La guerre en Ukraine ne soulève pas seulement des questions stratégiques et opérationnelles. Elle entraîne également une mise en perspective des doctrines sécuritaires et de politique étrangèreEntendue sous l’angle grand-stratégique élémentaire de la vision qu’un État projette sur le long terme de son action dans le système international, en maximisant ses intérêts par l’usage de l’ensemble des moyens à sa disposition (diplomatique, militaire, économique, etc.), et dont la stratégie est le niveau subalterne qui dirige l’action de chacun des moyens. des États occidentaux, questionnant leur bien-fondé de même que les choix capacitaires effectués ces dernières années.
Cette note vise à traiter sous cet angle la posture sécuritaire des États baltes (Estonie, Lettonie, Lituanie) et de la Pologne, frontières directes de l’OTAN avec la Russie et soutiens de première heure de l’Ukraine. Ces quatre États seraient de fait les cibles prioritaires d’une offensive russe contre l’OTAN (si elle devait avoir lieu à moyen ou long terme) et les nations qui devraient résister pour permettre la contre-offensive des pays alliés. Comprendre la pensée stratégique actuelle et prospective de ces États, au prisme des conséquences directes et indirectes de la guerre en Ukraine, apparaît ainsi plus que pertinent.
Ainsi, bien que chacun de ces États ait sa vision stratégique et qu’il ne faille surtout pas faire un amalgame en les considérant comme un tout monolithique, leur appréciation des menaces et leur gestion de celles-ci sont fortement similaires, du fait d’une histoire emportant communauté de destin face à la remise en cause de leur indépendanceSi l’on remonte aux ensembles politiques les plus anciens avec l’Union de Pologne-Lituanie au sein du royaume des deux couronnes, l’on retrouve dans l’ordre les invasions : teutonique, moscovite, suédoise, de la Russie tsariste, et de l’URSS.. Cela nous permet d’analyser leur politique de défense selon un dilemme de sécurité partagé vis-à-vis de la Russie. Ce concept, entendu dans sa définition complèteFormulée par Robert Jervis, qui complète la définition initiale livrée en 1952 par John Hertz avec l’apport des perceptions : Robert Jervis, « Cooperation under the security dilemma », World Politics, vol. 30, n° 2, 1978, pp. 167-214., désigne la perception qu’un État se fait de la menace présentée par un autre État du fait de ses actions, qu’elles soient réelles ou non (l’incertitude gouvernant les relations internationales empêchant l’assurance d’une posture non agressive). Il permet de définir précisément les préoccupations sécuritaires d’un acteur ainsi que l’intensité des menaces rencontrées. À ce titre, les États baltes et la Pologne se démarquent aujourd’hui dans leur vision de la Russie par la caractérisation du niveau le plus élevé de dilemme de sécurité qu’est le « paradoxe de sécurité », à savoir un ennemi désigné avec lequel le conflit est probable à plus ou moins long termeOu, selon la définition initiale de ce concept, « conflicts with expectations » (Ken Booth, Nicholas J. Wheeler, The security dilemma: fear, cooperation and trust in world politcs, Palgrave Mcmillan, 2008, pp. 8-9)..
En effet, ces États suivent depuis 1991 une dynamique de politique étrangère quasi identique dans la volonté de se prémunir contre une possible résurgence de la menace russe par l’insertion dans des alliances politiques et de sécurité fortes (Union européenne en 2004, OTAN en 1999 pour la Pologne et 2004 pour les États baltes), et le développement d’une coopération régionale de sécurité continue (depuis le mémorandum de coopération des ministres de la Défense baltes pour une sécurité commune en 1992 jusqu’au protocole de défense cyber commun de 2015Ministère de la Défense de Lettonie, « Regional cooperation », mod.gov.lv, 2022.).
