Introduction
En esquissant la perspective de possibles confrontations dans l’espace (et en en tirant les premières conséquences), la Stratégie spatiale de défense française (SSD), publiée en 2019, marque une étape essentielle dans l’évolution de la posture militaire de la France et dans le débat plus large en cours sur la sécurité collective dans l’espace. Non pas que ce texte puisse être considéré comme créant un précédent en la matière. Les Etats-Unis ont été les premiers à formuler une doctrine de la maîtrise de l’espace. Dès la fin des années 1970, ils commencent à envisager l’espace comme un terrain « contesté », une politique rendue publique au cours de l’Initiative de défense stratégique (IDS) des années 1980. Les premières évocations d’« espace contrôlé » (Space Control) sont développées en 1995 par l’US Air ForceXavier Pasco, « Le Space control : un enjeu de puissance entre les États-Unis et l’Europe ? », in François Heisbourg (dir.), Annuaire stratégique et militaire 2003, Odile Jacob, 2003, pp. 365-380.. En 2001, la Commission Rumsfeld alerte même sur le risque d’un « Pearl Harbor spatial » ayant le potentiel de réduire considérablement l’efficacité de l’armée américaineReport of the Commission to Assess United States National Security Space Management and Organization, 2001, p. viii..
Ces visions ont très vite supposé l’utilisation dans l’espace d’armes antisatellites afin de garantir les bénéfices spatiaux et de nier ces mêmes moyens aux adversairesUn premier texte interarmées publié il y a plus de vingt ans aux Etats-Unis (Joint Publication 3-14 Joint Doctrine for Space Operations) définissait ainsi le contrôle de l’espace : « Les opérations de contrôle de l’espace permettront aux forces amies de disposer d’une liberté d’action dans l’espace et, lorsqu’elles sont employées, de refuser cette même liberté à l’adversaire. Elles comprennent des opérations offensives et défensives menées par les forces amies pour obtenir et maintenir la supériorité spatiale et la connaissance situationnelle des événements qui ont une incidence sur les opérations spatiales » (Joint Publication 3-14, Joint Doctrine for Space Operations, 2002, pp. IV-5).. Controversée au début des années 2000, notamment au niveau internationalXavier Pasco, op. cit., cette conception semble cependant s’être répandue au sein de la communauté militaire américaine et les membres de la Space Force en particulier se rattachent à cette « école de pensée »Russell Rumbaugh, What Place for Space: Competing Schools of Operational Thought in Space, The Aerospace Corporation, 2019..
La Stratégie spatiale de défense française (SSD), quant à elle, reste un document de nature très politique qui énonce la vision française du futur de l’espace de défense. De façon classique, elle évoque bien sûr les menaces et les risques nouveaux qui pourraient à terme bouleverser la liberté d’accès et d’action dans l’espace. Elle en déduit des ambitions capacitaires visant à faire face aux modifications de l’environnement spatial et à garantir l’appui spatial aux forces armées. Mais la SSD ouvre aussi la possibilité de véritables actions militaires dans l’espace et porte une doctrine nouvelle, ne serait-ce qu’en considérant la nécessité de définir des règles d’engagement dans l’espace. Compte tenu de la nature de ce texte, initialement commandé par le Président de la République, il ne s’agit pas seulement de traduire une vision militaire sur ces questions mais de faire référence pour toute expression d’une position française en matière de sécurité spatiale au sein de la communauté internationaleLe contexte des coopérations internationales, en particulier avec l’Union européenne (UE) et l’OTAN est aussi abordé, là encore en lien avec la nécessité pour la France d’affirmer ses positions dans les négociations sur les futurs régimes juridiques de l’espace..
Parallèlement, la SSD fait preuve d’une vision renouvelée pour le modèle industriel spatial français, avec une volonté appuyée de tirer avantage des opportunités du New Space et d’une réflexion sur la gouvernance des activités spatiales en France impliquant des relations modernisées entre le ministère des Armées (par le biais du Commandement de l’espace créé à l’occasion) et le CNES.
