Notes de la FRS

La France et la dissuasion nucléaire : le discours de l’Ecole de Guerre du président Macron

Le vendredi 7 février 2020, le président Macron a prononcé à l’Ecole militaire, devant des élèves officiers de l’Ecole de Guerre, un discours consacré notamment à la dissuasion nucléaire française, cinq ans après celui du président Hollande à Istres (19 février 2015).

Livrée à mi-mandat, cette allocution longue (1h15) est désormais la référence nationale en matière de politique de dissuasion. C’est également un document plus ample, développant la manière dont la France pense la dissuasion dans un écosystème sécuritaire global. Le discours Macron replace la capacité nucléaire française dans l’environnement stratégique européen et les priorités militaires conventionnelles, au regard du droit international et des questions éthiques liées à la possession de l’arme nucléaire. Cette inscription du discours doctrinal dans un propos stratégique d’ensemble n’est pas inédite dans son principe. A cet égard, l’on retrouve, dans ce discours, un peu de l’esprit de celui de Jacques Chirac à l’IHEDN le 8 juin 2001. Les suivants ont été plus ciblés.

Le Président français se place dans la continuité de ses prédécesseurs. La doctrine est inchangée, conforme aux déclarations régulières officielles faites dans les enceintes nationales et internationales. Le texte était très attendu pour son éclairage sur les liens entre dissuasion française et sécurité des partenaires européens. Il conforte et développe de fait l’idée émise depuis François Mitterrand selon laquelle la stratégie française de dissuasion à une dimension européenne. Enfin, le président Macron accorde une attention particulière à la maîtrise des armements, au désarmement, et se prononce sur les dilemmes moraux que pose l’arme nucléaire.

Un discours doctrinal complet

Sans surprise, le discours Macron témoigne, au plan doctrinal, d’une continuité depuis 2015. La doctrine française de dissuasion est régulièrement reprise et développée dans les publications non-officielles ou dans les présentations faites dans les enceintes internationales pertinentes.La France informe notamment les Etats membres du Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP) de sa doctrine de dissuasion dans des rapports remis lors des conférences d’examen. Le dernier a été publié en 2015 : Report submitted by France under actions 5, 20 and 21 of the Final Document of the 2010 Review Conference of the Parties to the Treaty on the Non-Proliferation of Nuclear Weapons, NPT/CONF.2015/10, 12 mars 2015. Le site https://www.francetnp.gouv.fr/les-principes-generaux rappelle également les grandes lignes de cette politique, qui ont aussi été exposées dans la Revue stratégique de défense et de sécurité nationale de 2017. Ce nouveau cadre de référence se distingue pourtant par une volonté de clarification et d’exhaustivité dans la présentation des différents volets doctrinaux explicites comme implicites. L’on retrouve schématiquement les éléments suivants :

Forces conventionnelles et forces nucléaires participent de manière complémentaire et intégrée d’une stratégie de défense nationale dont Emmanuel Macron a eu à cœur de revendiquer la complétude. Ainsi, la « manœuvre militaire conventionnelle peut s’inscrire dans l’exercice de la dissuasion. » Ce n’est pas un élément de doctrine proprement inédit mais sa présentation discursive est plus rare. De manière en revanche très classique, il est indiqué que « notre force de dissuasion nucléaire demeure, en ultime recours, la clé de voûte de notre sécurité et la garantie de nos intérêts vitaux. » A noter : le cadre de l’ultime recours et de la légitime défense a pu être davantage détaillé dans les discours présidentiels précédents, même si les « circonstances extrêmes de légitime défense » ont été rappelées en fin de discours au titre de la justification morale de la dissuasion.

Est confortée la permanence de la posture de dissuasion qui continue de reposer sur deux composantes, parce qu’elles sont dites « complémentaires » : navale (la Force océanique stratégique, FOST), aérienne (les Forces aériennes stratégiques, FAS). Le Président a rappelé à ce titre le nécessaire maintien de la « crédibilité opérationnelle [des forces] dans la durée ». Ce maintien est garanti par les décisions de mise à niveau des équipements prises et encadrées par la dernière Loi de programmation militaire (LPM) 2019-2025 promulguée à l’été 2018. Emmanuel Macron s’était déjà à plusieurs reprises prononcé sur ce choix fait dans la lignée des présidents Hollande et Sarkozy.