Il serait erroné toutefois de considérer leur posture stratégique face à la Russie sous ce seul angle, et une analyse détaillée de leur schéma de pensée doctrinale – depuis l’acte fondateur de sécurité commune qu’est l’adhésion à l’OTAN en 2004 – est indispensable pour constater que si la guerre en Ukraine n’est pas une surprise pour ces pays aujourd’hui, cela résulte en grande partie du traumatisme stratégique de l’annexion de la Crimée en 2014.
D’une surprise stratégique (2014) à une confirmation doctrinale (2022)
L’intensité du dilemme de sécurité est fondée sur la perception et la récurrence des faits certes, mais dépend également d’une hiérarchisation des priorités sécuritaires. Aussi, sans remettre en cause les tendances lourdes géopolitiques, un État se trouve souvent dans un changement de posture doctrinale pour répondre à l’évolution des menaces et s’adapter aux nouvelles donnes de coopération. C’est une dynamique de ce type qui a prévaluÀ des degrés variables selon les pays à l’étude, depuis l’Estonie, la plus apaisée vis-à-vis de la Russie du fait d’une insertion économique et politique plus nordique que balte, jusqu’à la Pologne avec l’opposition la plus marquée et le maintien d’une vigilance ferme vis-à-vis du voisin russe. au début des années 2000 entre les pays de l’Est de l’Europe et la Russie. Le terrorisme islamiste mondialisé consécutif aux attentats du 11 septembre 2001, ainsi que le développement des relations économiques avec la Russie, ont conduit les États en question à redéfinir progressivement leur canevas stratégique, en actant – bien que des tensions épisodiques demeuraient (incidents à la frontière, violations des espaces aériens, etc.) – une relative normalisation de leurs relations avec la Russie.
Un dilemme de sécurité en chassant un autre, la Russie n’apparaît plus à cette époque comme la menace prioritaire, mais une menace parmi d’autres qu’il faut juguler sans s’alarmer. Deux phénomènes sont, à ce titre, symptomatiques :
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Les cyberattaques russes sur l’Estonie en 2007 et l’action russe en Géorgie en 2008, suscitent condamnations et indignation mais sans entraîner un bouleversement stratégique global. Les décisions concrètes se limitent au développement de la cyberdéfense estonienne et à la mise en œuvre d’un centre d’excellence dédié de l’OTAN (ainsi que la production du « Manuel de Tallin »).
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Les doctrines des pays baltes, et en particulier de la Lituanie, présentent, au début des années 2010, l’Europe comme une zone pacifiée, et ne cite pas dans les menaces futures la Russie, de même qu’elle ne définit pas l’Est de l’Europe comme une zone crisogène quand dans le même temps sont mises en avant la frontière américano-mexicaine et la zone sud/méditerranée de l’Union européenneMinistry of National Defense of the Republic of Lithuania, The world 2030: updated and expanded edition, 2013, pp. 56-57.. Les opérations militaires prioritaires ne sont plus la défense du territoire national face à la menace russe mais bien la participation aux mandats otaniens, depuis le Kosovo jusqu’au Mali en passant par l’AfghanistanPour illustrer ces opérations, une liste complète des engagements de la Lituanie entre 1994 et 2016 faisant mention des effectifs engagés est à retrouver dans le document : Ministry of Defense of the Republic of Lithuania, Lithuania’s Participation in International Operations: 22 August 1994 – 23 August 2016, 2017..
Une rupture progressive dans la posture stratégique de ces États est ainsi constatée, entre le « paradoxe de sécurité » rencontré au sortir de la restauration des États baltes et de l’indépendance complète de la Pologne et l’intensité faible du dilemme de sécurité au début des années 2010. L’annexion de la Crimée constitue à cet égard un tournant fondamental, sonnant le glas des concepts stratégiques et des prévisions doctrinales établis quelques années plus tôt.
