Notes de la FRS

Le Fezzan : nouvel espace de confrontation en vue des élections ?

Note de la FRS n°17/2021
Aude Thomas
22 juillet 2021

Au mois de juin 2021, les deux attaques revendiquées par l’organisation État islamique (EI) dans le Fezzan ont rappelé à tous la menace persistante que constituent les groupes djihadistes en Libye. Cette menace était pendant un temps passée au second plan du fait de la présence des mercenaires étrangers utilisés comme supplétifs au cours de la campagne de Tripoli (avril 2019-juin 2020). Quelques mois plutôt, le président Déby succombait à ses blessures lors d’affrontements avec des éléments tchadiens du Front pour l’alternance et la concorde au Tchad (FACT) partis du Fezzan. Ces événements avaient mis en alerte les États sahéliens voisins, craignant l’apparition de nouveaux foyers de déstabilisation. Les intentions du FACT, réfugié depuis dans le sud libyen, à l’égard du régime Déby demeurent incertaines. Une nouvelle offensive semble avoir été reportée en raison des tensions récentes dans la région.

Le Fezzan est devenu malgré lui, cela particulièrement depuis la chute du régime de Kadhafi, un havre de paix pour les groupes armés et criminels. Ces derniers y sévissent en toute impunité. La région, qui abrite les principales ressources en hydrocarbures et en eau du pays, est gangrenée par de nombreux maux, tous liés à l’absence d’un réel État libyen. Le premier est l’indifférence visible des autorités libyennes successives. L’intérêt porté par les gouvernements rivaux est ponctuel, et les rares réponses sont le plus souvent d’ordre sécuritaire. Avant toute chose, il s’agit pour les acteurs libyens de sécuriser les infrastructures stratégiques. Ainsi, l’exercice de la souveraineté s’illustre non seulement par le contrôle territorial mais également par celui des ressources en hydrocarburesLes hydrocarbures sont la première source de revenus de l’État libyen.. Un autre écueil tient au manque d’investissements publics. Les habitants du sud dénoncent de manière récurrente les pénuries de carburant et la crise de liquidité qui frappe le secteur bancaire ainsi que la détérioration des infrastructures (éducation, santé, etc.) et de la sécurité. L’absence de l’État a ainsi favorisé l’enracinement de ces groupes et permis l’essor de divers trafics. Enfin, la présence de groupes djihadistes dans le sud libyen constitue l’un des fléaux les plus persistants. En 2016, l’État islamique a été expulsé de la ville côtière de Syrte et a trouvé refuge dans les villes méridionales. Le groupe Al-Qaida dispose quant à lui de relais situés à la frontière algéro-nigérienne.

La résurgence de l’État islamique risque d’influer sur les rapports de force entre le Gouvernement d’union nationale (GUN) et l’Armée nationale libyenne (ANL) alors que des négociations concernant l’organisation des élections et le retrait des mercenaires de Libye ont eu lieu le 23 juin dernier à Berlin. Les attaques perpétrées dans le sud constituent une opportunité pour les parties rivales et leurs parrains d’accroître leur influence en vue des élections parlementaire et présidentielle. L’argument anti-terroriste pourrait permettre aux acteurs libyens d’engranger un maximum de soutien d’ici l’échéance électorale fixée au 24 décembre 2021. Cette courte note propose un état des lieux des forces en présence dans le sud et des scénarios d’évolution à court-moyen terme.

Regroupement du FACT dans le Fezzan

Le groupe mené par Mahamat Mahdi Ali a trouvé refuge dans le Fezzan à la suite de violents affrontements avec l’armée tchadienneAude Thomas, « Après Déby : une nouvelle déstabilisation du sud libyen ? », Notes de la FRS, n° 16/2021, 21 mai 2021.. Les éléments du FACT sont actuellement éclatés dans plusieurs villes du sud libyen. Le groupe disposerait actuellement d’environ 200 combattants et d’une quinzaine de pick-ups stationnés dans la ville méridionale de Qatroun et d’une centaine de combattants à MourzouqEntretien Fezzan Consulting le 13 juin 2021. . Selon les informations disponibles, ces éléments seraient en attente d’une décision politique et militaire de la direction du mouvement concernant l’organisation d’une nouvelle offensive contre le pouvoir tchadien. Fin juin, Mahamat Mahdi Ali aurait été aperçu « sous forte escorte » dans les environs de JufraEntretien Fezzan Consulting le 29 juin 2021., puis à Sebha. Pour mémoire, de nombreux combattants ont été tués et arrêtés à la suite de l’incursion au Tchad. Le FACT cherche donc très probablement à consolider ses effectifs et à rallier des soutiens tant au Fezzan qu’au Tchad, notamment au sein de l’appareil militaire. Les désertions de militaires tchadiens y contribueraient. De nombreux officiers issus des forces régulières auraient en effet rejoint les bases nord du FACT. Les purges et les différences de traitement au sein de l’institution militaire ainsi que les exactions contre des prisonniers seraient à l’origine de ces défectionsTwitter, @MediaToubou, 20 juin 2021, #Défection. Par ailleurs, selon Fezzan Consulting, les unités de l’ANL présentes dans le Fezzan auraient reçu l’instruction de ne pas « se mêler au FACT » et de ne pas entraver ses mouvements dans la région. Les directives émises depuis Benghazi viseraient à ne pas froisser les soutiens et alliés étrangers du maréchal Haftar. Certains observateurs avaient en effet mis en cause le rôle de l’Armée nationale libyenne lors des événements ayant entraîné la mort, dans des conditions troubles, du président Déby tandis que d’autres avaient souligné l’absence de contrôle de cette dernière dans le Fezzan. Cette décision semble également motivée par la résurgence de l’État islamique.