Les composantes océanique et aéroportée ont la responsabilité de la protection du territoire et de la population, et de celle des intérêts vitaux du pays, qui demeurent non définis (« quels qu’ils soient »). Selon la formule traditionnelle, il est donc rappelé que « toute menace d’origine étatique contre nos intérêts vitaux, d’où qu’elle vienne et quelle qu’en soit la forme » est redevable de la dissuasion nucléaire dont la responsabilité ultime relève du Président de la République. Certains discours présidentiels avaient pu être plus prolixes sur le champ de ces intérêts vitaux, à l’instar de celui de Jacques Chirac à l’Ile Longue (2006) par exemple.

Il s’agit d’une doctrine « strictement défensive » que le Président a pris soin d’inscrire dans le cadre de la responsabilité qui incombe à un Etat doté de l’arme nucléaire au sens du Traité sur la Non-Prolifération des armes nucléaires (TNP). Pour rappel, le Traité fête cette année les cinquante ans de son entrée en vigueur ; sa dixième conférence d’examen s’ouvrira à New York à la fin du mois d’avril 2020. Dans ce cadre, le Président a ajouté que la doctrine française est « claire et prévisible », indiquant, et la suite du discours insiste sur ce point, l’effort particulier de transparence qui accompagne l’exposé de la doctrine française depuis plus de dix ans. (En l’espèce, un exercice inédit de transparence mené à Genève avec la société civile et un certain nombre de délégations d’Etats parties au TNP avait introduit ce volet du discours de l’Ecole de Guerre quelques jours auparavant.) Corollaires importants du caractère défensif : la stratégie nucléaire française vise à « empêcher la guerre », les forces « ne sont dirigées contre aucun pays », l’arme nucléaire n’est pas « une arme de bataille ». Le Président prend donc bien soin de se distinguer des polémiques qui ont accompagné les débats nucléaires doctrinaux russe et américain au cours de la décennie 2010.

Comme ses prédécesseurs, le président Macron a rappelé à « un dirigeant d’Etat » qui viendrait à « mésestimer l’attachement viscéral de la France à sa liberté » que « nos forces nucléaires sont capables d’infliger des dommages absolument inacceptables (locution adverbiale chiraquienne du discours IHEDN de 2001) sur ses centres de pouvoir, c’est-à-dire sur ses centres névralgiques, politiques, économiques, militaires », formule désormais classique mais qui ne s’est imposée comme unique critère de planification que sous la présidence Hollande. Sous la présidence Chirac, il ne concernait que les « puissances régionales », et sous la présidence Sarkozy, ces centres de pouvoir n’étaient qu’une « priorité ». Enfin, le discours sur la frappe d’avertissement aux fins de « rétablir la dissuasion » précise sa nature « unique et non renouvelable ». Ce rappel, absent des discours présidentiels précédents, est indicatif d’un besoin d’expliquer cette spécificité doctrinale française souvent sujette à débat.

Enfin, le « niveau de stricte suffisance » des forces nucléaires françaises est rappelé de façon traditionnellement elliptique comme étant « requis par l’environnement international ». Il s’agit toujours d’une appréciation régalienne. Le discours Sarkozy de Cherbourg avait fourni de manière inédite l’indication quantitative de « moins de 300 têtes nucléaires ». Il convient d’indiquer un relatif flottement de la parole présidentielle à ce titre depuis lors : François Hollande s’était écarté de son texte en mentionnant « 300 armes », Emmanuel Macron a parlé d’un arsenal « inférieur à 300 armes (…). » Cette imprécision quantitative et terminologique dans l’évolution du discours gagnerait à être levée à l’avenir. Dans le même ordre d’idée, d’aucuns regretteront sans doute le manque de précision financière et capacitaire du discours Macron en plein effort budgétaire demandé aux Français jusqu’au milieu de la décennie pour le moins. Plusieurs discours précédents avaient été plus détaillés dans des contextes moins exigeants.

Dissuasion et intérêts européens

Au vu des prises de position précédentes d’Emmanuel Macron sur la défense européenne et des difficultés politiques récurrentes au sein de l’Alliance atlantique, qui entretiennent des interrogations sur la solidité de la dissuasion élargie américaine en Europe, l’un des éléments les plus attendus du discours de l’Ecole de Guerre était son évocation du rôle de la dissuasion française pour le continent européen. Dans ce domaine, le Président a insisté sur ce qui fait partie du discours français depuis le Livre Blanc de 1972, à savoir que « la France vit dans un tissu d'intérêts qui dépasse ses frontières. Elle n'est pas isolée. L'Europe occidentale ne peut donc dans son ensemble manquer de bénéficier, indirectement de la stratégie française qui constitue un facteur stable et déterminant de la sécurité en Europe ».Livre Blanc sur la Défense de 1972, p.5. Cette interprétation élargie des intérêts vitaux avait été largement consolidée dans les discours présidentiels suivants. Elle est clairement réaffirmée ici, puisqu’Emmanuel Macron indique que « nos forces nucléaires […] renforcent la sécurité de l’Europe par leur existence même et à cet égard ont une dimension authentiquement européenne ». Il n’y a donc pas de révolution dans ce domaine, même si de manière cohérente avec les annonces faites lors de son mandat, le Président fait un pas supplémentaire dans l’ouverture aux partenaires européens.

