Un mois après le début de l’invasion de l’Ukraine, il apparaît évident à la plupart des analystes que les objectifs initiaux des forces russes n’ont pas été atteints – notamment l’effondrement rapide de l’armée et du régime ukrainiens – et que la confrontation armée ne peut qu’inexorablement s’enliserVoir Philippe Gros, Vincent Tourret, « Guerre en Ukraine : l’armée russe est-elle sur le point d'atteindre le ‘point culminant’ de son offensive ? », Notes de la FRS, n° 8, mars 2022..
Or, l’histoire rappelle que plus un conflit dure, plus la population en devient l’otage et subit cruellement les « misères de la guerre ». Il se pourrait en outre que le Kremlin, en réaction à cette résistance ukrainienne imprévue, durcisse sa stratégie en ciblant plus ou moins délibérément les civilsJulien Chabrout, « Guerre en Ukraine : terroriser la population civile, cette stratégie délibérée de la Russie », L’Express, 17 mars 2022. dans une logique de « fuite en avant » et de « pourrissement ».
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Après quatre semaines de guerre, la population ukrainienne a déjà payé un lourd tribut. À la mi-mars, le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme (HCDH) avait pu documenter au moins 780 morts de civils en Ukraine, dont une soixantaine d’enfants, depuis le début de l’invasion russe. Il dénombre également 1 252 personnes civiles blessées depuis le 24 février. Mais comme l’a relevé la Haute-Commissaire, Michelle Bachelet, ces chiffres sont probablement très sous-estimés car l’agence ne publie que les données qui ont pu être vérifiées de manière indépendante.
De même, d’après l’Agence des Nations unies pour les réfugiés (HCR), un quart des Ukrainiens ont déjà fui leur domicile. Le 20 mars, Filipo Grandi, Haut-Commissaire aux réfugiés, alertait sur son compte Twitter : « La guerre en Ukraine est si dévastatrice que 10 millions de personnes ont fui, soit déplacées à l’intérieur du pays, soit réfugiées à l’étranger ». L’agence des Nations unies précise sur sa page dédiée à la situation opérationnelleUNHCR, Ukraine Refugee Situation. qu’à cette date 3 489 644 Ukrainiens ont quitté le pays depuis le 24 février, dont plus de 2 millions vers la Pologne. Environ 90 % des réfugiés sont des femmes et des enfants, car les hommes en âge de se battre sont requis pour défendre leur pays.
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Pour autant, le calvaire de la population paraît loin d’être terminé et, très probablement, « le pire est devant nous »Selon les termes de Jean-Yves Le Drian du 13 mars 2022, reprenant les propos du président Emmanuel Macron après son entretien téléphonique avec Vladimir Poutine du 3 mars (« Le pire est à venir »).. En effet, Vladimir Poutine pourrait, comme tout bon judoka, chercher à renverser à son avantage la mauvaise passe dans laquelle semble engagée son armée en exploitant cyniquement la prolongation et le durcissement du conflit. Prenant à contrepied les modes d’action indirects qu’auraient – selon le général Gerasimov, chef de l’État-Major général russeValeri Gerasimov, « La valeur de la science dans les prévisions », Military-Industrial Kurier, 27 février 2013. – mis en œuvre les Occidentaux lors des « révolutions de couleur » et des « printemps arabes », les forces russes exercent ainsi depuis le ralentissement de leur offensive fin février une violence brutale et indiscriminée pour sidérer les opinions publiques tant ukrainienne qu’internationale.
Même si une telle politique ne sera jamais bien sûr reconnue officiellement par le Kremlin, cette « radicalisation » de la stratégie russe vise certainement trois types d’objectifs de différents niveaux.
