Notes de la FRS

28 semaines plus tard. Y aura-t-il un « monde d'après » ?

Note de la FRS n°61/2020
Bruno Tertrais
25 septembre 2020

Après 28 jours plus tard (2002), le film 28 semaines plus tard (2007) dépeignait un monde dévasté par une pandémie déclenchée six mois plus tôt. Le tableau est terrible : la quasi-totalité des survivants dont devenus des zombies. Nous n’en sommes heureusement pas là, même si le bilan épidémiologique de la Covid-19 au niveau mondial est plus sombre que ne l’espéraient certains au début de l’année 2020.

Six mois après la déclaration officielle de pandémie par l’Organisation mondiale de la santé (OMS), que peut-on dire des grandes tendances géopolitiques et stratégiques ? Nous avions esquissé quelques lignes prospectives au mois d’avril, dans une note dont le présent texte s’inspireBruno Tertrais, « L’Année du Rat. Conséquences stratégiques de la crise du coronavirus », Notes de la FRS, 15/2020, 3 avril 2020. Une partie du texte ci-dessus est issue de cette note.. Il est temps de les revisiter. 

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Quelles sont d’abord les leçons que l’on peut tirer de six mois de crise ? Pour la première fois dans l’histoire, une pandémie massive a eu davantage d’effets économiques que sanitaires – du fait à la fois de la valorisation de la vie humaine et de l’interdépendance des sociétés et des Etats – mais aussi relativement peu d’effets politiques majeurs attribuables à la pandémie elle-même.

La Covid-19 n’est pas, à ce stade, une rupture dans l’ordre international. Elle n’a pas été le game changer que nombre de commentateurs américains, parmi les plus connus – Henry Kissinger, Francis Fukuyama, Thomas Friedman –, attendaient au début de l’année, assénant que « le monde ne serait plus jamais comme avant ». Une fois de plus, le manque de recul sur les effets d’un événement majeur en cours – et peut-être un désir de publicité – ont conduit les analystes à exagérer les conséquences probables de la crise.

Le SARS-CoV-2 est seulement un « virus clarificateur » (Michel Duclos), et la Covid-19 un « amplificateur » (Margaret McMillan), ou encore un accélérateur. Elle a confirmé la disponibilité des grands Etats à mobiliser leurs atouts de puissance – la production pour Pékin, la finance pour Washington… – en temps de crise. Elle a illustré la montée des nationalismes et la contestation de la mondialisation. Elle a été pain bénit pour tous ceux qui militent, pour des raisons politiques ou économiques, en faveur d’un « découplage » des économies occidentales vis-à-vis de la Chine. Et comme toutes les grandes crises, la Covid-19 est déjà source de « création destructrice ». Les premiers vainqueurs en sont l’industrie numérique et les productions locales.  

Mais elle est aussi un ralentisseur. Elle contribue d’ores et déjà au ralentissement du développement et de la modernisation des Etats en développement, notamment via la chute des transferts de fonds, des revenus du tourisme, de l’exportation de ressourcesSur l’impact du « grand retour » des travailleurs d’Asie, voir Anchal Vohra, « The End of the Middle East’s Trickle-Down Economy », Foreign Policy, 28 juillet 2020.. Ce qui se traduit par un recul généralisé en termes de niveau de vie, d’éducation… et de santé. Ainsi a-t-on pu parler de « grand bond en arrière » du développementDario Ingustio, « Santé, éducation, pauvreté… Les dommages collatéraux du Covid-19 », L’Express, 15 septembre 2020..