Aussi la SSD peut-elle apparaître comme un document assez unique dans sa forme et sur le fond, qui dépasse une simple dimension militaire. Elle continue de susciter l’attention de nombreux pays conscients de l’importance sans doute croissante des confrontations diplomatiques qui pèsent sur les débats autour la sécurité collective dans l’espace. Il s’agit donc pour les auteurs de cet article de mieux cerner les contours et les effets de cette prise de position sur l’avenir de l’espace de défense, en remarquant les possibilités qu’elle offre pour définir une position française et la consolider dans les débats en cours.
Un contexte spatial en mutation
Depuis la fin de la Guerre froide, le domaine spatial militaire a été confronté à trois tendances majeures : le passage d’une activité spatiale militaire de niveau stratégique à un usage plus lié aux opérations elles-mêmes ; une multiplication du nombre de satellites en orbite ; et une tendance à l’arsenalisation de l’espace qui transforme les satellites en cibles potentielles. Ces trois évolutions se sont récemment accélérées, poussées par les tensions géopolitiques et par les évolutions économiques induites notamment par le New Space.
Le rôle clé du spatial dans le conflit en Ukraine illustre l’accélération de la tendance à utiliser de plus en plus de données spatiales en soutien des opérations de combat. Les satellites de l’entreprise américaine Maxar fournissent ainsi des informations indispensables aux opérations ukrainiennes. Chacun se souvient, par exemple, du repérage des colonnes de chars se dirigeant vers KievSandra Erwin, Debra Werner, « Dark clouds, silver linings: Five ways war in Ukraine is transforming the space domain », Space News, 23 décembre 2022.. Non moins médiatisés, les satellites du réseau Starlink permettent la coordination des opérations de combat, et fournissent des solutions de connectivité d’appoint pour les soldats comme pour les habitants des zones libéréesChristopher Miller, Mark Scott, Bryan Bender, « Ukraine: How Elon Musk’s space satellite changed the war on the ground », Politico, 8 juin 2022.
Cette situation est le résultat d’une dynamique née après la disparition de l’URSS. Durant la Guerre froide, les satellites militaires ont joué un rôle majeur dans l’équilibre de la relation nucléaire entre les deux blocs. Mais leur usage a ensuite évolué vers des missions de nature plus conventionnelleXavier Pasco, « L’espace et les approches américaines de la sécurité nationale (1958-2010) », L’Information géographique, vol. 74, n° 2, 2010, pp. 85-94.. L’effet multiplicateur des capacités spatiales sur l’efficacité des opérations est rapidement apparu, en particulier avec le développement des munitions guidées par GPS permettant des frappes très précises, exemple emblématique de cette transformationLarry Greenemeier, « GPS and the World’s First ‘Space War’ », Scientific American, 2016.. La « guerre contre le terrorisme » lancée après le 11 septembre 2001 a conforté cette nouvelle approche, avec par exemple l’usage croissant de drones qui reposent fortement sur les satellites pour leur guidage et leur communicationRobert Valdes, « How the Predator UAV Works », How stuff works, 2002..
Figure 1. Schéma simplifié du fonctionnement du drone Predator
Les Etats-Unis considèrent désormais l’espace et ses satellites comme des « strategic enablers » (facilitateurs stratégiques). Les nouveaux systèmes dépendent des données spatiales dès leur conceptionXavier Pasco, « L’espace et les approches américaines de la sécurité nationale (1958-2010) », op. cit.. Cette importance prise par le spatial est liée à la mise en place d’une architecture de données au plus près du champ de bataille. Pour être efficaces, les opérations « multi-domaines » (multi-domain)Dites « multi-milieux et multi-champs » en France. nécessitent de grandes quantités d’informations. Le domaine spatial, en tant que moyen de faire circuler ces données, a ainsi pris un statut nouveau dans la préparation des futurs conflits.