Le premier, au niveau tactique, est de vider au maximum de leur population certaines villes clés avant leur prise de vive force. Cet objectif apparaît clairement à Marioupol où depuis au moins une quinzaine de jours, les frappes s’intensifient et touchent de plus en plus souvent des infrastructures civiles. Les forces russes exercent également un siège en règle de la ville, le plus hermétique possibleLe 21 mars, la vice-Première ministre ukrainienne Irina Verechtchouk annonçait que les Russes s’opposaient encore à l’ouverture de tout « couloir humanitaire » pour acheminer de l’aide à la ville (Reuters, 21 mars 2022)., afin d’ajouter aux destructions, les souffrances dues aux pénuries d’eau, de denrées de base et d’énergie. Le dimanche 13 mars, le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) a ainsi prévenu qu’un « scénario du pire » pouvait avoir lieu dans la cité portuaire si « un accord humanitaire » n’était pas trouvé d’urgence.
Cette tactique de la terreur demeure heureusement très consommatrice en unités et en munitions, c’est pourquoi les Russes ne peuvent l’appliquer que sur les villes dont la chute leur est impérative, comme le verrou de Marioupol (dont la conquête leur assurerait la continuité territoriale entre le Donbass et la Crimée ainsi que le contrôle complet de la mer d’AzovCéline Marangé, « Un désir de grande Russie ? Réflexions sur la grande stratégie russe », Le Rubicon, 11 février 2022.). Or, les militaires russes ont appris lors de la première guerre de Tchétchénie (1994-1996) qu’investir une ville de plus de 400 000 habitants pouvait s’avérer extrêmement coûteux pour leurs propres forces car la résistance se fond dans la population comme un « poisson dans l’eau » (pour reprendre la formule de Mao Zedong). C’est pourquoi, comme lors de la deuxième bataille de Grozny en 1999-2000Pour mémoire, Grozny a perdu plus de 50 % de ses habitants lors de ces combats et pour les Nations unies en 2003, elle était « la ville la plus détruite sur terre »., pour les villes dont elles estiment la conquête hautement stratégique, l’objectif des forces russes semble être – en exerçant une violence sans frein et en n’épargnant aucune cible civile, y compris les hôpitaux – de « vider le bocal » afin d’isoler les défenseurs avant un assaut en règle.
Au niveau de l’ensemble du théâtre des opérations, le sort des « villes martyres » participe sans doute, dans les calculs de l’État-Major russe, à la fragilisation de la défense de l’Ukraine et plus généralement à l’affaiblissement de l’esprit de résistance des Ukrainiens. Ainsi, les Russes estiment certainement que les flots de réfugiés encombrant les axes du centre et de l’ouest du pays vont entraver la manœuvre défensive des forces ukrainiennes. De leur point de vue, ces mouvements massifs de population pourraient aussi propager la panique, diffuser l’idée de la débâcle de l’armée de Kiev, contribuer à décrédibiliser les autorités légales et le gouvernement du président Zelensky et enfin, laisser accroire à un effondrement prochain du régime et de la défense du pays. Ainsi, au même titre que l’annonce de l’arrivée des supplétifs tchétchènes et syriens à la réputation sanguinaire, le spectacle des victimes civiles et des millions de déplacés vise à saper en profondeur le moral de la population et à briser toute velléité de résistance dans la durée.
Ce sont sûrement ces mêmes objectifs qui seront poursuivis dans les prochaines semaines par l’encerclement des grandes villes ukrainiennes, au premier chef Kiev, mais aussi Kharkiv et Odessa. Il ne s’agira probablement pas de « sièges » à proprement parler comme celui de Marioupol – les Russes n’en ont sûrement plus les moyens –, mais d’une prise en otage de ces cités symboliques en vue de renforcer la position de Vladimir Poutine lors de futures négociations. Ces villes font déjà et feront probablement encore l’objet de frappes de harcèlement sporadiques, qui viseront indistinctement cibles civiles et cibles militaires, soit par manque de précision des armements russes, soit par incompétence ou négligence de leurs servants, soit encore de façon délibérée pour terroriser la population. De même, les quelques « couloirs humanitaires » qui seront parcimonieusement octroyés par les Russes seront très certainement bombardés de façon aléatoire comme ceux de Grozny il y a vingt ansDont les « corridors de sécurité » avaient été rebaptisés à l’époque « corridors de la mort » par le journal Novaya Gazeta. ou, plus récemment, ceux dans le Donbass et en Syrie, afin d’accroître encore la pression sur les habitantsPhilippe Ricard, Madjib Zerrouky, « Guerre en Ukraine : les ‘couloirs humanitaires’, une arme de guerre pour Vladimir Poutine », Le Monde, 8 mars 2022..