Elle n’a pas été la cause principale de crises ou de conflits majeurs. Le milieu stratégique a montré une certaine étanchéité aux conséquences de la pandémie – par exemple au Moyen-Orient. Elle n’est certes probablement pas pour rien, d’une manière ou d’une autre, dans l’attitude de Pékin, qui a clairement fait montre, ces derniers mois, d’agressivité tout au long de ses marches, de la frontière sino-indienne à la mer de Chine du sud en passant par la mer du Japon, Taiwan et Hong-Kong. Mais, à l’échelle mondiale, les dynamiques nationalistes déjà présentes et le sentiment d’un relatif effacement américain ont eu davantage d’impact que les conséquences de la pandémie, comme on le voit notamment en Méditerranée orientaleL’histoire dira peut-être si l’absence de porte-avions américain dans l’ouest du Pacifique, pendant quelques semaines, début 2020, du fait de la pandémie, aura joué un rôle dans les calculs géostratégiques chinois (de même que la diminution temporaire, à l’été 2020, des patrouilles indiennes le long de la Ligne de contrôle effectif qui sépare les deux pays).. Quant aux organisations militaires, elles ont montré que pendant la crise, « les missions continuaient », pour reprendre une expression en vogue au sein des armées. Y compris au niveau multinational : l’OTAN, dont les membres ont été les pays les plus touchés au printemps 2020, n’a guère souffert, du point de vue capacitaire, de la pandémie, même si certains exercices ont dû être reportés.   

Aucun modèle politique ne s’est montré apte à amortir les effets sanitaires de la pandémie. Une brève analyse réalisée pour l’Institut Montaigne fin mars le suggérait déjà : ni les démocraties, ni les dictatures, ni les Etats unitaires, ni les régimes fédéraux, n’ont montré un avantage comparatif particulierMichel Duclos, Bruno Tertrais, « Covid-19 – les autoritaires vont-ils l’emporter sur les démocraties ? », Blog, Institut Montaigne, 27 avril 2020. Pour un éclairage historique, voir Rachel Kleinfeld, « Do Authoritarian or Democratic Countries Handle Pandemics Better ? », Carnegie Endowment for International Peace, 31 mars 2020.  . Tout au plus peut-on dire que les gouvernements dits populistes – aux Etats-Unis, au Brésil, au Royaume-Uni… – ont montré davantage d’incapacité que les autres à agir efficacement et à temps.

La revanche de l’Etat a sonné. Le souverainisme est d’ores et déjà l’un des grands gagnants de la crise, aidé par ce qu’Ivan Krastev a appelé la « mystique des frontières ». Comme le secteur de la santé, l’agriculture bénéficiera de la relocalisation. Instruites par les crises des années 2000 et 2010, les sociétés nationales auront tendance à se replier et à exiger une protection accrue face aux menaces extérieures au sens le plus large du terme – terrorisme, crises financières, immigration illégale, compétition commerciale… En affirmant que « nous devons reprendre le contrôle » de notre santé publique, Emmanuel Macron a emprunté, peut-être inconsciemment, une expression directement associée au Brexit. R.I.P. le monde sans frontières, 1990-2020 ? Comme dans toute crise sécuritaire – guerre, terrorisme, épidémie –, l’Etat se renforce, et son rôle est valorisé à la fois pour le contrôle des populations et l’intervention économique (soutien à l’offre et à la demande). 

L’Europe a finalement été à la hauteur. L’attitude de l’Europe n’a initialement été guère plus reluisante que celles de l’Amérique et de la Chine. On sait que les compétences de l’Union en matière sanitaire sont limitées. Il n’empêche : sa réaction a été tardive, tout comme l’a été la solidarité entre Etats membres. Le risque existe de voir, demain, certains de ses acquis (Schengen, RGPD…) disparaître ou à tout le moins être mis entre parenthèses. Toutefois, dès le printemps, la Banque centrale européenne (BCE) avait pris la mesure de l’impact économique de la pandémie, et l’accord historique de juillet 2020 est un pas en avant dans la fédéralisation économique. Sans compter que les filets de sécurité qui caractérisent les modèles européens ont, dans la plupart des pays, permis d’amortir considérablement le choc sociétal de la pandémie. Nous prédisions en avril que les prophètes de malheur sur la capacité de survie de l’UE seraient une fois de plus – comme lors de la crise de l’euro ou celle des migrants – pris en défaut. C’est ce qui s’est passé.

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Essayons maintenant de nous projeter vers l’avenir. Après « l’Année du Rat », qui débuta en même temps que la pandémie (fin janvier 2020), que nous réservera « l’Année du Buffle », deuxième animal du zodiaque chinois, qui commencera en février 2021 ? On peut proposer quelques pistes.

