای ایران یعنی تهدید امنیتی», (L'expansion de l'OTAN près des frontières de l'Iran constitue une menace pour la sécurité), Farhikhtegan Daily (Iran), 28 février 2022., celle avec l’Azerbaïdjan, partenaire fidèle de l’Alliance atlantique suspecté par l’Iran de mener un double jeu48 heures avant le déclenchement des hostilités, la Russie et l’Azerbaïdjan ont signé à Moscou une déclaration d’« interaction d’alliance » portant notamment sur « l’inviolabilité » de leurs frontières respectives. Le 14 décembre 2021, le Secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg, recevait le président azerbaïdjanais, M. Ilham Aliyev, au siège de l’Organisation pour s’entretenir du partenariat entre l’Alliance et l’Azerbaïdjan ainsi que de la situation sécuritaire dans le Caucase du Sud..

Depuis son arrivée aux affaires, le président Poutine mène une politique d’influence dans le monde arabo-musulman. Officiellement, il promeut la non-ingérence, le respect mutuel et offre son soutien militaire à ses alliés. L’opinion publique arabe, massivement jeune et interconnectée, note cependant le différentiel entre son déclaratoire et son comportement en situation réelle, à ses propres frontières (invasion, bombardements, censure) ainsi que le fossé générationnel entre un chef d’État septuagénaire s’exprimant depuis son palais moscovite et le jeune président

Zelenski menant la résistance sur les réseaux sociaux.

Une déclaration de Vladimir Poutine, passée inaperçue en Occident, a été mal perçue dans la région, évoquant une analogie entre l’intervention au Donbass dite « légitime » et l’opération de l’OTAN en Libye, présentée comme illégitime par Moscou. Ce débat sur l’interventionnisme n’est pas un sujet neutre. En effet, les nations arabes n’ont pas oublié que l’invasion soviétique en Afghanistan a eu pour conséquence la création d’Al-Qaeda et la mobilisation de combattants islamistes qui ont causé les drames que l’on sait. C’était il y a quarante ans. Et depuis, la guerre contre le terrorisme n’a jamais cessé.

La déclaration sur la mise en alerte des forces russes de dissuasion a suscité une vive préoccupation. Impuissant face aux événements en Ukraine, le monde arabe se prépare à vivre ce que Raymond Aron nommait autrefois : l’équilibre de la terreur.

 

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