La Libye a vu apparaître de multiples groupes armés à la suite du renversement de Mouammar Kadhafi en 2011. Ces groupes, initialement constitués à l’échelle des principales villes du pays afin de combattre les forces de l’ancien régime, s’enracinent rapidement dans le paysage sécuritaire et politique et s’ancrent territorialement. Leur prolifération est une des grandes caractéristiques de la Libye post-Kadhafi. Ils vont infiltrer peu à peu les institutions politiques, économiques et sécuritaires du pays en se prévalant d’une légitimité par les armes et en profitant de l’absence de contre-pouvoir, notamment d’un appareil sécuritaire crédible. Cette situation a conduit les autorités à recourir aux services de ces groupes pour assurer la sécurité des institutions et asseoir leur légitimité. Non seulement ces acteurs sont donc devenus par la force des choses indispensables à la survie du Gouvernement d’Union Nationale (GUN) et de l’Armée Nationale Libyenne (ANL) mais en outre, leur présence au sein du système rend difficile leur démantèlement.
A l’origine, la constitution de ces groupes armés répond à différents critères : politique, économique, identitaire mais aussi religieux. Leur allégeance est particulièrement difficile à établir car souvent volatile au gré de l’évolution de la situation politique, des tentatives de cooptation du GUN et de l’ANL et des intérêts changeants des parties prenantes. Ainsi, les opérations militaires initiées par l’ANL dans le Fezzan fin 2018 et celles contre la capitale au mois d’avril 2019 ont eu pour effet la recomposition de certaines alliances et de fédérer – de manière temporaire - les groupes armés autour des deux camps mentionnés ci-dessus. Par ailleurs, le soutien de puissances étrangères fourni à certains groupes n’a fait qu’accroître l’enlisement politique et la dégradation sécuritaire en Libye.
Au sein de la multitude de groupes armés présents en Libye, ceux d’obédience madkhaliste – un courant salafiste – revêtent un intérêt particulier pour deux raisons. En premier lieu, les madkhalistes illustrent en effet l’enchevêtrement des différentes identités qui constituent un groupe armé (idéologique, géographique etc.) ainsi que la complexité des alliances en Libye. Certains d’entre eux ont prêté allégeance au GUN tandis que d’autres ont intégré les rangs de l’ANL. En second lieu, leur influence en Tripolitaine et en Cyrénaïque, leur capacité militaire (le nombre de combattants madkhalistes est actuellement estimé entre 8 000 et 25 000 hommesLuca D’Urbino, « The Battle for Tripoli Could be Decided by the Madkhalis », The Economist, 14 novembre 2019.) et leur présence dans des institutions clés libyennes en font un acteur stratégique dans le conflit qui oppose le GUN et l’ANL et un acteur de poids pour le futur de la Libye.
Le madkhalisme sous Kadhafi
Le madkhalisme est un courant salafiste né dans les années 1990 en Arabie Saoudite et nommé après son fondateur Rabi bin Hadi Al-Madkhali.Rabi bin Hadi Al-Madkhali fut « l’ancien directeur du département des études de la Sunnah à l’université de Médine » (Jihad Gillon, « Libye : comment les salafistes madkhalistes s’implantent dans le pays, de Tripoli à Benghazi », Jeune Afrique, 25 juillet 2018). Ce courant prend de l’ampleur à la faveur de la Guerre du golfe« Addressing the Rise of Libya’s Madkhali-Salafis », Crisis Group Middle East and North Africa Report, n°200, 25 avril 2019, p. 3. en soutenant la décision de la famille royale saoudienne d’autoriser la présence de troupes américaines sur leur territoire.Cette présence sera décriée par Ben Laden à la tête d’Al-Qaida qui dénonce alors « l’ occupation du territoire abritant les deux sites saints » – la Mecque et Médine (Dominic Tierney, «The Twenty Years’ War », The Atlantic, 23 août 2016). Le principal élément de doctrine qui permet au courant de s’implanter en Arabie Saoudite et de se répandre dans le monde arabe est le principe d’obédience au dirigeant (ta’at wali al amr). Les sujets lui doivent une entière loyauté même si ce dernier a recours de manière injustifiée à la violence, et tant qu’il ne commet pas d’acte d’infidélité (au sens religieux).Andrew McGregor, « Radical Loyalty and the Libyan Crisis: A Profile of Salafist Shaykh Rabi’ bin Hadi al-Madkhali », Aberfoyle International Security, 19 janvier 2017. En cela, le courant madkhaliste se distingue des autres « mouvements salafistes pour lesquels la limite à ne pas franchir est la violence injustifiée infligée aux musulmans ».Francesca Mannocchi, « Des salafistes sous influence saoudienne jouent sur les deux tableaux dans la guerre civile en Libye », Middle East Eye, 10 décembre 2018. Son rejet des mouvements salafistes djihadistes et des principes démocratiques« Addressing the Rise of Libya’s Madkhali-Salafis », op. cit., p. 4. – au motif que ces idéologies détournent la loyauté envers Dieu au profit d’individus et d’organisations« Radical Loyalty and the Libyan Crisis: A Profile of Salafist Shaykh Rabi’ bin Hadi al-Madkhali », op. cit. – en font un outil de légitimation du pouvoir en place.
