Le 22 février, alors que Vladimir Poutine vient de reconnaître les deux républiques autoproclamées du Donbass, le Forum ministériel pour la coopération dans l’Indo-Pacifique s’est tenu à Paris, dans le cadre de la présidence française de l’Union européenneCette note a été rédigée dans le prolongement du séminaire organisé dans le cadre du Programme Japon de la FRS le 11 octobre 2021, Crossed Expectations between the European Union and Japan, What Content for the Strategic Partnership.. Quelle que soit la gravité de la situation en Europe, on ne peut oublier que l’Indo-Pacifique est aussi un espace stratégique majeur pour le XXIème siècle, face à une Chine qui pourrait se voir enhardie par les « succès » de la stratégie russe d’agression.
Il a été rappelé que le concept d’Indo-Pacifique, comme ce forum, n’était pas orienté contre la Chine, avec laquelle il existe un dialogue spécifique, mais visait à démontrer l’engagement positif de l’Union européenne dans la région, et la nécessité de resserrer les liens avec nos grands partenaires régionaux, au premier rang desquels le Japon.
Le Forum de l’Indo-Pacifique a réuni les 27 États membres de l’Union européenne et de nombreux ministres des Affaires étrangères de la région, dont ceux des deux partenaires stratégiques de la France, le Japon et l’Inde, intervenants à la séance plénière d’ouverture, mais aussi ceux du Cambodge, qui préside l’ASEAN, et de l’Indonésie, qui préside le G20. L’objectif était de mettre en avant un modèle européen de coopération fondé sur le multilatéralisme et le respect du droit, ce autour de trois tables rondes portant sur la connectivité et le numérique, les enjeux globaux, tels que le réchauffement climatique et la biodiversité, et la sécurité et la défense, tout particulièrement la sécurité maritime. Ces principes et objectifs sont ceux de la stratégie de la France dans l’Indo-Pacifique énoncée en 2019Élysée, La stratégie de la France dans l’Indopacifique., et de la feuille de route sur la coopération franco-japonaise
Les fondements de la coopération France – Japon
La « Feuille de route sur la coopération franco-japonaise pour ouvrir de nouveaux horizons dans le cadre du partenariat d’exception 2019-2023 » avait été signée lors de la visite officielle du président Macron à Tokyo au mois de juin 2019Feuille de route sur la coopération franco-japonaise pour ouvrir de nouveaux horizons dans le cadre du partenariat d’exception 2019-2023 (lire ici).. Le texte rappelle le principe des valeurs communes et du respect d’un ordre international fondé sur des règles. L’objectif est de renforcer la coopération entre Tokyo et Paris, et plus largement entre l’Union européenne et le Japon, dans l’Indo-Pacifique. En la matière, le volet sécurité et défense, qui insiste sur la dimension maritime et le respect des règles de la CNUDM, occupe une place essentielle. La feuille de route mentionne la « vive préoccupation » des deux parties concernant la situation en mer de Chine méridionale et orientale et l’opposition à toute mesure unilatérale mettant en péril l’ouverture et la liberté de l’espace Indo-Pacifique. Les autres éléments clefs sont le climat, l’environnement et la biodiversité et les infrastructures qualitatives.
La feuille de route prévoyait notamment le renforcement des exercices communs et de la coopération pour l’aide humanitaire, la situation à Tonga étant un exemple récent dans le PacifiqueAmbassade de France au Japon, « Les forces françaises mobilisées au profit des îles Tonga », dernière mise à jour 4 février 2022., et la coopération pour le développement des capacités des pays riverains de l’océan Indien et du Pacifique.
En ce qui concerne le volet militaire, l’accord de soutien logistique mutuel ACSA (Acquisition and Cross-Servicing Agreement) entre la France et le Japon est entré en vigueur en 2019. En mai 2020, un premier mémorandum de coopération était signé entre l’Armée de l’Air et les Forces aériennes japonaises d’autodéfense. En 2020-2021, plusieurs exercices significatifs ont eu lieu. On peut citer, au mois de décembre 2020, un exercice de lutte anti-sous-marins avec le Japon, la France et les États-Unis, l’exercice Lapérouse-21, au mois d’avril 2021, réunissant la Marine française et les quatre pays du Quad (Australie, États-Unis, Inde, Japon), la participation des bâtiments de la mission Jeanne d’Arc aux exercices ARC-21 avec le Japon, les États-Unis et l’Australie au mois de mai, ainsi qu’un exercice terrestre conjoint avec le Japon et les États-Unis.
Réuni par visio-conférence au mois de janvier 2022, le dernier dialogue 2 + 2 entre la France et le Japon, qui existe depuis 2014, a rappelé ces éléments fondamentaux de la coopération entre la France et le Japon, « partenaire d’exception », de même que la volonté commune de renforcer la résilience des chaînes d’approvisionnement et de la sécurité économique, qui s’inscrivent aussi dans la consolidation de l’engagement de l’Union européenne dans l’espace Indo-Pacifique que soutiennent Paris et TokyoAmbassade du Japon en France, « 6e rencontre des ministres des Affaires étrangères et de la Défense Japon-France (Réunion « 2+2 »), le 20 janvier 2022 »..