Si le nombre de satellites a augmenté constamment depuis la fin de la Guerre froide, cette tendance s’est fortement accélérée ces dernières années. Le principal facteur de cette évolution est le déploiement des constellations satellitaires, au premier rang desquelles le réseau Starlink de Space X. A l'échelle mondiale, le nombre de satellites lancés en 2022 (soit 2 482) a doublé en deux ans, alors même qu’on lançait en moyenne « seulement » une moyenne de 200 satellites par an tout au long de la décennie précédente tandis que le nombre de satellites actifs en orbite (7 100 répertoriés en mars 2023Sandra Erwin, « Space Force: We expect to see ‘interfering, blinding’ of satellites during conflicts », Space News, 15 mars 2023.) a connu une augmentation annuelle d’un tiers sur les deux dernières années. Le nombre d’objets en orbite augmente désormais de façon exponentielle, et cette tendance pourrait se poursuivre à l’avenirUS Government Accountability Office, Large Constellations of Satellites, 2022, p. 1..
Figure 2. Tableau du nombre de satellites lancés par année (Our World In Data, 2022)
Malgré la vocation commerciale de ces satellites, leur multiplication emporte évidemment des implications sécuritaires et militaires. Ils offrent en effet des possibilités inédites de résistance et de résilience des réseaux. Certains épisodes de la guerre en Ukraine ont ainsi montré l’efficacité de l’utilisation de ces réseaux commerciaux pour la collecte de renseignements, mais aussi pour les communications, aux côtés des grands programmes institutionnels, qui assurent le guidage et la navigationRachel Lerman, Cat Zakrzewshi, « Elon Musk’s Starlink is keeping Ukrainians online when traditional Internet fails », Washington Post, 19 mars 2022..
Une autre conséquence réside dans l’augmentation du nombre de débris orbitaux. Ces débris posent un risque environnemental susceptible de menacer à terme la viabilité des activités spatiales. La population des débris est imparfaitement connue, faute de moyens capables de les détecter et de caractériser leurs trajectoires. Les capacités de surveillance de l’espace permettent d’en suivre environ 32 000. Or, le nombre de débris dangereux est estimé à plusieurs millionsEuropean Space Agency, Space Debris by the numbers, 2022.. Le risque du syndrome de Kessler est particulièrement redouté par les spécialistes : il s’agit d’une réaction en chaîne de collisions entre débris, rendant l’utilisation de l’espace impossible sur certaines orbitesChristophe Bonnal, Les débris spatiaux, Pérennité des opérations dans l’espace, Présentation, Académie de l’Air et de l’Espace, 19 mai 2016.. Cette augmentation va donc de pair avec des risques accrus de collisions en orbite qui justifient les efforts déployés actuellement dans le domaine de la gestion du trafic spatial (Space Traffic Management ou STM)La Fondation pour la recherche stratégique (FRS), dans le cadre du programme Horizon 2020 mis en place par la Commission européenne, a coordonné en 2022 le projet Spaceways, destiné à nourrir les analyses techniques, juridiques et politiques de l’Union européenne sur ce sujet..
Des technologies d’élimination de débris (Active Debris Removal, ADR) sont à l’étude mais leur usage potentiellement dual en a empêché le développement rapide. La SSD indique, par exemple, que ces programmes pourraient dissimuler des développements militaires, les technologies ADR et antisatellites présentant de grandes similitudesMinistère des Armées, Stratégie spatiale de défense, 2019, p. 23..