On ne peut pas exclure non plus que dans les régions russophones de l’est et du sud du pays, l’attaque délibérée des civils ainsi que la mise en place de « couloirs humanitaires » dirigés vers la Russie et la Biélorussie participent d’une sorte d’« épuration ethnique » qui ne dirait pas son nom afin de « trier » la population plutôt favorable aux Russes et de faciliter l’annexion ou la neutralisation des territoires concernés lors du règlement du conflit. Dans ces régions, on assisterait ainsi à la mise en application à grande échelle de l’objectif de « dénazification » de l’Ukraine proclamé à plusieurs reprises par Vladimir Poutine, ce, de façon bien plus large que les « listes d’éliminations ciblées » dénoncées au HCDH par les Américains dès le mois de février 2022John Hudson, Missy Ryan, « U.S. claims Russia has list of Ukrainians ‘to be killed or sent to camps’ following a military occupation », The Washington Post, 20 février 2022..
De surcroît, il convient de ne pas sous-estimer non plus la dimension « punitive » de ces exactions qui les rend d’autant plus brutales et inexorables. La brutalité avec laquelle l’armée d’invasion frappe les civils semble en effet proportionnelle aux espoirs déçus de Vladimir Poutine de réunifier « un seul peuple » selon lui injustement diviséVoir Vladimir Poutine, « Sur l’unité historique des Russes et des Ukrainiens », kremlin.ru, 12 juillet 2021.. À cet égard, le sort de Kharkiv apparaît particulièrement inquiétant car cette cité russophone, malgré son histoireSous le nom de Kharkov, elle a été la capitale de la République soviétique sécessionniste d’Ukraine entre 1917 et 1932. et sa forte minorité russe, a réagi vigoureusement aux menées pro-russes en 2014 et elle résiste héroïquement depuis plusieurs semaines à l’offensive des unités d’élite russes (notamment la Première armée blindée de la Garde) : il ne serait donc pas étonnant que dans les prochaines semaines, elle serve aussi d’« exemple » de la stratégie de terreur russe…
Au plus haut niveau, au niveau stratégique et géopolitique, il n’est pas impossible enfin que l’exode massif des Ukrainiens participe d’une tentative délibérée de déstabilisation des pays européens frontaliers de l’Ukraine. Cet exode forcé pourrait viser à provoquer, à terme, des tensions entre membres de l’Union européenne, voire entre pays occidentaux, au même titre que le chantage sur les hydrocarbures ou sur les céréales. Cette hypothèse éclaire d’un jour particulier la tentative biélorusse de déstabilisation de ses voisins occidentaux par des flux de migrants à l’automne 2021Jean-Pierre Stroobants, Benoit Vitkine, « Les Européens s’alarment de la crise migratoire organisée par la Biélorussie », Le Monde, 12 novembre 2021. : s’agissait-il à petite échelle d’un test – commandité par la Russie avec la complicité de la TurquieJean-Thomas Lesueur (propos recueillis par Aziliz Le Corre), « Frontière polonaise : ‘La Russie et la Turquie instrumentalisent les migrants pour déstabiliser l'Europe’ », Figaro Vox, 10 novembre 2021. – de la stratégie actuelle ? Il est en tout cas fort probable que Vladimir Poutine a observé avec attention le « chantage aux migrants » exercé par le président turc Erdogan sur l’Union européenne depuis les grands flux de réfugiés de 2015, et relancé en mars 2020« La Turquie a agité lundi [2 mars 2020] la menace de l’arrivée de ‘millions’ de migrants en Europe après l’ouverture de ses frontières, cette dernière dénonçant un ‘chantage inacceptable’ […] », AFP le 3 mars 2020.. De fait, les médias russes soutenus par le Kremlin, notamment RT (ex-Russia Today) et Sputnik, instrumentalisent depuis longtemps les craintes suscitées par les flux migratoires pour diviser les sociétés européennesVoir par exemple Jacques Pezet, « Migrants : les médias russes déforment les infos de la police allemande », Libération, 29 janvier 2016.. On peut donc légitimement se demander si les déplacements massifs de populations ne sont pas instrumentalisés par le pouvoir russe comme une « arme par destination ».