Le « retour à la normale » n’est pas en vue. La pandémie ne changera pas radicalement le monde, mais son impact sanitaire va être massif et durable tant qu’un vaccin efficace ne sera pas distribué largement – à un horizon que nul ne peut prévoir aujourd’hui. Or le reflux des courbes d’infection et de mortalité n’est pas lui non plus en vue à l’heure où nous écrivons. Et en tout état de cause, le rétablissement économique prendra du temps : on ne se remet pas rapidement d’une diminution prévisible, en 2020, des flux de commerce, d’investissement et de transferts de fonds qui sera comprise, selon les cas, entre 20 à 40 %. Et dans un monde dans lequel tous les pays sont touchés, aucun relais de croissance économique n’est actuellement disponible.  

Ce n’est pas la fin de la mondialisation. Nous avons peut-être passé le point haut de la mondialisation, et ce dès 2008 (crise financière), sans le savoir. Mais dans les mois qui viennent, les entreprises voudront reconstituer leurs marges et continueront à s’approvisionner en Asie, au moindre coût. Pas plus que la Peste noire n’avait conduit à la fin des échanges par voie maritime, la crise de la Covid-19 ne mettra un terme à la mondialisation, et elle n’aura sans doute, à moyen terme, qu’un effet limité sur les déplacements en avion. Une société interconnectée offre plus d’avantages que d’inconvénients pour la gestion des épidémies : alerte et surveillance ; rapatriements sanitaires ; assistance internationale ; coopération scientifique…

Les préoccupations environnementales gagneront en importance. C’est la troisième fois en vingt ans qu’émerge un nouveau coronavirus de type beta (avec saut d’espèces) : il y en aura certainement d’autres. On verra sans doute de nouveaux avertissements quant aux liens possibles entre réchauffement climatique et pandémies : il existe en effet une crainte récurrente des conséquences épidémiologiques possibles de la fonte des pergélisols, notamment dans la partie septentrionale de la Russie. Cette crainte semble peu fondée : il n’y a guère d’études sérieuses montrant qu’un péril sanitaire grave résulterait de cette fonte. En revanche, l’écologie au sens premier du terme a toutes les chances de connaître un certain succès : la lutte contre la déforestation et la destruction des habitats naturels, que l’on sait, notamment depuis l’apparition du SIDA, partiellement responsables de l’émergence de virus jusqu’alors inconnus. Par ailleurs, le trafic et la consommation d’animaux sauvages seront certainement réprimés de manière beaucoup plus dure. Ceci ne signifie pas que nous changerons fondamentalement de modèle économique : les attraits du consumérisme resteront intacts, et la classe moyenne mondiale qui a bénéficié de trente ans de mondialisation ne voudra pas renoncer aux atouts de cette dernière. La croissance « verte » ne sera véritablement acceptée que si elle démontre qu’elle permet… la même croissance.  

Le « populisme de gouvernement » pourrait connaître un reflux. Nous avions suggéré en avril 2020 que la crédibilité du populisme comme méthode de gouvernement sortirait encore moins bien de la crise que d’autres modèles politiques lorsque sonnera l’heure du bilanPour une vision plus pessimiste, voir Jean-Baptiste Jeangène-Vilmer, « Il n’y aura pas de monde d’après », Politique internationale, été 2020, p. 133. . D’abord parce que l’une de ses caractéristiques est la défiance vis-à-vis de l’expertise et des administrations. Cette défiance n’a certes pas disparu (comme en a témoigné, par exemple, la controverse sur l’hydroxychloroquine), mais la poursuite de la pandémie, son coût humain et économique, rend une telle attitude plus difficile à tenir. Ensuite parce que la plupart des leaders considérés comme populistes – Donald Trump, Javier Bolsonaro et Boris Johnson en tête – ont montré une certaine incapacité à être proches des préoccupations immédiates de leurs concitoyens et à exprimer l’empathie nécessaire. A moins que la gestion économique des années qui viennent ne se caractérise, via la création monétaire et l’augmentation des prix de biens désormais manufacturés sur le territoire national, par un retour de l’inflation : celle-ci pourrait alors générer des désordres sociaux de nature à favoriser l’émergence d’une « deuxième vague » de populismes de gouvernement.