En Libye, le courant madkhaliste est utilisé sous Mouammar Kadhafi dans les années 1990 - 2000 pour contrer l’influence et prévenir toute expansion du Groupe Islamique des Combattants en Libye (GICL) et des Frères Musulmans.« Des salafistes sous influence saoudienne jouent sur les deux tableaux dans la guerre civile en Libye », op. cit. Son idéologie est précisément tolérée parce que sa doctrine rejette toute forme d’activisme politique. Le courant se répand dans les principales villes libyennes à Misrata, Zintan, Khoms, Al-Abyar et dans les quartiers populaires de Tripoli. Lors des soulèvements de 2011, de nombreux représentants du courant madkhaliste émettent des fatwas appelant les Libyens à rester chez eux. Une majeure partie restera ainsi fidèle à Mouammar Kadhafi. Cependant, malgré l’appel de Rabi bin Hadi Al-Madkhali à ne pas prendre part aux affrontements, certains individus rejoindront les groupes armés constitués dans les grandes villes. Dès lors, ces groupes ne vont cesser de renforcer leur présence dans les institutions, mettant également en place une police des moeurs dans les principales villes et s’attaquant aux symboles soufis.Frederic Wehrey, « Quiet no More? », Carnegie Middle East Center, 13 octobre 2016.
Etat des lieux des forces madkhalistes en Libye
A la suite de l’effondrement du régime de Kadhafi et à la faveur de la guerre civile, les groupes armés ont peu à peu rempli le vacuum sécuritaire.Lire à ce propos le travail de recherche de Wolfram Lacher et Alaa al-Idrissi, « Capital of Militias – Tripoli’s Armed Groups Capture the Libyan State », Security Assessment in North Africa, juin 2018. En cela, les groupes madkhalistes ne diffèrent pas des autres. Cependant, leur particularité est d’avoir infiltré également les institutions religieuses du GUN comme de l’ANL en sus des hautes sphères du pouvoir et de transcender les clivages politiques. Ils sont en effet présents à la fois dans les rangs de l’ANL et du GUN, malgré le principe d’obédience à un chef. On les retrouve également au sein des forces de police, et ils se sont spécialisés « dans le contrôle des centres de détention et des services de renseignement »« Des salafistes sous influence saoudienne jouent sur les deux tableaux dans la guerre civile en Libye », op. cit. où ils procèdent à la « réhabilitation » des détenus. L’idéologie rigoriste prônée par les membres du courant madkhaliste – aux antipodes des traditions soufies et du courant malékite qui caractérisent les Libyens – est de plus en plus décriée par la population. Malgré quelques incidents, l’acceptation de ces groupes par la population perdure et s’explique par la réputation qu’ils ont acquise en luttant contre la criminalité, l’insécurité et les divers trafics (notamment drogue et alcool).Carlos Zurutuza, « The Sect Quietly Uniting a Divided Libya – under Salafism », Ozy, 29 juin 2018. Par ailleurs, ils constituent une menace pour le tissu social libyen, fragilisé par neuf années de guerre. L’intrication de ces groupes au sein des institutions libyennes inquiète quant à l’évolution du processus politique et à l’éventuelle instrumentalisation de ces derniers par des puissances étrangères. Enfin, les liens qui unissent les groupes madkhalistes entre eux quelle que soit leurs allégeances respectives (GUN ou ANL), interpellent quant au rôle futur des madkhalistes et à la possibilité d’un retournement d’alliance au profit de l’un ou l’autre de ces deux acteurs.
Les unités madkhalistes : un rôle prépondérant au sein de l’ANL
L’Armée Nationale Libyenne (ANL) du maréchal Haftar, contrairement à ce que laisse entendre son intitulé et l’image séculaire défendue, se compose d’une multitude de groupes armés pour certains salafistes, dont des unités madkhalistes. Le discours comprenant des références religieuses prononcé par Khalifa Haftar lors de l’offensive contre Tripoli, le 4 avril 2019Tarek Megerisi, Libya’ s Global Civil War, ECFR, 26 juin 2019. , et la présence de hauts gradés madkhalistes dans les rangs de l’armée en témoignent.