Car, et c’est une autre dynamique majeure, les capacités spatiales deviennent des cibles. Bien sûr, des armes antisatellites ont été développées à partir des années 1960, et certaines ont été testées durant la Guerre froide. Mais à cette époque, les satellites bénéficiaient d’une forme de « sanctuarisation »Robin Dickey, « Space has not been a sanctuary for decades », War on the Rocks, 16 septembre 2020. : leur rôle stabilisateur dans la relation entre les blocs était reconnu par tousBrian Weeden, « Through a glass, darkly: Chinese, American, and Russian anti-satellite testing in space », The Space Review, 17 mars 2014.. Toute action contre un satellite revêtait une signification stratégique avec des conséquences possibles, au moins théoriques, sur la faculté d’emploi de capacités nucléairesXavier Pasco, « L’espace et les approches américaines de la sécurité nationale (1958-2010) », op. cit.. La logique de l’équilibre stratégique impliquait alors de s’accorder sur la préservation de ces « moyens techniques nationaux »Cette expression est un euphémisme présent dans les accords de limitation des armements. Elle désigne en fait des satellites capables de vérifier l’application de ces traités, dont les capacités étaient tenues secrètes (Ibid.)., ce qui a limité la course aux armements dans l’espace.
Directement impliqués dans les opérations modernes, les satellites semblent perdre cette « immunité ». Le test chinois d’un missile antisatellite en 2007 a renforcé cette crainte et a été rapidement suivi par une « réponse » américaine l’année suivanteMême si d’autres arguments ont été avancés par les Etats-Unis pour la destruction de ce satellite en 2008, l’aspect au moins symbolique de la « réponse » reste évidemment clé.. En 2019 et en 2021, l’Inde puis la Russie ont procédé à leur tour à des tests antisatellites destructifs. En octobre et novembre 2022, la Russie a menacé des satellites commerciaux occidentaux, confirmant que certains pays considèrent désormais ceux-ci comme des cibles légitimes.
Les puissances spatiales ont donc désormais besoin de protéger leurs satellites. Les réflexions sur le « contrôle de l’espace » (ou maîtrise de l’espace) aux Etats-Unis, et la volonté de gagner la « guerre de l’information » côté russe et chinois, ont abouti à des changements organisationnels et doctrinaux dans de nombreux pays. La publication de la SSD s’inscrit ainsi dans un contexte global de prise de conscience progressive des nouveaux enjeux spatiaux, prise de conscience dont le tableau ci-dessous évoque quelques étapes clés.
La mise en œuvre de la Stratégie spatiale de défense
Dans ce contexte, la SSD apparaît comme un texte relativement innovant à la fois par son statut très politique et par le niveau des ambitions militaires qu’elle affiche. Plus précisément, la SSD envisage clairement l’usage d’armes pour défendre les moyens français. La loi de programmation militaire en préparation y fait d’ailleurs pour la première fois explicitement référence avec les projets BLOOMLASE et FLAMHE, dédiés respectivement au développement d’armes laser au sol et en orbiteLPM 2024-2030, Les grandes orientations, Ministère des Armées, p. 10.. Une analyse rapide pourrait conclure à un relatif parallélisme entre doctrine française et doctrine américaine. Pour autant, contrairement à cette dernière, la SSD ne définit que des opérations défensives dans l’espace, connues aux Etats-Unis sous le nom de « Defensive Space Control » (DSC)« Les opérations DSC consistent en toutes les mesures actives et passives prises pour protéger les capacités spatiales amies contre les attaques, les interférences ou les dangers. Le DSC protège les biens des dangers tels que les attaques directes ou indirectes, les débris spatiaux, les interférences radioélectriques, et les phénomènes naturels tels que les radiations. Les mesures DSC peuvent s’appliquer à la défense de tout segment d’un système spatial – espace, liaison ou sol » (Joint Publication 3-14, Space Operations, 2020, pp. II-2).. Il s’agit dans ce cadre d’évoquer « des actions menées dans l’espace pour protéger nos moyens et décourager toute agression »Stratégie spatiale de défense, rapport du groupe de travail « espace », Ministère des Armées, 2019, p. 39..