Résurgence de l’État islamique et recomposition des alliances

En juin 2021, les attaques revendiquées par l’État islamique contre des membres de l’ANL ont confirmé la persistance de cette menace terroriste et les difficultés de l’armée à sécuriser la région. Le 6 juin, une attaque a été menée à l’aide d’un véhicule piégé contre un poste de contrôle de l’ANL à Sebha, provoquant la mort de trois membres des forces de sécurité, dont le commandant du bureau d’investigation criminelle, et blessant deux autres membres. Le 14 juin, l’organisation a revendiqué la mort du capitaine de la brigade des Martyrs Al-Waw, affiliée à l’ANL, tué par un engin explosif improvisé dans les environs de Harouj« خلال أقل من عشرة أيام داعش يتبنى هجومين في جنوب ليبيا » [In less than ten days, ISIS claims responsibility for two attacks in southern Libya], Akhbar Libya 24, 15 juin 2021.. La brigade aurait été ciblée alors qu’elle était à la poursuite des membres de l’EI responsables de l’attaque du 6 juin. Les dernières opérations revendiquées par l’organisation terroriste dataient de juin 2020. À l’époque, le groupe avait mené des actions ciblant des unités et des bases de l’ANL dans les environs de Tamanhint, Umm Al-Aranib et Taraghin. Le nombre réduit d’attaques au cours de l’année passée s’explique par à la fois la difficulté d’attribution, la faible médiatisation des attaques et les opérations de contre-terrorisme de l’ANL (voir infra). Il se pourrait également que l’organisation ait décidé de faire profil bas pour préserver ses effectifs et réseaux. Le sud libyen est important non seulement pour la branche libyenne mais également pour les autres franchises de l’EI présentes en Afrique sub-saharienne. Les réseaux libyens pourraient être sollicités pour appuyer les activités de l’État islamique dans le bassin du lac TchadEn avril 2021, environ 80 combattants en provenance de Libye auraient rejoint le Nigeria. 120 autres sont attendus prochainement par la direction (Malik Samuel, « Islamic State fortifies its position in the Lake Chad Basin », Institute for Security Studies Africa, 13 juillet 2021).. Ainsi, malgré une apparente accalmie, il est vraisemblable que le nombre d’attaques augmente pour contrer le renforcement des dispositifs de l’ANL dans la région à l’approche des élections.

Face à cette recrudescence d’attaques, il est fort probable que des unités de l’ANL soient appelées à mener des opérations d’envergure contre les cellules de l’EI dans les prochaines semaines. Des sources médias ont d’ailleurs relayé l’arrivée dans le sud d’unités alliées au maréchal Haftar – 300 véhicules« أغلق الحدود الجزائرية.. ماذا وراء تمرُّد حفتر جنوبي ليبيا؟ » [Closure of the Algerian border… What is behind Haftar's rebellion in southern Libya?], TRT Arabi, 20 juillet 2021. – et de mouvements de troupes près de TamanhintTwitter, @BurkanLy, 17 juin 2021, #Tamanhint. Il semblerait que les unités aient été escortées par Wagner lors de leur déploiement en direction du sud-ouest« Haftar envoie des troupes aux frontières algériennes », Menadefense, 19 juin 2021., ce qui témoigne de l’intérêt porté par Moscou à la région. Le 17 juin 2021, l’ANL a confirmé ces informations par un communiqué dans lequel elle annonçait engager une campagne militaire contre les groupes djihadistes et les mercenaires étrangers en soutien de la South West Liberation Operations RoomCommuniqué de l’Armée nationale libyenne, 17 juin 2021.. Depuis, d’autres sources ont attesté l’arrivée de l’unité Tariq Ben Ziyad, des 155ème et 188ème bataillons ainsi que le déploiement le long de la frontière algérienne d’unités appartenant à la 128ème brigadeTwitter, @Libya_OSINT, 20 juin 2021, #Fezzan. Des combattants appartenant à la 7ème brigade (Kaniyat), soupçonnée de crimes de guerre à Tarhouna, auraient également été déployés à Sebha. Selon le commandant de la région militaire de Sebha, Ahmed Al-Ataibi, ils auraient été chargés d’éliminer les anciens officiers proches du précédent gouvernement de Tripoli« Libya: the Kani brothers, suspected of mass graves in Tarhuna, sent by Haftar to Sebha », Nova news, 17 juin 2021.. L’ANL aurait également fermé le poste frontalier d’Essin et décrété la zone région militaireLa frontière entre l’Algérie et la Libye est fermée depuis 2013. Des discussions sont en cours concernant la réouverture du poste frontalier de Debdeb (« Libya's Haftar closes border with Algeria », Reuters, 20 juin 2021).. Dans les faits, le maréchal Haftar n’a pas suffisamment d’effectifs pour couvrir à la fois les villes côtières de Cyrénaïque et le sud libyen. La zone serait sous le contrôle du Touareg Ali Kanna« La prise du poste d’Issine est une fake news », Menadefense, 21 juin 2021., proche du gouvernement de Tripoli. Mi-juillet, des unités de l’ANL auraient été déployées à Sebha et Mourzouq afin de renforcer le dispositif de sécuritéTwitter, @AfriqueFR24, 14 juillet 2021, #Mourzouq ; @MediaToubou 13 juillet 202, #Mourzouq.