Le partenariat Japon-UE sur la connectivité durable et les infrastructures de qualité est une pièce essentielle de cette coopération, de même que le programme Global Gateway de l’Union européenne, qui permet de développer des synergies avec Tokyo. Signe de la détérioration de la situation stratégique régionale, le dernier dialogue 2 + 2 a spécifiquement mentionné la situation à Hong Kong, la violation des droits de l’Homme au Xinjiang et l’importance de la paix et de la stabilité dans le détroit de Taiwan.
Tous ces éléments s’articulent avec la stratégie Indo-Pacifique de l’Europe et le partenariat stratégique entre l’Union européenne et le Japon, entré en vigueur en 2021.
La stratégie Indo-Pacifique de l’Union européenne et le partenariat stratégique UE – Japon
Les sept domaines d’action de la stratégie de l’Union européenne pour la coopération dans l’Indo-Pacifique publiée en 2021 sont : la prospérité durable, la transition écologique, la gouvernance des océans, les partenariats numériques, la connectivité, la sécurité et la défense et la sécurité humaineCommission européenne, « Questions et réponses : Stratégie de l'UE pour la coopération dans la région indo-pacifique », 16 septembre 2021.. Le programme Global Gateway (décembre 2021) est l’un des prolongements les plus essentiels de cette stratégieIbid.. Appuyé sur 300 milliards d’euros pour la période 2021-2027, le programme est fondé sur les principes de démocratie, de respect des règles de droit international, de bonne gouvernance, de transparence, d’égalité et de durabilité. L’objectif est de contribuer à la construction d’infrastructures durables et à la résilience des chaînes d’approvisionnement. Tous ces enjeux sont au cœur du partenariat stratégique entre l’Union européenne et le Japon entré en vigueur en 2019Ministère japonais des Affaires étrangères, « Japan-EU Strategic Partnership Agreement (SPA) », 1er mars 2021.. Ce partenariat est fondé sur des valeurs communes, celles de la démocratie, des droits de l’Homme, des règles du droit et du respect des libertés fondamentales. Les deux acteurs constatent que, dans un monde de plus en plus interdépendant, les questions de sécurité occupent une place croissante au cœur du dialogue entre démocraties partageant les mêmes valeurs.
L’Union européenne et le Japon veulent également coopérer pour répondre aux défis majeurs de notre temps que sont la prolifération des armes de destruction massive (Corée du Nord, Iran…), le terrorisme, le changement climatique et la pauvreté. Les deux acteurs soutiennent également un multilatéralisme effectif et une coopération accrue dans des secteurs vitaux pour la sécurité comme la science et les nouvelles technologies, l’espace, le cyberespace et la gouvernance d’Internet.
La sécurité maritime constitue un élément particulièrement important dans le partenariat UE-Japon, comme c’est le cas dans les relations entre la France et le Japon. Il s’agit là encore de promouvoir le respect de la CUNDM et des règles de droit, la liberté de navigation et de survol, et l’exploitation durable des ressources de la mer.
Le partenariat stratégique porte donc la relation UE-Japon au-delà de la dimension, traditionnelle, de l’économie, qui a dominé cette relation de 1959 aux années 1990, vers une dimension nouvelle, imposée par la prééminence des risques liés à l’émergence de puissances qui, comme la Chine, remettent en cause le statu quo de l’ordre libéral international construit après la Seconde Guerre mondiale. Ni le Japon ni l’Union européenne ne sont des acteurs militaires, mais tous deux mettent en avant des actions qui auraient été impensables il y a quelques années, telles que la nécessaire coordination – pour plus de visibilité et d’efficacité – de la présence navale des pays européen dans la zone Indo-Pacifique. C’est la proposition que le ministre français de la Défense Jean-Yves Le Drian avait faite à l’occasion du dialogue Shangri La sur la sécurité en Asie dès 2016.
L’Union européenne et ses États membres, l’OTAN et le Japon partagent une même vision pour un Indo-Pacifique libre et ouvert, concept mis en avant par le Premier ministre Abe dès 2007 dans un discours prononcé devant le Parlement indien. Le partenariat stratégique entre l’Union européenne et le Japon est l’une des concrétisations de cette vision commune.
Le Japon doit publier en 2022 une nouvelle stratégie de sécurité nationale, qui succèdera à la première édition de 2013. Ce sera l’occasion pour Tokyo de confirmer l’élargissement de sa vision stratégique, qui englobe désormais de nombreux partenaires, dont l’Union européenne et ses États membres, en complément de l’alliance avec les États-Unis, qui demeure la pierre angulaire de la stabilité en Asie. Dans le même temps, et tout particulièrement à la lumière de la guerre en Ukraine, la France et l’Union européenne peuvent approfondit les échanges sur des concepts aussi complexes que celui d’autonomie stratégique, qui ne signifie pas éloignement de l’allié américain contrairement à ce que certains experts peuvent craindre au Japon.
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