Véritable surprise stratégique, cet événement entraîne un traumatisme sécuritaire, non seulement en ravivant le paradoxe de sécurité – historique et qui n’est pas en soi une surprise – mais en plaçant les pays baltes et la Pologne face à leur impréparation et à leur vulnérabilité vis-à-vis d’une Russie aux velléités géopolitiques retrouvées.
Un parallèle est immédiatement fait en Lituanie avec la situation connue dans l’entre-deux guerres, où une mauvaise définition des menaces avait conduit à la catastrophe par impréparation. De fait, le contentieux de Vilnius en 1920 avec la Pologne avait conduit la Lituanie à l’isolement diplomatique en définissant cette dernière comme adversaire, bloquant l’intégration avec les autres Baltes (qui sera trop tardive pour être efficace) et la poussant dans les bras de l’URSS, accélérant l’emprise de cette dernière et facilitant l’invasion de 1940Andres Kasekamp, A History of the Baltic States, Londres, Macmillan Essential Histories, 2018 (2nd edition), pp. 94-98.…
Le même sentiment de vulnérabilité extrême et d’inadaptation du modèle de défense est ainsi à l’œuvre, conduisant à une peur vive de perte de souveraineté par une annexion russe rapide empêchant les alliances de déployer leurs forcesDe nombreux scénarios d’une invasion éclair son ainsi réalisés et diffusés, dont le plus célèbre sera celui de la Rand Corporation prédisant en 2016 la chute des trois États baltes en 72 heures et l’impossibilité pour la Pologne d’agir par saturation du couloir de Suwałki, ou encore pour l’OTAN de réaliser une contre-offensive du fait de la densité des systèmes anti-aériens russes (David A. Shlapak, Michael W. Johnson, Reinforcing Deterrence on NATO's Eastern Flank: Wargaming the Defense of the Baltics, Rand Corporation, 2016). Il faudra attendre 2019 pour que ces éléments soient remis en question, notamment la capacité de défense anti-aérienne russe avec le document maître : Robert Dalsjö, Christofer Berglund, Michael Jonsson, Bursting the Bubble: Russian A2/AD in the Baltic Sea Region: Capabilities, Countermeasures, and Implications, FOI, 2019.. La différence, toutefois, avec le parallèle historique est l’insertion de ces États dans un ensemble d’alliances politiques et militaires fortes (UE/OTAN), emportant cette fois la possibilité d’une réponse immédiate à cette faiblesse par l’accroissement des capacités défensives au travers des mesures de réassurance dont la principale est depuis 2016 l’EFP (Enhanced Forward Presence), affirmant la détermination de l’OTAN à protéger ses membres face à une agression directe et musclant les capacités immédiatement disponibles dans les pays baltes et la Pologne. L’intégration régionale est dans le même temps renforcée entre les Baltes eux-mêmes, entre les Baltes et la Pologne, et également entre ces États et les pays nordiques. Elle passe par la création d‘états-majors et de bataillons communs dans le cas des Baltes, portant sur les trois armées (terre, air, mer), ainsi qu’une intégration militaire directe entre les pays nordiques et les Baltes puisque ces derniers sont membres depuis 2017 de la NORDEFCO et que des forces communes ont été créées, la plus emblématique étant la brigade d’infanterie mécanisée « Iron Wolf » lituanienne intégrée à une division danoiseMinistry of National Defense of the Republic of Lithuania, « Bilateral cooperation », kam.lt, mis à jour le 18 février 2016..
En outre, les capacités militaires nationales sont drastiquement renforcées, conformément à un modèle doctrinal historique pour ces États de la stratégie cumulativeCe modèle s’oppose à une conception supplétive de la sécurité, comme le cas du Luxembourg l’illustre en ne concevant la sécurité nationale que dans le cadre unique des alliances. Ces deux concepts de stratégie cumulative et de stratégie supplétive sont issus des travaux de thèse de l’auteur (à paraître) dans la partie portant sur les États baltes (Thibault Fouillet, La grande stratégie des petites puissances : étude des mécanismes de fondation d’une grande stratégie appliqués au Luxembourg, à la Lituanie et à Singapour (1965-2025), thèse réalisée au sein de l’Université du Luxembourg, École doctorale d’Histoire, 2022, pp. 259-266)., c’est-à-dire le développement d’un schéma sécuritaire dual dans lequel les alliances sont des garanties sécuritaires de même niveau que les capacités nationales.