La dernière campagne de contre-terrorisme d’envergure de l’ANL remonte à janvier-mars 2019. À l’époque, ses forces armées avaient mené une expédition contre les groupes djihadistes dans le sud afin de rallier des soutiens en prévision de la campagne de Tripoli. Depuis, des opérations ponctuelles ont été conduites, ciblant des cadres haut placés de l’organisation. En septembre 2020, l’émir de l’EI Abu Moaz Al-IraqiEn 2015, ce dernier avait succédé à Abdulaziz Al-Anbari, tué aux cours d’affrontements avec l’ANL dans la ville de Derna (« LNA kills ISIS North Africa chief », Address Libya, 23 septembre 2020). et neuf autres membres ont été tués au cours d’une opération à Sebha. Plus récemment, en mars 2021, Muhammed Mailoud Muhammed, un membre éminent de la direction du temps où elle régnait à Syrte, a été arrêté à Oubari« The Libyan National Army arrests Islamic State commander in Awbari », Libya Times, 14 mars 2021.. L’ANL semble particulièrement préoccupée par l’endiguement de la menace djihadiste dans la région, ce qui vise à faire valoir son rôle dans la lutte globale contre le terrorisme. Ce rôle lui avait un temps garanti le soutien indéfectible de nombreux États, parmi lesquels la France. Par ailleurs, le contrôle exercé dans la région par le maréchal Haftar et ses alliés, notamment sur les infrastructures d’hydrocarbures et les bases militaires, lui confère un certain crédit auprès de ses parrains. Cette campagne est donc une occasion pour l’ANL de reprendre pied dans le Fezzan et de contester l’autorité de groupes armés proches du Gouvernement d’union nationale. Elle lui permettrait également de sécuriser ses intérêts économiques face aux mouvements contestataires dans la région. Le Fezzan Anger Movement aurait, par exemple, menacé de fermer les sites d’hydrocarbures d’El-Feel et de Sharara face à la dégradation des conditions de vie des habitants de la régionحراك “غضب فزان” يلوح بإغلاق كل الحقول النفطية الجنوبية” [The “Fezzan rage” movement threatens of closing all southern oil fields], Al-Marsad, 28 juin 2021. .

La recrudescence d’incidents sécuritaires dans le sud libyen constitue également une opportunité pour le Premier ministre Abdulhamid Dabaiba, nouvellement élu, de renforcer son image au niveau national et international. Début juin, lors de sa visite à Paris, il aurait fait part de son désir de se présenter aux prochaines élections. Les candidats en lice vont très certainement jouer sur leurs capacités à sécuriser le sud, notamment les frontières sahéliennes et les infrastructures clés. Le gouvernement de Tripoli a ainsi récemment affirmé sa détermination à combattre le terrorisme et à sécuriser les frontières en coopération avec les pays voisinsTwitter, @NajWheba, 24 juin 2021, #GUN. En juillet, le ministre de l’Intérieur affilié au GUN a rencontré les directeurs de sécurité des régions sud de Qatroun et Taraghin« الداخلية تستعرض جهود حفظ الأمن بالمنطقة الجنوبية » [The Ministry of the Interior reviews efforts to maintain security in the southern region], EAN Libya, 11 juillet 2021.. Il s’agit aussi pour ces protagonistes d’obtenir un retrait (partiel et/ou temporaire) des mercenaires pour rallier à leur cause les puissances étrangèresDepuis la nomination du gouvernement Dabaiba en mars 2021, plusieurs visites officielles (ministre des Affaires étrangères, membre du conseil présidentiel, directeur de la National Oil Corporation, etc.) ont été organisées dans la région.. Ces deux éléments constituent une priorité pour les capitales européennes ainsi que les pays frontaliers de la Libye. D’ailleurs, une feuille de route a été proposée par la France en vue d’échelonner le départ des troupes étrangères d’ici les élections. Les récents déploiements militaires dans le Fezzan doivent être analysés en partie au travers de ce prisme. Il s’agit pour les acteurs libyens de faire basculer le rapport de force en leur faveur.