Nous entrons dans une ère d’individualisme numérique. Dans la plupart des pays – et pas seulement les plus modernes –, le télé-travail, la télé-médecine, la télé-éducation vont devenir, dans les années qui viennent, des outils beaucoup plus familiers. Le shopping en ligne et les livraisons à domicile se développeront encore. La transformation numérique des sociétés sera aidée par l’intelligence artificielle, la robotisation et l’avènement de la 5G. Ceux qui bénéficient de résidences secondaires – concept dont l’origine se trouve d’ailleurs dans les épidémies du Moyen-Âge – valoriseront leur investissement. Et face au choc pandémique, quatre groupes de populations ont vu leurs choix de vie et préférences idéologiques confortés. Ils ont en commun le repli sur soi et se confondent parfois, mais leurs choix relèvent de logiques diverses : « libertariens », qui ne tolèrent aucune atteinte étatique à la libre disposition de leur corps ; « survivalistes », qui se caractérisent eux aussi par la paranoïa et s’arment pour se préparer à la catastrophe ; « isolationnistes », thuriféraires de la fermeture des frontières et adeptes des résidences clôturées pour populations privilégiées, et « effondristes », qui mettent l’accent sur le risque de collapsus global de la société moderne et prônent l’autosuffisance individuelle ou communautaire.

Un recul des libertés est probable. Même les démocraties les plus libérales – Royaume-Uni, Pays-Bas –, tentées un instant par le laissez-faire et pariant sur l’immunité grégaire qui en résulterait au bout de quelques mois, ont reculé devant les chiffres effrayants de la létalité probable d’une telle stratégie. Allons-nous entrer dans une véritable ère d’autoritarisme numérique (surveillance, détection, répression…), avec un sacrifice conséquent et durable des libertés individuelles ? Les dictatures en ont rêvé : les démocraties le feront-elles ? Il est probable en tout cas que, comme à la suite du 11 septembre, les populations acceptent dans leur majorité des atteintes significatives à leurs libertés. Et en cas de résurgence parallèle du djihadisme, verra-t-on s’installer une sorte d’état d’urgence permanent – comme c’est le cas, sur le plan du régime juridique, en Israël depuis 1948 ? Deviendrons-nous « tous israéliens » ?

Aucune grande puissance ne sortira gagnante de la crise. Les pandémies affaiblissent toujours les grands acteurs du moment – on connaît l’impact qu’eut la peste sur Rome ou sur Venise. Comme l’écrit Niall Ferguson, toutes les grandes puissances ont montré, depuis le mois de janvier 2020, leurs faiblessesNiall Ferguson, « From COVID War to Cold War. The New Three-Body Problem », in Hal Brands, Francis J. Gavin (ed.), COVID-19 and World Order, Johns Hopkins University Press, Baltimore, 2020, p. 425.. C’est en cela aussi que le virus a été un révélateur. Il est assez inquiétant que les projections de l’Université de Washington, en septembre 2020, prévoyaient un scénario médian dans lequel les plus grandes démocraties du monde seraient les plus touchées à la fin de l’année, c’est-à-dire l’Inde (600 000 morts), les Etats-Unis (400 000 morts), et le Brésil (175 000 morts)Institute for Health Metrics and Evaluation, « First COVID-19 Global Forecast: IHME Projects Three-Quarters of a Million Lives Could be Saved by January 1 », 3 septembre 2020.. Et tous les grands acteurs seront à court terme perdants, comme nous l’avions suggéré dans une courte monographie publiée au printemps 2020Bruno Tertrais, L’Epreuve de faiblesse. Les conséquences géopolitiques du coronavirus, Tracts de Crise, Gallimard, Paris, n° 62, 30 avril 2020. . Il sera en effet difficile à une Amérique dont la réaction a été tardive et désordonnée, avec un impact social massif, et qui pourrait connaître une catastrophe humaine sans précédent dans l’histoire moderne du pays, de se poser en modèle. Et son refus d’exercer un véritable leadership politique – comme en témoigne l’absence de sommet du G7 pour la première fois – n’aidera pas. Mais la Chine ne s’en tirera pas mieux. Même si l’administration Trump n’a pas réussi à imposer son expression « virus chinois », la Chine a clairement été le problème avant de tenter de faire partie de la solution (aide internationale), alors même qu’elle aurait dû être bien préparée. Elle ne sortira pas grandie de la crise : retard dans la gestion de la pandémie, lanceurs d’alerte réduits au silence, propagande diplomatique éhontée (les Etats-Unis comme prétendument responsables de l’introduction du virus), masques et tests inutilisables… Au bilan, le calendrier de son projet séculaire – les Nouvelles Routes de la Soie – pourrait bien avoir du plomb dans l’aile, l’assombrissement de son image s’ajoutant à ses difficultés économiques. 