A la différence de la conception française, la doctrine américaine ajoute la possibilité de déployer un « Offensive Space Control » (OSC) : « Les opérations OSC consistent en des opérations offensives menées pour la négation de l’espace [space negation], qui implique des mesures visant à tromper, perturber, nier, dégrader ou détruire des systèmes ou services spatiaux. Les adversaires, qu’il s’agisse d’acteurs étatiques ou non, exploiteront la disponibilité des capacités spatiales pour soutenir leurs opérations. Conformément aux principes des opérations conjointes, il incombe donc aux États-Unis de priver les adversaires de la possibilité d’utiliser les capacités et services spatiaux. Les actions de l’OSC visant les capacités et les forces spatiales d’un ennemi peuvent faire appel à des moyens réversibles et/ou non réversibles »Idem..
La doctrine américaine ouvre ainsi la possibilité d’utiliser des moyens antisatellites même en l’absence de menace dans le domaine spatial. La doctrine française est, de ce point de vue, plus mesurée, marquant moins une volonté de développer une complète maîtrise de l’espace que de garantir sa liberté d’utiliser ce milieu en toutes circonstances.
La SSD s’articule autour de deux ambitions opérationnelles majeures :
- Le développement de la surveillance de l’espace. Il s’agit ici de détecter et d’imputer la responsabilité d’éventuels actes inamicaux sur les différentes orbites en s’appuyant sur des moyens souverains, en partenariat avec d’autres pays, opérés par des alliés ou contractualisés auprès d’opérateurs de confiance. Sur ce sujet, un possible complément commercial dans certains cas reste sans doute à définir en fonction de la nature des besoins.
- La défense des intérêts français dans l’espace face à des actes inamicaux, illicites ou agressifs. Les intérêts spatiaux sont définis comme les satellites militaires français, les satellites commerciaux français, les satellites alliés et les satellites de l’Union européenne.
Sur ces deux points, la SSD vise implicitement à faire de la France le moteur de l’Europe en matière spatiale, et à créer une communauté spatiale militaire alliée. En ne réduisant pas les intérêts français aux seuls satellites militaires français, il s’agit aussi d’impliquer les partenaires européens dans une appropriation collective de la SSD alors que la création du centre d’excellence spatial de l’OTAN à Toulouse participe également à cet objectifMarina Angel, « L’Otan choisit Toulouse pour son centre d’excellence spatial », L’Usine nouvelle, 5 février 2021..
Bien sûr, il est vraisemblable que les capacités nécessaires à la protection de ces actifs stratégiques se concentreront dans un premier temps sur le « cœur souverain » français, soit les treize satellites militaires de reconnaissance optique, électromagnétique et de communications de l’armée de l’Air et de l’Espace. De fait, les moyens actuels ne permettent pas d’atteindre cet objectif d’autonomie d’appréciation de situation et de décision dans l’espace. Le renouvellement des moyens de suivi au sol (radars notamment) et le déploiement de nouveaux moyens tels que les inspecteurs spatiauxAvec notamment le programme YODA (Yeux en Orbite pour un Démonstrateur Agile) de satellites de surveillance des satellites géostationnaires (voir infra). devraient néanmoins permettre d’atteindre une première capacité opérationnelle à l’horizon 2030Audition du Général Friedling, Commandant de l’Espace, devant la Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat, 15 décembre 2021..
La SSD souligne également l’importance du développement de capacités militaires indépendantes de tout soutien spatial. A cet égard, cependant, trois ans après sa publication, peu d’avancées ont été réalisées. La dépendance des armées aux informations spatiales semble même augmenter, le besoin d’interconnexion entre les nouvelles plateformes militaires (SCORPION, SCAF, Félin…) étant en croissance. De même, l’usage de drones et l’émergence du combat multi-milieux / multi-champs (M2MC) supposent l’existence d’un soutien informationnel important, reposant en grande partie sur les capacités spatiales. La possibilité pour des moyens militaires modernes de fonctionner en « mode dégradé » après la perte de satellites reste pour autant un enjeu central qui dimensionne aussi les investissements spatiaux.