Le GUN et l’ANL conduisent d’ores et déjà des consultations militaires et tribales auprès des groupes présents dans le sud libyen afin de consolider leur empreinte dans la région. Le 116ème bataillon, auparavant allié à l’ANL, aurait rejoint la Chambre des opérations pour le Sud créé par le GUN, aux côtés des 96ème et 117ème brigadesTwitter, @Abdulsoliman2, 20 juin 2021, #116e bataillon ; @PaganoDritto, 20 juin 2021, #96e et 117e bataillon. On précisera que l’allégeance de certains groupes est particulièrement volatile compte tenu des alliances passéesEntre 2014 et 2017, le 116ème bataillon était aligné avec la coalition Fajr Libya et la troisième force de Misrata, deux forces opposées à l’ANL (Tom Eaton, « The Libyan Arab Armed Forces – A network analysis of Haftar’s military alliance », Research Paper, Chatham House, 2 juin 2021). et de la manière dont ils conçoivent leur identité. Dans certains cas, l’appartenance à une communauté/ethnie prévaut sur l’allégeance à une autorité civile ou militaire. Ce phénomène est particulièrement exacerbé dans le sud libyen. Ainsi, ce ralliement d’opportunité pourrait être renversé par l’arrivée de la puissante brigade de l’ANL Tariq Ben Ziyad à Sebha. Cette dernière aurait pris les postes de contrôle au nord de la ville ainsi que le dépôt d’hydrocarbures, précédemment tenus par le 116ème bataillon. Le contrôle de ces axes, empruntés par les passeurs et les contrebandiers, risque d’exacerber les tensions entre groupes armés et djihadistes à qui profitent les traficsTwitter, @Abdulsoliman2, 24 juin 2021, #116e bataillon ; @MediaToubou, 25 juin 2021, #trafics. Cette nouvelle militarisation du Fezzan pourrait conduire à des affrontements entre les différentes unités et leurs composantes tribales. On notera que ces mouvements évoquent les manœuvres qui avaient précédé le lancement de la campagne de Tripoli. Les villes de Tripoli et de Misrata sont en alerte et des unités auraient été déployées sur les axes stratégiques reliant le Fezzan à la TripolitaineRuslan Trad, « Why Libya will remain a battleground for foreign mercenaries », The New Arab, 22 juin 2021..

Conclusion

Ces éléments soulèvent de nombreuses interrogations quant au rôle que peuvent jouer les forces étrangères présentes dans la région. Ainsi, les groupes armés tchadiens pourraient apporter une assistance à l’ANL en contrepartie d’une liberté de manœuvre dans le Fezzan. La dégradation de l’environnement sécuritaire dans le sud retarderait de facto la date d’une éventuelle offensive du FACT au Tchad. Le régime Déby est particulièrement vulnérable et semble pris en étau entre d’une part le risque de sédition au sein des forces armées et d’autre part la menace que représentent les groupes armés tchadiens. La question se pose également concernant le groupe Wagner, dont une partie des éléments est stationnée dans le sud libyen, à Tamanhint. Le rôle éventuel de ces forces interroge d’autant plus qu’un rapprochement semble s’opérer entre le Tchad et la Russie. Fin juin, une rencontre a eu lieu entre Alexandr Fomin, vice-ministre russe de la Défense, et Daud Brahim, le chef de la délégation militaire tchadienne, lors de laquelle ont été discutées la réparation et la modernisation de matériel militaire soviétique« Российские специалисты готовы оказать помощь Чаду в ремонте и модернизации военной техники советского и российского производства » [Russian specialists are ready to assist Chad in the repair and modernization of military equipment of Soviet and Russian production], Ministère de la défense russe, 24 juin 2021. . Cette rencontre confirme l’intention de Moscou de pré-positionner ses pions dans la région. Une fois de plus, le Fezzan pourrait catalyser la rivalité entre les parties libyennes. Les mesures adoptées lors des négociations de Berlin et les sanctions éventuelles contre les puissances étrangères et les acteurs libyens seront déterminantes afin de prévenir de nouvelles déstabilisations.