Le traumatisme de 2014 est en effet clairement perceptible dans les documents doctrinaux eux-mêmes et leur calendrier, puisque l’on passe en quelques mois (entre fin 2013 et mars 2014) d’une définition de menaces globales parmi lesquelles la Russie n’est qu’une préoccupation secondaire au retour de ce pays au statut d’ennemi désigné ; la guerre conventionnelle redevient la menace la plus importante à moyen terme. Pour y parer, des mesures draconiennes sont prises, avec l’augmentation des budgets de défense (par exemple, le budget de défense lituanien passe de 0,77 % du PIB en 2013 à 2 % en 2020), et l’accroissement du volume des armées par le retour de la conscription. La pensée stratégique des États baltes et de la Pologne se transforme également, avec la réalisation d’un schéma doctrinal complet pour adapter les moyens de défense, et s’incarne désormais autour du concept de la Total Defense. Celle-ci consiste dans la mobilisation de l’ensemble des moyens en vue de soutenir la défense, avec dès le temps de paix la création de mécanismes de mobilisation de la population, le développement d’une économie de guerre, la lutte contre les moyens de guerre hybride (cyber, contre-influence…), et la constitution d’une capacité effective de désobéissance civileLa distribution à l’ensemble de la population de manuels de résistance pacifique à l’invasion, permettant de rendre l’occupation du territoire impossible, étant l’exemple le plus notable..
Depuis 2014, la posture stratégique des États baltes et de la Pologne est ainsi constante avec une dénonciation vive du caractère offensif de la Russie, de la menace militaire directe qu’elle représente, et de la nécessité de lutter dès le temps de paix contre les manœuvres de déstabilisation de la Russie tout en réduisant son influence. Cette dernière dimension réside notamment dans le soutien à l’Ukraine, avec des programmes de formation militaire et de livraison d’équipements pour augmenter sa capacité défensiveMinistry of the National Defense, Republic of Lithuania, « International operations and training missions », kam.it, mis à jour le 1er mars 2022.. Dans ce cas précis, l’étroitesse des relations a même abouti – ce depuis 2014 – à la réalisation d’un projet ancien, à savoir la formation d’un bataillon commun tripartite entre la Pologne, la Lituanie et l’Ukraine : le LITPOLUKRBRIGLITPOLUKRBRIG, « The Grand Hetman Kostiantyn Ostorgski Lithuanian-Polish-Ukrainian Brigade », litpolukrbrig.mil.pl, 2022.. Fort d’un volume de trois bataillons et d’un groupe de forces spéciales, il emporte des formations communes, des exercices réguliers, et un commandement de niveau brigade conforme aux standards OTAN. Il prévoit même la possibilité de conduire une opération militaire tripartite sous mandat de l’ONU ou pour répondre à des crises internationales.
Aussi, le déclenchement de la guerre en Ukraine en février 2022 n’est ni la surprise ni le traumatisme de 2014, mais bien la concrétisation du paradoxe de sécurité auquel ces États se sont préparés depuis l’annexion de la Crimée. Au-delà de la surprise opérationnelle du moment du déclenchement de l’invasion, commune à tous les États misant sur une désescalade (à l’exception notable des États-Unis et du Royaume-Uni, alertant dès fin janvier 2022 sur l’imminence d’une opération militaire russe), la fermeté des positions des Européens et la mise en alerte des forces et des alliances par la mobilisation de l’article 4 du traité de l’OTAN par la Pologne et les Baltes s’inscrivent dans la logique stratégique définie depuis 2014.