Les populations ont souvent constitué un enjeu dans les conflits du passé, surtout lors des guerres révolutionnaires et de « libération nationale », mais leur instrumentalisation délibérée comme « arme par destination » par des belligérants semble un phénomène assez récent. À partir des années 1990, des « foules » ont ainsi été manipulées pour attaquer les forces d’intervention internationales, en particulier en Somalie, au Kosovo ou en Côte d’IvoireCe qui a eu d’ailleurs pour effet que l’armée de Terre développe une capacité nouvelle : le « contrôle de foule ».. Toujours est-il que ces précédents sont sans commune mesure avec l’ampleur et la gravité de la tragédie que vivent les habitants de l’Ukraine, tragédie inédite en Europe depuis la Seconde Guerre mondiale.
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Il est vrai que dans le martyre actuel de la population ukrainienne, il demeure encore difficile de faire la part exacte entre une stratégie délibérée, voire planifiée, et une « fuite en avant » militaire mal maîtrisée. Du fait du mélange d’impulsivité, d’opportunisme, de brutalité et de cynisme qui caractérise la politique étrangère russe depuis ces dernières années, il reste délicat de mesurer avec précision le degré de préméditation et de calcul du Kremlin ainsi que sa capacité à contrôler réellement les leviers dont il prétend disposer.
Pour autant, malgré les véhéments démentis russes, les images de la guerre démontrent que les forces d’invasion ne se préoccupent guère – c’est le moins qu’on puisse dire – des « dégâts collatéraux ». La population ukrainienne paye déjà et paiera probablement tant que durera le conflit un prix extrêmement élevé pour avoir défié l’armée russe et anéanti les rêves impériaux du KremlinCéline Marangé, op. cit.. Il est en effet à craindre que Vladimir Poutine, de plus en plus isolé et se sentant bafoué dans ses rêves de grandeur, refuse tout compromis diplomatique à court terme et cherche à renverser à son avantage la prolongation du conflit en pariant sur l’impatience et la versatilité des opinions occidentales. Il pourrait donc privilégier une « stratégie du pourrissement » pour conjurer l’« enlisement » inexorable de ses forces d’invasion.
Dans tous les cas, quelles que soient in fine les intentions du Kremlin, la violence généralisée exercée par les Russes sur la population renforce puissamment la conscience nationale et le patriotisme ukrainiens tout en scellant de manière sûrement irréversible le divorce entre les deux peuples que Vladimir Poutine voulait réunifier. Ce n’est pas le moindre paradoxe de cette guerre dans laquelle, comme le souligne Isabelle Facon, « la Russie, dans ses calculs, peut intégrer des éléments émotionnels, voire irrationnels, en tout cas, susceptibles d’échapper à la logique du calcul coût-bénéfice des Occidentaux »Isabelle Facon, « La Russie espère susciter la crainte d’une confrontation militaire en Europe », Le Grand Continent, 11 février 2022.. Il ne reste qu’à espérer que l’irrationalité de cette « montée aux extrêmes » ne franchisse pas de nouveaux paliers dans l’horreurLe 21 mars, le président américain a exposé publiquement ses craintes que le Kremlin pourrait employer des armes chimiques (Steven Nelson, « Biden confirms Russia used hypersonic missile, says Putin’s ‘back is against the wall’ », New York Post, 22 mars 2022)..
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