Mais les démocraties libérales ont peut-être davantage d’atouts que les autres. Plutôt que de parler, comme le font certains experts occidentaux (Stephen Walt) ou asiatiques (Kishore Mahbumani), de la Covid-19 comme accélératrice d’un prétendu inévitable déplacement du centre du monde de l’Occident vers l’Asie, il est raisonnable d’escompter que les démocraties libérales tireront in fine leur épingle du jeu. Des puissances moyennes, telles que l’Allemagne et la Corée du Sud, sont bien parties pour être considérées, en termes relatifs, comme des modèles de gestion sanitaire et économique de la pandémie. Quant aux Etats-Unis, l’histoire montre qu’il ne faut jamais sous-estimer leur capacité de rebond.

Il serait imprudent de parier sur une véritable relance du multilatéralisme. Certes, le succès probable du souverainisme n’entraîne pas mécaniquement une diminution de la coopération internationale, et Justin Vaïsse a raison de dire que c’est la souveraineté qui rend possible le multilatéralismeJustin Vaïsse, « Derrière le triomphe de l’Etat souverain », Le Monde, 28 mai 2020.. Mais c’est une condition nécessaire et non suffisante. Certes, le G20 et l’UE ont montré une capacité à se saisir des enjeux économiques infiniment supérieure à ce qu’avait été, par exemple, la coopération internationale pendant la crise de 1929. Mais la faiblesse de l’OMS et l’effacement du G7, ainsi que les réactions nationales égoïstes des premières semaines, ont montré que, même dans une crise par essence mondiale et appelant une solidarité internationale, la coopération ne s’imposait pas naturellement. Au bilan, il serait ainsi risqué de parier sur une véritable relance du multilatéralisme.

Deux risques d’aggravation de la conflictualité demeurent. Le premier est celui d‘une guerre interétatique qui résulterait d’un basculement de l’équilibre des puissances, de l’affaiblissement brutal d’un Etat clé – soit en créant ainsi une opportunité pour un autre grand Etat, soit en suscitant le besoin d’une aventure extérieure à titre de dérivatif. Le second est le risque de conflits internes qui résulteraient de l’affaiblissement d’un Etat déjà en difficulté – on pense à ceux des pays d’Amérique latine, d’Afrique, du Moyen-Orient et d’Asie dont la croissance dépend des transferts de fonds, des revenus du tourisme, et/ou de l’exportation des ressources.

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Nombre de questions restent bien sûr ouvertes, à commencer par celles qui concernent les « facteurs premiers », i.e. les données épidémiologiques et sanitaires. Une mutation importante du SARS-CoV-2 le rendant plus contagieux ou plus létal changerait la donne. A l’inverse, la mise au point plus tôt qu’envisagé aujourd’hui d’un vaccin efficace et accessible à tous déboucherait significativement l’horizon. Et, s’il s’agissait d’une découverte attribuable à l’un ou l’autre des grands efforts nationaux, elle donnerait à l’Etat « vainqueur » un indiscutable avantage dans la compétition des images de puissance.   