La confirmation doctrinale que représente l’invasion russe en Ukraine renforce le rôle et la pertinence de ces États au sein des alliances du fait de leur alerte constante sur la menace russe depuis 2014, qui avait été minorée, au cours des dernières années, par les autres États de l’Union européenne et qui trouve désormais une résonance directe. La déclaration du ministre letton de la Défense quelques jours après l’invasion est à ce titre sans équivoque : « Finalement ils comprennent à qui nous avons à faire, l’agression de Poutine a ouvert les yeux sur la situation géopolitique dans laquelle nous nous trouvons »Entretien réalisé par Le Point avec le ministre letton de la Défense, Artis Pabriks (Armin Afferi, « En Lettonie, dans la ligne de mire de Poutine », lepoint.fr, 5 mars 2022, mis à jour le 7 mars 2022).. En sus de la posture politique, ce discours offre un éclairage direct de la perception des États baltes sur l’invasion de 2022, confirmation tragique de leur vision stratégique des huit dernières années, fruit du traumatisme de l’annexion de la Crimée, évitant la répétition d’une surprise stratégique.
Une guerre aux conséquences paradoxales : entre validation des postulats stratégiques et concrétisation de la menace
Cette mise en contexte réalisée, indispensable pour disposer d’une juste lecture de la posture stratégique des Baltes et de la Pologne vis-à-vis de la guerre en Ukraine, il s’agit à présent de s’attacher à l’exploration des conséquences de la guerre pour ces acteurs. Une vision ambivalente se dégage, entre paroxysme de la menace et validation des choix stratégiques et sécuritaires.
L’invasion de l’Ukraine entraîne des implications directes indéniables pour les États baltes et la Pologne en réalisant leur paradoxe de sécurité. De même, la déstabilisation du voisin ukrainien suscite de nouvelles menaces potentielles, avec, en cas de satellisation de l’Ukraine par la Russie, l’encerclement de la Pologne et l’extension des pressions sur l’OTAN, déjà présentes en mer Noire, en ravivant la problématique moldave (Transnistrie) ainsi qu’en étendant les frontières de l’Alliance atlantique avec la Russie à la Roumanie. Le maintien d’une Ukraine indépendante est ainsi une condition de sécurité directe pour les Baltes et la Pologne, et la guerre en cours ne peut que rehausser l’intensité des préoccupations sécuritaires.
Pour autant, et de manière paradoxale, l’intervention russe en Ukraine, du fait de son déroulé et de son prologue diplomatique depuis janvier, valident les choix stratégiques des États baltes et de la Pologne tout en leur offrant indirectement des garanties sécuritaires renforcées.
Les menaces directes sur l’Ukraine tranchent de fait avec l’équilibre instauré entre la Russie et l’OTAN, qui, faisant front dès le début de la criseCela a battu en brèche les remises en cause de l’organisation et de son utilité ces dernières années par les membres eux-mêmes, et donné corps à une solidarité de l’ensemble des membres à défendre les pays menacés et à mettre en œuvre la défense collective par le biais de l’article 5 si nécessaire. Les déclarations officielles des divers États membres se disant déterminés à mettre en œuvre la sécurité collective si nécessaire, de même que le renforcement immédiat des contingents militaires présents sur le flanc Est de l’Alliance (cf. l’envoi de forces françaises en Estonie et en Roumanie) en sont les marqueurs les plus nets., a sanctuarisé de facto le territoire des pays baltes et de la Pologne aussi bien en conventionnel que par le rappel que l’OTAN est également une alliance nucléaireLes initiatives de réassurance directes depuis le début de la crise sont régulières, avec le renforcement des contingents de l’EFP et la visite de responsables militaires américains dans ces pays pour réaffirmer le soutien de Washington.. De ce point de vue, la différence concrète entre un pays membre et un non-membre s’est exprimée, validant le choix des alliances comme une garantie fondamentale de sécurité pour ces pays.