D’une part, il propose de poursuivre un « dialogue stratégique » sur le rôle de la dissuasion nucléaire avec les partenaires européens qui le souhaitent, un effort qui a débuté il y a déjà plusieurs années par des discussions, visites, explications et échanges sur le rôle du nucléaire vu de Paris. Les résultats de ces efforts d’intégration sont perçus comme positifs, et leur ambition est la création d’une « culture stratégique européenne partagée », devant permettre une meilleure défense des intérêts du continent, dans l’ensemble des champs.

De manière plus pratique, Paris ouvre la porte à l’association « aux exercices des forces françaises de dissuasion » aux partenaires « qui le souhaitent », une locution qui permet de respecter les différences de sensibilité sur le nucléaire en Europe. Cette option ne signifie pas la mise en place d’une structure intégrée comme celle qui existe à l’OTAN, mais rappelle en revanche les mécanismes qui permettent à certains pays de l’Alliance de mettre leurs forces conventionnelles au service de missions de dissuasion. Ces procédures, connues sous le nom de SNOWCAT, comprennent par exemple l’aide au ravitaillement en vol, l’accompagnement des escadrons et la suppression des défenses antiaériennes ennemies.

La formulation retenue dans le discours envisage donc d’approfondir le dialogue sur la dissuasion entre la France et les pays volontaires, ce qui répond à certaines attentes, tout en s’efforçant de ne pas s’exposer au rejet de certains autres chez qui le caractère impopulaire du nucléaire empêche toute intégration majeure et visible ou qui restent très attachés à la dissuasion élargie de l’OTAN.

Mais le caractère européen du discours n’est pas cantonné aux aspects dissuasifs, et c’est un aspect qui doit être souligné. En effet, le Président insiste beaucoup sur l’importance d’une culture stratégique commune en Europe pour progresser en matière de maîtrise des armements et de désarmement.

Maîtrise des armements et désarmement

Parmi les aspects plus novateurs de ce discours, il est intéressant de remarquer l’importance donnée à la maîtrise des armements. Dans ce domaine, le chef de l’Etat engage ses partenaires européens à sortir d’un rôle passif pour se positionner en véritables acteurs. Le langage employé évoque précisément l’idée d’un réveil, pour « à nouveau comprendre les dynamiques d’escalade et chercher à les prévenir ou les empêcher par des normes claires, vérifiables ». Le Président indique ainsi que tout nouvel accord sur les forces nucléaires en Europe devrait intégrer les Européens, et que les discussions dans ce domaine « ne doivent pas passer par-dessus notre tête. »

Il s’agit bien de considérer la maîtrise des armements comme un outil de sécurité, et non pas seulement comme un vecteur politique ou diplomatique. Dans ce contexte, le Président estime que l’Europe doit développer « une position très claire », « qui tienne compte […] de l’évolution des armements contemporains » et lui permette de défendre ses intérêts et ce qu’elle estime être favorable à la préservation de la stabilité stratégique sur le continent.

Ce souhait indique l’ouverture récente d’un travail hexagonal destiné à repenser la maîtrise des armements en fonction des intérêts stratégiques propres à l’Europe pour sortir d’une logique de réaction ou de commentaire vis-à-vis des agissements américano-russes. Ces travaux ont vocation à être partagés à l’échelle du continent.

Dans ce contexte, le Président cherche également à promouvoir la logique française selon laquelle le désarmement n’est pas une fin en soi mais doit permettre d’accroître la sécurité de tous. Cette vision purement sécuritaire de la matière vient à revers du discours ambiant sur le désarmement humanitaire, qui est partagé par certains Etats européens et a été à l’origine de l’adoption d’un Traité d’interdiction des armes nucléaires en 2017. Le discours du 7 février cherche donc à repousser ces arguments et reconstruire une politique de désarmement européenne sur des considérations de sécurité.

L’analyse n’empêche pas le Président de la République de rappeler les fondements de la politique de désarmement de la France, en conformité avec ses engagements internationaux. Elle s’accompagne d’un rappel, désormais très classique, des accomplissements français en matière de désarmement, et d’une énumération des quatre priorités françaises dans le domaine : respect du TNP, négociation d’un Traité d’interdiction de la production de matières fissiles pour les armes et universalisation du Traité d’interdiction complète des essais nucléaires, poursuite des travaux sur la vérification et lancement de travaux sur la réduction des risques stratégiques.