En 2014, Khalifa Haftar lance l’opération Karama dans le but de combattre les groupes armés étiquetés « salafistes djihadistes » et ceux affiliés aux Frères Musulmans à Benghazi et à Derna. Les campagnes militaires sont alors soutenues par Rabi bin Hadi Al-Madkhali qui émet une fatwa appelant ses partisans à combattre dans les rangs d’Haftar. Quelques temps après, en juillet 2016, il appelle de nouveau les membres salafistes à rejoindre Khalifa Haftar contre la brigade de défense de Benghazi.« Radical Loyalty and the Libyan Crisis: A Profile of Salafist Shaykh Rabi’ bin Hadi al-Madkhali », op. cit.
Des assassinats ciblant des figures salafistes à Benghazi également encouragent des membres madkhalistes à rejoindre des unités de l’ANL et à constituer leurs propres unités. Dès 2014, le bataillon Al-Tawhid, une unité entièrement madkhaliste, prend part aux combats aux côtés de l’ANL. En 2016, l’unité est dissoute et incorporée dans les rangs d’autres unités de l’ANL après que des citoyens à Benghazi et des officiels aient exprimé des inquiétudes concernant les objectifs et l’idéologie ultra conservatrice des membres du bataillon.« Addressing the Rise of Libya’s Madkhali-Salafis », op. cit., p. 12. Les combattants madkhalistes rejoignent des unités renommées telles qu’Al-Saiqa Special Forces, la brigade 210 et la brigade Tariq Ben Ziyad, qui ont pris part aux grandes campagnes militaires de l’ANL que cela soit à Benghazi et à Derna en Cyrénaïque, ou à Murzuq dans le Fezzan ainsi qu’à Tripoli.Réseaux sociaux.
Signe de l’influence du courant, deux des fils de Khalifa Haftar, Saddam et Khaled Haftar, seraient à la tête d’unités madkhalistes.« The Sect Quietly Uniting a Divided Libya – under Salafism », op. cit. Ces dernières sont fréquemment envoyées sur les lignes de front lors des campagnes militaires et utilisées pour officier en tant que forces de police lors d’incidents sécuritaires majeurs. Récemment des unités de la brigade Tariq Ben Ziyad auraient été redéployées à Benghazi dans le but de renforcer le dispositif sécuritaire existant et sécuriser la ville contre des attaques terroristes. Pour mémoire, Benghazi a été frappée par deux attaques au mois de juillet et août 2019 ciblant des officiels de l’ANL et un convoi des Nations unies.Réseaux sociaux. Le rôle prépondérant accordé à ces unités témoigne de l’influence de ces dernières au sein de l’ANL.
Une autre unité, majoritairement composée de madkhalistes, Subul Al-Salam, est basée dans la ville méridionale de Kufra en Cyrénaïque. Fondée en octobre 2015Jérôme Tubiana and Claudio Gramizzi, « Tubu and Other Armed Groups and Smugglers along Libya’s Southern Border », Small Arms Survey, décembre 2018, p. 111. , elle se fait connaître en rejoignant les rangs de l’ANL à la même époque. Elle participe ainsi à une offensive contre des combattants originaires du Darfour installés dans le sud de la Libye et affronte des groupes armés opposés à Haftar à Ajdabiya.Jalel Harchaoui and Mohamed-Essaid Lazib, « Proxy War Dynamics in Libya », PWP Conflict Studies, 2019, p.8. Plus récemment, en octobre 2018, le groupe s’est illustré lors du lancement de l’opération dans le Bassin de MurzuqRéseaux sociaux. (Fezzan) et au mois d’avril 2019 lorsque l’ANL aurait, semble-t-il, appelé Subul Al-Salam à participer à l’offensive à Tripoli.Réseaux sociaux. Le groupe comporte des membres appartenant à la tribu arabe Zway et aux Toubous. La cohabitation de ces deux ethnies démontre la capacité de l’idéologie madkhaliste à transcender les rivalités tribales.Pour rappel, les deux tribus se sont violemment affrontées en 2011 pour le contrôle des routes de contrebandes jusqu’à ce qu’un accord soit signé en 2012 (Al-Hamzeh Al-Shadeedi and Nancy Ezzeddine « Libyan Tribes in the Shadows of War and Peace », Clingendael, CRU Policy Brief, février 2019, pp. 8-9). En plus de couvrir une vaste zone le long des frontières du Tchad et du Soudan, le groupe contrôle un certain nombre d’infrastructures stratégiques à Kufra (l’aéroport et le centre de détention). Il a noué également des relations avec les forces des Etats voisins. Subul Al-Salam entretient aussi de bons rapports avec le groupe madkhaliste Force Spéciale de Dissuasion Rada basé à Tripoli et affilié au GUN. Il aurait reçu trois ambulances de la part de Rada en 2017. Les relations nouées par le groupe démontrent encore une fois la capacité de rassemblement de l’idéologie madkhaliste malgré le clivage politique opposant les deux coalitions (GUN et ANL).