En outre, au plan purement militaire, les difficultés opérationnelles rencontrées par la Russie en Ukraine, avec des pertes élevées (aussi bien humaines que matérielles), l’impossibilité d’une offensive-éclair et l’enlisement progressif dans une guerre de plus long cours renforcent indirectement la sécurité des Baltes et de la Pologne en démystifiant la toute-puissance militaire russe ressentie depuis 2014. Une conquête des Baltes et/ou de la Pologne semble de ce fait totalement hors de portée des capacités opérationnelles russes actuelles, sans compter que, dans ce cadre, l’adversité serait encore plus grande que celle rencontrée en Ukraine du fait de la possibilité d’une contre-offensive otanienne à court terme et de l’usage en masse de matériels modernes utilisés en nombres (avions, moyens ISR, systèmes anti-aériens, etc.) qui font défaut aux Ukrainiens (ce qui ne les empêche pas de poser de réelles difficultés aux forces russes).
Enfin, les craintes initiales portant sur une possible déstabilisation des pays de l’Est de l’Europe du fait de la guerre en Ukraine (réfugiés, contre-sanctions économiques, pressions militaires…) apparaissent peu fondées puisque les conséquences ont été pour une large part anticipées et de ce fait circonscrites, permettant une position ferme et sans condition (en particulier dans l’accueil des réfugiés et la fourniture de matériels à l’UkraineEn respect constant des intérêts des alliances et notamment de l’OTAN. À ce titre, la controverse sur la livraison d’avions polonais à l’Ukraine et le refus de la mise en œuvre d’une zone d’exclusion aérienne sont dues non pas à un refus d’assistance mais bien à la nécessité de veiller à ce que l’aide fournie n’entraîne pas l’Alliance atlantique dans une escalade qu’elle cherche à circonscrire.).
Conclusion
Au bilan, malgré les prises de position inquiètes face à la gravité des opérations russes en Ukraine, la situation pour la Pologne et les États baltes n’est pas celle de 2014. La surprise stratégique de l’annexion de la Crimée a fait long feu, et les transgressions russes ont été anticipées, validant le tournant doctrinal pris en 2014. Les implications stratégiques de ce conflit pour ces quatre États sont donc paradoxalement limitées puisque le modèle défini n’est pas modifié mais au contraire pérennisé.
Ainsi, l’on peut déconstruire l’image d’Épinal de pays de l’Est de plus vulnérables que jamais face à la Russie. L’intensité du paradoxe de sécurité rencontré est ainsi plus circonscrite du fait de l’union des Européens ainsi que de la fermeté et de l’unité retrouvée de l’OTAN, qui valident les postures stratégiques et choix sécuritaires de ces États depuis huit ans.
L’enjeu désormais, pour ces pays, réside dans la réduction drastique de la menace russe, pour entrer dans une période de sécurité affirmée. Pour ce faire, les États baltes et la Pologne tablent sur la réalisation de deux situations qui leur seraient favorables :
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Un enlisement complet des forces russes, entraînant la saignée à blanc de leur économie, du fait des sanctions occidentales massives, et de leurs forces armées, dont le potentiel opérationnel serait entamé sur la durée, rendant de fait une invasion des pays baltes impossible.
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Une paix de compromis entre la Russie et l’Ukraine, actant de fait l’impossibilité pour les Russes de réaliser l’invasion complète d’un État limitrophe, tout en ayant entamé durablement leur puissance économique et militaire, sans compter le maintien du rempart ukrainien, empêchant une pression directe sur la Moldavie et la Roumanie ainsi que l’encerclement de la Pologne.
Dans tous les cas, il s’agit pour ces pays de maintenir dans la durée les politiques de fermeté et de sanctions contre la Russie, conformément à leur modèle stratégique, pour ne pas seulement limiter les conséquences de la guerre en Ukraine, mais bien en tirer avantage en réduisant dans la durée la menace existentielle russe.
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