Préoccupations morales

Spécificité du discours de l’Ecole de Guerre : la prise de position du président Macron s’agissant du « débat éthique autour des armes nucléaires ». Ce débat, naturellement, n’a rien de nouveau mais a repris de la vigueur au cours de la décennie 2010, accompagnant la détérioration de l’environnement stratégique mondial et la centralité retrouvée de l’arme nucléaire dans les relations internationales de sécurité.

A ce titre, l’adresse d’Emmanuel Macron, sans être vraiment attendue, est bienvenue. Elle est pour partie réactive à la prise de position très affirmée du Pape François contre toute forme de possession de l’arme nucléaire, à Nagasaki – beaucoup plus qu’à Hiroshima comme l’indique à tort le discours – le 24 novembre 2019. En rappelant d’emblée cette initiative en introduction de cette dernière partie, le Président français indique à l’évidence une volonté d’y répondre. Cette volonté témoigne de l’intérêt, sinon de la préoccupation, que la radicalité formelle du discours de Nagasaki a fait naître à Paris depuis lors. Elle traduit également les réflexions engagées depuis plusieurs années en France, mais également au Royaume-Uni et aux Etats-Unis, sur la nécessité de favoriser une discussion ouverte sur l’éthique de la dissuasion.

Il s’est agi pour le Président de clarifier le sens moral que prend la stratégie de dissuasion française dans le monde d’aujourd’hui. La volonté de sortir ce débat de l’alternative traditionnelle entre tenants de l’abolitionnisme et tenants du retour au seul rapport de forces entre Etats est ambitieuse. Sans entrer ici dans le détail de l’argumentaire présidentiel, qui nécessiterait de plus amples développements, l’on retiendra les enchaînements suivants :

D’abord, le Président reconnaît et postule qu’une politique de dissuasion nucléaire est « porteuse de dilemmes moraux et de paradoxes. » Ensuite, il rappelle que l’élimination totale des armes nucléaires est bien l’objectif que tous les Etats parties au TNP poursuivent « dans le cadre du désarmement général et complet ».En réalité, le onzième considérant du Préambule du TNP formule un désir, accepté comme commun aux Etats qui adoptent le TNP, en ces termes : « Désireux de promouvoir la détente internationale et le renforcement de la confiance entre Etats afin de faciliter la cessation de la fabrication d'armes nucléaires, la liquidation de tous les stocks existants desdites armes et l'élimination des armes nucléaires et de leurs vecteurs des arsenaux nationaux en vertu d'un traité sur le désarmement général et complet sous un contrôle international strict et efficace. ». En outre, le Président admet que la détention de l’arme nucléaire au sens du TNP « confère aux responsables politiques des pays concernés une responsabilité d’une ampleur morale sans précédent dans l’histoire. » Enfin, tout en affirmant que dans certaines conditions, dont celle des « circonstances extrêmes de légitime défense » est rappelée, la stratégie de dissuasion contribue à l’entreprise de limitation de la violence, le Président reconnaît (« reconnaissons ») « que cette rationalité dissuasive ne suffit pas à fonder la paix » au sens où la paix est davantage qu’une « inhibition de la violence ».

L’enchaînement logique de ce propos final conduit à la conclusion du discours de l’Ecole de Guerre du président Macron, qui est un point d’orgue et doit être compris au sens propre : « Notre objectif doit être d’œuvrer à l’instauration d’un ordre international différent, avec un gouvernement du monde efficace capable d’établir le droit et de le faire respecter. Cet objectif de transformation de l’ordre international n’est pas seulement un idéal. Il dessine dès à présent un chemin politique et stratégique qui doit nous permettre de progresser concrètement. ». Fort de cette vision, Emmanuel Macron peut terminer son discours en appelant « les dirigeants des autres puissances nucléaires » (…) à renoncer à toute tentation d’instrumentalisation de cette stratégie [de dissuasion] à des fins coercitives ou d’intimidation », et ce faisant inscrire la stratégie de dissuasion nucléaire française dans le cadre étroit de sa justification morale.

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Tiré par la vision d’un ordre international à construire dans lequel une nouvelle Europe-puissance aurait toute sa place, le discours de l’Ecole de Guerre du président Macron dépasse le cadre traditionnel des discours sur la dissuasion nucléaire française. Il confère à l’exercice une valeur stratégique – cela n’a rien d’inédit – mais surtout il inscrit la dissuasion nucléaire dans les conditions réelles de son dépassement. C’en est l’originalité et l’intérêt principal.