« Proxy War Dynamics in Libya », op. cit., p. 8. Le Fezzan abrite un autre groupe, la brigade Khaled Bin Waleed, proche du courant madkhaliste et pro-ANL. Ces derniers mois, l’unité a été déployée à Murzuq lors des violences communautaires opposant Toubou et Ahali. Elle a également été chargée de démanteler les cellules de l’Etat islamique dans la régionAbdulhadi Rabie, « الجيش†اللي†ي†ب†يحاصر†مجموعة†إرهابية†جنوب†الفقهاء†ويدمر†سياراتها†» [L’armée libyenne encercle un groupe terroriste au sud de Fuqaha et détruit des véhicules], Al-Ain, 14 juin 2019. et de sécuriser des sites pétroliers.Réseaux sociaux (1)
Le soutien au maréchal Haftar en Tripolitaine proviendrait principalement de groupes armés dominés par les madkhalistes dans les villes de Sabratha (brigade Al-Wadi), Surman, Badr, Tiji, Zintan et Rujban.Wolfram Lacher, « Who is Fighting whom in Tripoli? », Small Arms Survey, août 2019, p. 13.
Des sources ouvertes ont également fait part de l’influence grandissante du courant madkhaliste dans le bastion historiquement islamiste de Derna en octobre 2018 alors que l’ANL assiégeait la ville.Les forces de l’ANL annoncent la libération de Derna en février 2019 après une énième offensive initiée en mai 2018. D’après les informations disponibles, un enseignement madkhaliste aurait été intégré au cursus scolaire. Ainsi, il semblerait que les madkhalistes affiliés à l’ANL aient obtenu des concessions dans les villes conquises en échange de leur soutien lors des campagnes militaires.
Le rôle des madkhalistes pro-ANL dans les affrontements à Tripoli ne se limite pas à fournir des combattants. Ils exercent une influence voir une pression morale sur la population. Ils sont également envoyés afin de motiver et rassembler les combattants. Au mois de septembre, des membres des affaires islamiques basés en Cyrénaïque se sont rendu à Jufrah où est situé le centre de commandement principal des opérations de l’ANL afin d’encourager les troupes.Réseaux sociaux (1) Au mois d’octobre, ces mêmes religieux ont rencontré des officiels de Tarhouna pour apporter soutien et financement.Réseaux sociaux (1) Pour mémoire, la ville de Tarhouna, en Tripolitaine, est un verrou stratégique pour l’ANL lui permettant d’acheminer matériel et combattants vers les lignes de front au sud de la capitale. Il est à noter que les unités madkhalistes malgré leur ralliement à Haftar ont leur propre agenda et code de conduite. Ainsi, le commandant de la brigade 210 aurait été remplacé, par ordre de l’ANL, en décembre 2019 après qu’il ait refusé de participer aux combats à Tripoli.Réseaux sociaux (1)
Les unités madkhalistes et le GUN : un potentiel déstabilisateur
Malgré le soutien apporté par le fondateur du mouvement aux forces de Khalifa Haftar, des mouvements madkhalistes en Tripolitaine ont fait le choix de s’allier au GUN. Cela démontre que nonobstant le soutien du fondateur du mouvement madkhaliste à l’ANL, une dynamique libyenne – faite d’appartenance tribale, régionale et d’enjeux économiques – influe également sur l’allégeance de ces groupes. Cependant, les alliances étant fluctuantes, un ralliement des groupes madkhalistes pro-GUN à l’ANL ne peut pas être exclu dans l’éventualité où l’ANL arriverait à progresser vers le centre de la capitale, à rallier davantage de soutien et à faire basculer le rapport de force en Tripolitaine.