Enfin, la SSD a par ailleurs entraîné dans son sillage les premiers changements organisationnels avec la mise en place du Commandement de l’Espace (CDE) et l’instauration d’une armée de l’Air et de l’Espace. Motivée par des perspectives nouvelles d’actions militaires dans l’espace, cette évolution marque une étape claire sur le chemin d’un corpus doctrinal renouvelé à l’horizon 2030. Les exercices AsterX qui se sont tenus en 2021, 2022 et, surtout, la dernière édition en 2023, réalisée en liaison avec l’exercice de grande ampleur ORION qui s’est déroulé dans le sud de la France au printemps 2023Pierrick Merlet, « Spatial : l’exercice militaire AsterX à Toulouse est ‘un grand succès’ », La Tribune, 4 mars 2022., témoignent aussi de ce souhait d’une montée en puissance opérationnelle rapide du CDE. Le message est national, mais il est également européen et international. Il s’agit de développer une expertise militaire spatiale nationale en y adjoignant la participation de partenaires étrangers, tels que l’Allemagne, l’Italie, la Belgique et les Etats-Unis.
Dans ce contexte, le point essentiel réside évidemment dans la possibilité d’une véritable montée en puissance capacitaire. Comme déjà indiqué, la SSD française se concentre à ce stade autour de deux éléments principaux : une capacité de surveillance de l’espace améliorée, permettant de détecter et d’attribuer les actes inamicaux ; une capacité à défendre les intérêts spatiaux critiques.
Conformément à une stratégie d’autonomie en cercles fréquemment évoquée, l’approche suivie pour la surveillance de l’espace semble suivre cette organisation en trois cercles distincts, soit un cercle patrimonial maîtrisé qui porte le cœur de mission, un cercle élargi qui inclut des acteurs de confiance pour renforcer les capacités opérationnelles de façon strictement organisée en fonction du type des missions visées, et un dernier cercle plus large encore ouvrant, lui, d’éventuelles relations commerciales capables de répondre à des besoins dont le volume et la nature dépassent les capacités offertes par les moyens dédiés.
A l’origine, la surveillance française de l’espace n’avait pas pour objectif de détecter des menaces dans l’espace, et encore moins d’attribuer ces menaces à un acteur précis. Les objectifs de la mise en service du radar GRAVES étaient avant tout la surveillance et l’identification des satellites passant au-dessus du territoire nationalLe déploiement de GRAVES a notamment permis de négocier avec les Etats-Unis la non-publication des positions orbitales des satellites de surveillance français après la détection de nombreux satellites-espions américains.. Bien que possible à l’aide des capacités nationalesComme l’illustre la détection des activités Luch-Olymp par le réseau Geotracker d’ArianeGroup par exemple. , la détection des actes inamicaux dans l’espace reste difficile sans une contribution américaine. Celle-ci augmente d’un ordre de grandeur les performances atteintes. La SSD appelle donc à la rénovation des moyens radars de l’armée de l’Air et de l’Espace pour permettre des missions de surveillance spatiale plus ambitieuses.
Actuellement, le cœur souverain de la surveillance de l’espace repose en France sur trois types de capteurs : des radars au sol qui permettent de cataloguer les objets détectés en orbite (GRAVES, SATAM), un réseau télescope Tarot et un réseau de six télescopes Geotracker déployés par ArianeGroup, qui surveillent l’orbite géostationnaire. La France dispose également de lasers de trajectographie pour suivre les objets en orbite basse. En 2023, les radars GRAVES et SATAM sont en cours de rénovation avec le réseau de télescopes Tarot« L’ONERA et Degréane Horizon améliorent les performances de GRAVES », Communiqué de presse, 15 décembre 2020.. Le remplacement des systèmes GRAVES et SATAM est prévu dans le cadre du programme ARES (Action et résilience spatiale).