Il est donc encore trop tôt pour tirer de vraies leçons de la crise pandémique, car nous sommes sans doute au milieu du gué. La « guerre » contre le SARS-CoV-2 a éclaté à la manière de la crise financière de 2008, d’abord avec quelques signaux faibles, puis en forme d’aggravation très rapide, et en se propageant rapidement sur toute la planète. Mais elle se poursuit comme celle qui a été menée contre le terrorisme islamiste après le 11 septembre, et ne se prête pas à une victoire totale. Il faudra pour longtemps vivre avec le virus, comme nous vivons avec le terrorisme. L’OMS n’annoncera sans doute jamais Mission Accomplished sur son site Web – ou alors à une échéance qui va au-delà de la prospective raisonnable.

Pierre Grosser, dans un texte plaisamment intitulé « Déconfinement des analogies », décortique la pertinence des métaphores qui ont été les plus usitées à l’occasion de la pandémie, celle de la guerre ayant fait florèsPierre Grosser, « Déconfinement des analogies », Esprit, juillet-août 2020.. Il est vrai qu’à l’instar des deux conflits mondiaux, même si elle n’affecte pas directement et profondément tous les continents, la pandémie a un effet planétaire. Mais si guerre il y a, elle ne se prêtera pas à une déclaration de victoire. Or la notion même de « monde d’après » suppose… que l’on puisse définir un « après ». Il n’y aura donc sans doute pas véritablement de « monde d’après » et, s’il y en a un, ce ne sera pas un monde totalement différent du « monde d’avant ».   

Les années 2020 ne ressembleront donc probablement pas aux années 1920, une ère de renaissance occidentale qui avait fait suite à la guerre et… à la terrible grippe espagnole. Nous ne verrons ni le retour des Années folles de l’Europe, ni celui les Années rugissantes de l’Amérique. Il est possible que la pandémie aggravera tous les maux existants et en ajoute de nouveaux (« le même monde, mais en pire », craignait le ministre de l’Europe et des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian au printemps 2020)Entretien au Monde, 20 avril 2020.. Mais il est tout autant possible que la situation géopolitique du début des années 2020 et le jeu des acteurs exténués par la pandémie relève, davantage que d’une épreuve de force, d’une « épreuve de faiblesse »Bruno Tertrais, L’Epreuve de faiblesse. Les conséquences géopolitiques du coronavirus, op. cit..

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On peut débattre à l’infini sur la question de savoir si le SARS-CoV-2 est un « cygne noir »,  un « cygne gris » ou un autre animal du bestiaire de la prospective stratégique. L’essentiel est de constater qu’une fois de plus, un scénario fréquemment envisagé par les spécialistes, et décrit dans tous les grands documents stratégiques nationaux, a pris en défaut nos modes de gouvernance. La question essentielle est désormais : ferons-nous mieux la prochaine fois ? Ce n’est malheureusement pas certain. Le risque existe de se préparer une nouvelle fois à la dernière guerre, c’est-à-dire de tout faire pour se prémunir contre un nouvel épisode pandémique en négligeant d’autres surprises stratégiques possibles – militaires, technologiques, géophysiques… Nous ne pourrons jamais éviter totalement de telles surprises. Et si la Covid-19 a fait redécouvrir à certains le rôle indispensable de l’Etat et les vertus de l’intervention publique, nous ne pouvons pas attendre de nos gouvernements d’être prêts en permanence à gérer parfaitement tous les scénarios du pire. Mais nous pouvons sûrement faire mieux. Comme nous l’écrivions avec Florence Gaub au printemps 2020, « l’anticipation est une affaire de mentalité et d’agilité mentale. L’acceptation de l’imprévisibilité n’est pas incompatible avec l’amélioration de notre capacité collective à gérer l’imprévu. Nous serons sans doute beaucoup mieux préparés à la prochaine pandémie. Mais nous ne serons pas, sans effort supplémentaire, mieux préparés à une surprise d’un autre ordre »Florence Gaub, Bruno Tertrais, « L’anticipation est une affaire de mentalité », Le Monde, 19 mai 2020..