Lors de l’arrivée du GUN à Tripoli, un quartet de groupes armés se rallie au gouvernement soutenu par les Nations Unies. Parmi ces groupes, la Force Spéciale de Dissuasion Rada, évoquée plus haut, une unité de 1 500 hommes, fondée en 2013 et dirigée par Abdelraouf Kara. Rada contrôle l’aéroport de Mitiga, le seul opérationnel dans la capitaleEn 2014, l’aéroport de Mitiga devient le seul à être opérationnel à la suite d’affrontements entre des groupes originaires de Misrata et de Zintan qui ont endommagé l’aéroport de Tripoli situé au sud de la capitale., ainsi que la prisonLa prison abrite des délinquants, des trafiquants et des membres de l’Etat islamique et d’Al-Qaida. Elle est décrite comme une prison de ré-endoctrinement et de formation (« Quiet no More? », op. cit.). située à l’intérieure de celui-ci. Le contrôle de ces deux infrastructures stratégiques, qui font l’objet de convoitises d’autres groupes armésAinsi, des affrontements ont éclaté à plusieurs reprises entre Rada et la brigade Al-Bograh dans le but d’obtenir la libération de membres d’Al-Bograh., a permis à Rada de renforcer et maintenir son pouvoir dans la capitale. Le groupe, l'une des forces les plus puissantes et les plus craintes de Tripoli, officie comme force de police et lutte activement contre les réseaux criminels et la corruption.« Proxy War Dynamics in Libya », op. cit., p. 13. Il réalise également des opérations de contre-terrorisme. Ainsi, plusieurs attaques et arrestations de membres affiliés à l’Etat islamique ont fait l’objet de communication de sa part sur les réseaux sociaux. Rada n’est numériquement pas le plus puissant de Tripoli. Pour autant, il dispose de relais importants à travers les réseaux madkhalistes et unités anticriminelles en Tripolitaine (à Zuwara, Zawiya, Surman et SabrathaJason Pack, « Kingdom of Militias: Libya’s Second War of Post-Qadhafi Succession », ISPI, 31 mai 2019. ) et en Cyrénaïque. En mai 2018, le GUN a publié un décret adoubant Rada en tant que force en charge de la lutte contre la criminalité et le terrorisme à Tripoli. A cette occasion, le groupe, désormais renommé Deterrence Apparatus against Organized Crime and Terrorism, a reçu de nouvelles prérogatives et est devenu plus autonome financièrement.« Sarraj Gives the Special Deterrence Force a Wider Mandate », The Libya Times, 9 mai 2018. Cette promotion et certaines opérations menées par le groupe ont suscité de vives critiques à Tripoli. Malgré cela, il reste un des acteurs clés de la sécurité de Tripoli, susceptible de faire basculer la capitale. Il est à noter que la participation des combattants de Rada n’était pas acquise. En effet, il semblerait que le groupe se soit divisé en deux factions lors du début de l’offensive. La première, dirigée par Abdelraouf Kara, a peu pris part aux combats directs contre l’ANL« The Battle for Tripoli Could be Decided by the Madkhalis », op. cit. et réserverait la majeure partie de ses effectifs à la sécurité de la capitale et des infrastructures stratégiques en sa possession. Malgré cette mise en retrait, la possibilité que le groupe rejoigne les rangs de l’ANL semble peu probable suite à la mort de Khaled Kara, cousin du fondateur de Rada, tué par une frappe aérienne à Mitiga en septembre 2019.Réseaux sociaux (1) Une partie de la seconde faction, menée par Mahmoud Hamza, la division 20/20Abdulhadi Rabie, « مطار†معيتيقة†.. ساحة†جديدة†لتناحر†مليشيات†طرابلس†» [Aéroport de Mitiga… Un nouveau champ de bataille à Tripoli où s’affrontent les milices], Al-Ain, 22 juin 2019. , aurait quant à elle pris part tardivement aux combats en juin 2019.Réseaux sociaux (1) Certains membres auraient semble-t-il refusé de « tuer des musulmans » et insisté sur le fait que leur mission première était de lutter contre le crime et le terrorisme.Réseaux sociaux (1)
La région de Tripolitaine compte également la brigade pro-GUN Al-Daman d’obédience madkhaliste basée dans la banlieue est de Tripoli, à Tajoura.Réseaux sociaux (1)