Le deuxième cercle est constitué de services fournis par des acteurs de confiance, dont les moyens permettent de compléter sur le plan national les capacités patrimoniales (ArianeGroup ou SAFRAN Space Systems par exemple, mais AIRBUS Defense & Space ou Thales Alenia Space peuvent être également cités pour leur expertise propre). Ce deuxième cercle se complète d’une relation avec l’Union européenne à travers une participation au consortium EUSST (European Union Space Surveillance and Tracking), lancé en 2014. Sa vocation est de regrouper les capacités de différents pays européens pour la fourniture de services spécifiques. La France y contribue notamment par son radar GRAVES, qui vient s’ajouter aux apports allemands via les systèmes radars TIRA et GESTRA. La partie européenne de ce volet s’inscrit pleinement dans la logique de la SSD, qui met l’accent sur la nécessité de coopérations intra-européennes concourant à l’objectif politique d’une autonomie stratégique européenne.
Le troisième cercle inclut les nouvelles offres industrielles de surveillance de l’espace. Il s’agit ici de montrer une volonté de profiter des innovations du New Space, en particulier les startups françaises, dans le but d’aboutir à des solutions opérationnelles nouvelles. Outre le fait de confier la réalisation de moyens patrimoniaux (premier cercle) à de nouvelles entreprisesOn peut ainsi prendre l’exemple d’Hemeria, qui a été engagée pour construire les deux démonstrateurs de patrouilleurs YODA., les relations Etats/startups s’inspirent de solutions adoptées aux Etats-Unis, par exemple des politiques d’achat de services de surveillance spatiale. Cette démarche s’appuie sur le fonds France 2030. Celui-ci prévoit 1,5 milliard d’euros pour les entreprises du spatial français. A ce titre, la SSD s’articule avec la réorganisation plus générale de la politique spatiale nationale, avec un rôle plus important confié au ministère de l’Economie. Ce troisième cercle s’organise donc autour de l’achat de services. Ceux-ci sont basés sur l’exploitation d’équipements de détection et de suivi novateurs, ou sur la mise au point de services « aval » adaptés à l’usage militaire.
La SSD a également l’ambition de développer des capacités de protection des satellites. A l’heure actuelle, il n’existe pas de capacité nationale ayant pour objectif d’identifier l’ensemble des satellites d’intérêt en orbite, ce qui constitue pourtant un enjeu militaire désormais pleinement reconnu. Les seules solutions techniques pour caractériser une menace dans l’espace consisteraient soit à mettre en place des capteurs sur les satellites au moment de leur conception, soit à développer des satellites « patrouilleurs » équipés de capteurs afin de surveiller les environs immédiats des satellites et rapporter des informations fiables. C’est cette dernière option qui a été choisie avec le projet de démonstrateur YODA, précurseur d’une nouvelle génération de satellites patrouilleurs chargés d’assurer la surveillance sur les objets géostationnaires. Prévus au lancement pour 2023 ou 2024, ces démonstrateurs doivent ouvrir la voie à un système opérationnel mis en place dès la fin de la décennie. Ce développement correspond à l’horizon de déploiement de futurs systèmes de nouvelle génération (Syracuse 4c). L’utilisation de lasers de puissance pour se protéger des agressions dans l’espace a également été évoquée« Déclaration de Mme Florence Parly, ministre des Armées, sur la défense spatiale, à Toulouse le 7 septembre 2018 », Vie Publique, 2018., montrant bien à ce stade la part croissante prise dans le discours politique par une posture visant, sinon à la dissuasion, du moins au « découragement » de l’adversaire, nuance chère au lexique stratégique français.