Une autre unité de poids est le bataillon 604 qui a pris part aux combats aux côtés de groupes armés réunis sous le nom de Bunyan Marsous pour déloger l’Etat islamique de la ville de Syrte entre les mois de mai et décembre 2016.« Libye : comment les salafistes madkhalistes s’implantent dans le pays, de Tripoli à Benghazi », op. cit. Le bataillon 604 a été créé à la suite de l’exécution d’un imam salafiste, Khalid Bin Rajab Al-FurjaniKhalid Bin Rajab Al-Furjani a critiqué l’Etat islamique et refusé l’accès à la mosquée de Cordoba. A la suite de son assassinat, des membres de la tribu Al-Furjan se sont soulevés contre l’organisation. L’Etat islamique a exécuté et crucifié une douzaine de membres de la tribu en représailles (« Quiet no More? », op. cit.). , appartenant à la tribu des Furjan à Syrte par l’Etat islamique en 2015.Ibid. Le bataillon dirigé par le frère de l’imam assassiné est soutenu par la Force Spéciale de Dissuasion Rada, qui l’accueille régulièrement à Tripoli pour des entraîne-ments. Des sources médias ont indiqué que le bataillon aurait rejoint les forces du GUN à Tripoli au mois d’août pour prendre part aux combats. Cette force importante inquiète par sa capacité à promouvoir l’idéologie salafiste et son éventuel changement d’allégeance en faveur de l’ANL. Le 15 juillet 2019, le quartier général du bataillon est endommagé lors de l’explosion « accidentelle » d’un stock de munitions.« ي†مدينة†سرت ليبياÆƆشكوك†حول†ملابسات†انفجار†حاوية†مليئة†بالذخائر†ف†» [Libye… Doutes sur les circonstances de l’explosion d’un dépôt de munitions dans la ville de Syrte], Russia Today, 16 juillet 2019. D’autres sources soutiennent que « l’incident » résulterait d’une frappe menée par le GUN contre son quartier général.Réseaux sociaux (1) Cet événement peut être interprété comme un avertissement des forces pro-GUN contre toute tentative de sédition. Il renforce également l’hypothèse d’un potentiel ralliement de groupes madkhalistes à l’ANL si le maréchal Haftar et ses alliés venaient à prendre l’ascendant dans le conflit. [Les derniers évènements survenus au début du mois de janvier étayent cette hypothèse. Le 6 janvier, le bataillon 604 s’allie aux forces de l’ANL permettant à ces dernières de prendre le contrôle de Syrte].
La dangereuse influence religieuse et économique des madkhalistes
Outre les forces armées, les madkhalistes auraient également infiltré les institutions chargées des dotations religieuses, leur conférant une influence importante sur les écoles religieuses et la communauté.« Addressing the Rise of Libya’s Madkhali-Salafis », op. cit., p. 14. D’après le rapport de Crisis Group publié en avril 2019, des théologiens madkhalistes domineraient l’Autorité Générale des Dotations Religieuses et des Affaires Islamiques à Benghazi. Il en serait de même à Tripoli, où le madkhaliste Muhamad Ahmed Al-AbaniRéseaux sociaux (1) serait à la tête de l’institution religieuse officiant sous l’autorité du GUN. Les deux autorités se mèneraient une guerre d’influence pour rallier les forces madkhalistes à leur camp. Al-Abani aurait récemment pris contact avec Rabi bin Hadi Al-Madkhali afin de confirmer la fatwa qu’il avait émise appelant les madkhalistes à rejoindre les rangs de l’ANL. Ce dernier aurait éludé la question.Réseaux sociaux (1) Al-Abani aurait également banni un prédicateur madkhaliste pro-ANL basé à Zintan et demandé son arrestation.Réseaux sociaux (1) L’ascendance du mouvement ne s’est pas faite sans incident.
Ces dernières années, des actions ont été menées lors d’événements associatifs et contre la communauté soufie. En août 2012, le frère de Rabi bin Hadi Al-Madkhali participait à la destruction d’un mausolée soufi dans la ville de Zliten en Tripolitaine. Quelques jours plus tard, une mosquée avoisinante et une librairie étaient également prises pour cibles par des madkhalistes.« Radical Loyalty and the Libyan Crisis: A Profile of Salafist Shaykh Rabi’ bin Hadi al-Madkhali », op. cit. Depuis, plusieurs attaques ont été rapportées contre des mausolées et des activistes politiques en Tripolitaine ainsi qu’en Cyrénaïque« Libya: New Wave of Attacks Against Sufi Sites », Human Rights Watch, 7 décembre 2017. , par exemple l’attaque contre un mausolée à Misrata en février 2019. En réponse, des membres des tribus Ramla et Mahjoub ont fermé le bureau des dotations religieuses de la ville pour dénoncer l’influence des madkha-listes.Réseaux sociaux (1) Des mesures visant à restreindre la liberté de mouvement et ciblant toute forme de culture jugée contraire à l’Islam ont été adoptées à leur initiative. En 2017, un gouverneur militaire en Cyrénaïque avait ainsi imposé des restrictions de voyage en avion aux femmes non accompagnées d’un parent masculin. Cette mesure fut annulée quelque temps après son instauration. Les mesures ainsi adoptées témoignent de la volonté du groupe de réglementer l’espace public et la sphère privée. Des livres jugés contraire à l’Islam ont été ainsi brûlés à Benghazi.Taylor Luck, « Libya Crisis as Opportunity: Who are the Madkhalis? », The Christian Science Monitor, 17 janvier 2018. En octobre 2018, le département des affaires religieuses avait appelé à respecter l’autorité en placeUn leader salafiste madkhaliste Ashraf Al-Mayar Al-Hassi (membre des forces Al-Saiqa) aurait affirmé qu’Aguila Saleh serait l’autorité légitime. Réseaux sociaux (1 2) à la suite d’une manifestation contre le gouvernement intérimaire de Tobrouk.