A ce titre, la flexibilité d’utilisation de ces moyens doit aussi conférer de facto à la France une liberté d’action équivalente à celle déjà acquise dans ce domaine par les trois grandes puissances spatiales. Au-delà de la capacité opérationnelle elle-même, il s’agit de renforcer sa présence symbolique pour peser dans les discussions spatiales internationales. Du point de vue politique, le développement de tels moyens matérialise a priori de façon délibérée une stratégie spatiale proactive, impliquant de réelles conséquences capacitaires, celle-ci restant néanmoins axées sur un principe d’usage défensif.
L’insistance sur le développement de ces nouveaux moyens d’observation en orbite permet d’aborder la notion de « défense active », également énoncée dans la SSD. Elle semble ouvrir la possibilité d’un complément capacitaire « actif » tout en montrant l’importance première de la connaissance de la situation spatiale. A ce titre, le programme YODA peut aussi être vu comme un marqueur implicite de la position française dans les discussions actuellement en cours à Genève en Première commission des Nations unies (Open-Ended Working Group, OEWG) sur les normes de comportement responsable. La SSD pourrait donc bien apparaître aussi comme un test de la résolution française, tant diplomatique que capacitaire. Ne doutons pas à cet égard que la communauté internationale fera preuve d’un intérêt soutenu pour les progrès capacitaires portés par la Loi de programmation militaire, à la hauteur des attentes créées par ce qui reste l’annonce d’une véritable posture spatiale militaire novatrice.
Conclusion
En constatant le renforcement de la compétition stratégique, l’apparition de nouvelles menaces et l’avènement du New Space, la SSD a finalement énoncé la réponse française face à ces enjeux. Ce texte représente ainsi une évolution importante dans le discours politique français. Pour la première fois, un pays admet publiquement l’existence d’opérations spatiales, et acte une forme d’arsenalisation de l’espace. Le corollaire de cette déclaration est une réaffirmation des principes du droit international gouvernant l’espace. Cette posture est nouvelle : elle reconnaît implicitement une forme de licéité aux conflits spatiaux, confirmée par la plupart des spécialistes en droit international, tout en réaffirmant le droit à la légitime défense mais aussi les principes d’utilisation pacifique de l’espace. Cet équilibre n’allait pas de soi. La position française pouvait aboutir à des blocages, voire à des désaccords, notamment sur les plans européen ou international, ce qui ne s’est pas produit. La SSD figure maintenant parmi les textes fondateurs d’un constat désormais largement partagé et appelant à des solutions internationales pour prévenir tout emballement militaire.
Ce nouveau discours politique sur l’espace et les conflits spatiaux devra passer l’épreuve diplomatique, avec une action centrée sur l’approfondissement de cette perception commune avec les partenaires au sein de l’UE et de l’OTAN. La constance de l’investissement dans les instances multilatérales dédiées à l’espace telles que le COPUOS, PAROS ou la Conférence du Désarmement est également clé. Cet objectif peut s’affirmer à l’occasion des discussions en cours dans le cadre de l’OEWG, dont les travaux ont commencé en 2022 à Genève et qui visent à construire un consensus minimal sur les comportements responsables en orbite. Tout nouvel effort onusien entrepris dans la foulée de ces discussions (alors que la mise en place d’un Groupe d’experts gouvernementaux sur des mesures de transparence est parfois évoquée pour les années qui viennent) doit pouvoir tirer profit de la position française.
Le discours doit aussi relever le défi capacitaire, à travers l’adoption cadencée de programmes soutenant cette nouvelle présence spatiale. Le programme YODA y contribue. Il devra probablement s’accompagner d’efforts supplémentaires qui prennent en compte l’intensification de la présence en orbite, qu’elle soit civile ou militaire.
Dans un contexte spatial marqué par les tensions, le principal défi reste de mettre en cohérence toutes ces évolutions. L’objectif est d’aboutir à un véritable modèle français de maîtrise de l’espace qui soit capable de s’adapter aux changements en cours et aux évolutions prévisibles en termes doctrinaux, capacitaires et politiques. Il est aussi de convaincre la communauté internationale de la pertinence de ce modèle comme une contribution importante à la sécurité collective.