« See a demonstration in Benghazi, calling for the departure of the House of Representatives, the State and the Presidential Council », Address Libya, 15 octobre 2018. En décembre 2018, un groupe salafiste, présenté comme la police des moeurs, avait effectué une descente dans le Casa Café à Benghazi ou des femmes s’étaient rassemblées et avait procédé à l’arrestation de deux employés. Cet incident a suscité de vives critiques sur les réseaux sociaux et a été condamné par la mission des Nations Unies en Libye.Vanessa Tomassini, « Assalto alle donne in un bar a Bengasi » [Agression contre des femmes dans un bar à Benghazi], Speciale Libia, 30 décembre 2018.
Des incidents similaires ont également été dénombrés en Tripolitaine. En 2017, le groupe Rada a ordonné la fermeture du festival Comic Con et procédé à l’arrestation des organisateurs de l’évènement pour outrage aux bonnes moeurs.Ahmed Elumami, « Libyan Salafist-led Force Breaks up Comic Festival for 'Indecency'», Reuters, 4 novembre 2017. Plus récemment en octobre 2019, un groupe salafiste supposément Rada - sans que l’identité de ce dernier puisse être vérifiée – aurait procédé à des contrôles et arrestations dans des cafés du quartier Al-Andalous de Tripoli demandant à voir les certificats de mariages des clients présents sur place. Un des cafés a publié par la suite sur sa page Facebook un communiqué présentant ses excuses à sa clientèle tout en précisant « que les couples non reconnus ne seraient désormais plus acceptés ».Maryline Dumas et Mathieu Galtier, « Libye. Une « drôle de guerre » des drones », Orient XXI, 21 octobre 2019. Les autorités ont essayé à plusieurs reprises de renforcer leur contrôle sur le groupe en imposant une hiérarchie de militaires et d’officiers de police, sans succès.Virginie Collombier and Fiona Barsoum, « To Engage or not Engage? Libyan Salafis and State Institutions », Norwegian Institute of International Affairs, 2019, p. 9.
L’ascendance du courant madkhaliste se mesure également par le réseau de mosquées et écoles coraniques constitué : 17 à Tripoli, 3 à Misrata, Kufra et Derna. L’influence croissante de ses groupes reposerait également sur leur présence massive sur les réseaux sociaux et la radio.« Des salafistes sous influence saoudienne jouent sur les deux tableaux dans la guerre civile en Libye », op. cit. Selon le chercheur libyen Bashir Al-Zawawi, près de 28 stations diffuseraient des discours madkhalistes en Libye et sur Facebook des conférences seraient animées par des cheikhs majoritairement étrangers (Saoudiens et Algériens).Réseaux sociaux (1) Les revers militaires qu’ont connus les groupes salafistes djihadistes lors des campagnes de l’ANL à Benghazi et DernaLes forces de Khalifa Haftar prennent le contrôle de Benghazi en décembre 2017 et de Derna en février 2019 après plus de trois années d’affrontements contre la coalition de groupes armés réunis au sein du Conseil Consultatif Révolutionnaire de Benghazi et les Forces de Protection de Derna., ont encouragé ces derniers à muscler leur communication sur les réseaux sociaux, notamment Telegram, afin de contrer l’ascendance politique et sociale du courant madkhaliste.Aaron Y. Zelin, « Guest Post: Heretics, Pawns, and Traitors: Anti-madkhali Propaganda on Libyan Salafi Jihadi Telegram », Jihadology, 25 février 2019. Ainsi, le discours salafiste djihadiste accuse les madkhalistes de remplacer l’éducation religieuse officielle, de fermer des mosquées et d’être des agents infiltrés de l’Arabie Saoudite et des Emirats Arabes Unis.Ibid. Les salafistes djihadistes se présentent comme les garants des valeurs de la révolution du 17 février et qualifient les madkhalistes de traitres à la révolution pour ne pas avoir pris part à cette dernière. Les madkhalistes ont également critiqué de manière virulente le Grand Mufti de Libye, Sadiq Al-Ghariani, qui les aurait accusés d’agir au nom d’États du Golfe« Radical Loyalty and the Libyan Crisis: A Profile of Salafist Shaykh Rabi’ bin Hadi al-Madkhali », op. cit. et d’être responsables de la mort du religieux Nader El-Omrani en 2016.En réaction à la mort de Nader Al-Omrani, l’autorité des affaires religieuses de Tripoli a publié un décret interdisant à 11 individus de prêcher dans des mosquées sans autorisation préalable. « Murder of Fatwa House Cleric Ignites Ire in Tripoli », Libyan Express, 26 novembre 2016 et Abdulkader Assad, « Tripoli Awqaf: Madkhali Preachers not Allowed to Give Religious Speeches at Mosques », Libya Observer, 24 novembre 2016.
En Tripolitaine, selon le chercheur Bashir Al-Zawawi, les adeptes madkhalistes auraient investi le marché de l’immobilier, à Misrata notamment, ainsi que celui des devises.Réseaux sociaux (1) Ainsi, les groupes armés ont peu à peu réorienté leur modèle de prédation économique en remplaçant les trafics illicites par le contrôle d’institution financière. Le groupe Rada dirigé par Abdelraouf Kara aurait quant à lui en partie la main mise sur la Banque Centrale de Libye située à Tripoli dans le territoire contrôlé par le groupe. Plusieurs membres affiliés au groupe siégeraient ainsi au sein de l’administration.« Plans by Misrata to “Smuggle” Central Bank of Libya Out of Tripoli Revealed », Al- Marsad, 21 juin 2019. L’emprise du courant s’étend donc à une multitude d’institutions.
Conclusion
Comprendre les facteurs ayant permis l’enracinement des groupes madkhalistes et étudier leurs forces et moyens de subsistance en Libye est vital compte tenu du rôle que peuvent jouer ces derniers dans le rapport de force opposant le GUN et l’ANL. Ils représentent une force non négligeable susceptible de faire basculer le statu quo qui prévaut depuis le début des hostilités en avril 2019. La stratégie du mouvement consistant à infiltrer les institutions économiques, sécuritaires et religieuses et à prendre le contrôle d’infrastructures stratégiques a permis aux madkhalistes de devenir incontournables. Cependant, ils ne seront sans doute pas les premiers à rejoindre les rangs de l’ANL. La position d’influence et les intérêts qu’ils ont acquis au cours de ces dernières années les poussent à agir avec précaution.
De plus, la capacité qu’ont les madkhalistes de mettre un terme au conflit doit être nuancée et mise en perspectives des intérêts des autres groupes armés et du jeu des parrains régionaux. La multitude d’acteurs prenant part aux affrontements en Libye rend difficile l’attribution d’un coefficient déstabilisateur à une force ou l’autre. Au mois de janvier, le rapport de force semblait pencher en faveur de l’ANL. Le soutien accordé à Haftar des groupes armés de la ville d’AjailatRéseaux sociaux (1), celui des mercenaires russesSamer Al-Atrush, « Putin-Linked Mercenaries Are Fighting on Libya’s Front Lines », Bloomberg, 25 septembre 2019. , les accords de sécurité et maritimes décriés entre la Turquie et le GUNDeux tribus majeures en Libye, Warfallah et Tarhuna, ont exprimé leur opposition à l’accord signé avec la Turquie. La Grèce, l’Egypte et Chypre ont également dénoncé l’accord (« Libyan Tribes to Erdogan: Your Maritime Borders Agreement with GNA is Null and Void », Al-Marsad, 2 décembre 2019). et la prise de Syrte« Tripoli-Aligned Forces Say they Quit Libya's Sirte to Avoid Bloodshed », Reuters, 7 janvier 2020., constituent autant d’éléments susceptibles d’accélérer une dynamique de ralliements à l’ANL. Ainsi, le potentiel ralliement de groupes madkhalistes au camp du GUN ou de l’ANL pourrait avoir un effet plus ou moins important selon qu’il sera soutenu par des puissances étrangères et/ou qu’il sera précédé d’autres défections au profit de l’ANL. Le danger se trouve donc dans l’instrumentalisation de ces groupes par les acteurs en compétition. Le risque étant de renforcer l’influence des madkhalistes au détriment du processus démocratique auquel le groupe est opposé. Les madkhalistes apparaissent de ce fait comme des acteurs avec qui il faudra composer lors de la transition politique et dans le cadre de la refonte du système sécuritaire.