Sommaire du n°13 :
Des investissements encore inégalés à ce jour continuent de faire des États-Unis la première puissance spatiale dans le monde. Cette première place repose sur les deux piliers que sont l’exploration spatiale habitée et le développement de l’espace militaire. L’époque récente s’est même caractérisée par une croissance des dépenses militaires liée à un sentiment croissant de vulnérabilité face à la montée en puissance de la Chine et le maintien par la Russie de capacités importantes. En parallèle, l’émergence d’une nouvelle industrie spatiale à vocation plus directement commerciale s’est exprimée à travers des entreprises emblématiques comme Space-X ou Blue Origin dans le domaine du lancement. Les applications spatiales connaissent aussi des évolutions avec l’espoir pour les investisseurs de nouveaux débouchés dans le secteur de l’information. Mais le soutien apporté par l’État apparaît indispensable pour garantir le succès de ce qui reste encore un pari industriel incertain.
Du point de vue gouvernemental, et en dépit d’effets d’annonce parfois déroutants, l’activité spatiale américaine reste marquée sous l’administration Trump par deux grandes tendances : la consolidation d’un programme d’exploration ha-bité qui demeure structurant pour l’industrie et la poursuite d’un effort militaire inégalé, qui, à la fois, nourrit et tire parti des avancées d’une nouvelle économie spatiale.
Le secteur industriel spatial américain se trouve ainsi consolidé dans ses fondements mêmes en même temps qu’il étend ses relations avec le monde des technologies de l’information. Cette interaction de deux cultures différentes, voire de deux mondes étrangers, apparaît sans doute comme l’une des nouveautés formelles (à défaut de l’être au fond) les plus radicales de ces dernières années pour tout observateur assi-du du secteur spatial américain.
Un resserrement de la stratégie spatiale américaine sur l’exploration habitée
Le programme spatial civil a toujours été sensible aux aléas politiques. Plus précisément, l’exploration humaine de l’espace n’a existé qu’en rapport avec des conjonctures extérieures qui lui donnaient ponctuellement une valeur particulière. Ce fut le cas pour la course à la Lune.
Cela a été également vrai avec la décision d’engager puis d’accélérer le programme de la station spatiale internationale, voire avec la décision de relancer l’exploration lunaire avec le programme Constellation annoncé en 2004 par George W. Bush. Mais, en dehors de ces périodes spécifiques, le thème de l’Homme dans l’espace n’a, en général, présenté que peu d’attrait politique aux États-Unis. Le programme de la navette spatiale n’a été décidé en 1972 par Richard Nixon que pour éviter de coûteuses fermetures d’usines dans un contexte électoral tendu, alors que l’engouement pour Apollo était retombé. La station spatiale, elle-même, a parfois connu des temps difficiles à la fin des années 1980 avec des risques d’annulation au Congrès. Et au cours des années récentes, les mêmes difficultés se sont manifestées avec l’arrivée au pouvoir de Barack Obama.
Les débuts de la présidence démocrate se sont traduits par l’abandon du programme du retour sur la Lune annoncé par son prédécesseur républicain. L’espace habité passait alors avec difficulté le test de l’alternance politique et se trouvait en butte aux critiques des défenseurs des programmes sociaux, le coeur même de l’électorat du nouveau président. Celui-ci prit la décision d’annuler le programme dès les premiers mois de son mandat. La nécessité d’augmenter le budget du programme lunaire de 3 milliards de dollars par an, selon l’étude d’un panel d’experts missionnés par le président, suffira à justifier cette mesure. La Lune ne présentait plus suffisamment d’intérêt (« déjà fait », dira Obama) pour pouvoir endosser la vision du président républicain.
Mais le choix fut aussi tactique, Barack Obama subissant les mêmes contraintes que ses prédécesseurs. Un des grands directeurs de l’administration spatiale américaine, doté lui-même d’une vision assez critique de l’Homme dans l’espace, estimait en effet, dans les années 1970, qu’« aucun président ne pourrait jamais sortir les États-Unis du vol habité ». La charge symbolique reste lourde et place chaque exécutif dans la situation de devoir « gérer au mieux » ce type d’engagement. Il n’en a pas été différemment pour l’administration Obama. Et c’est par choix tactique qu’en même temps que se confirmait l’annulation du programme du retour sur la Lune, la présidence démocrate prit soin, sous la pression du Congrès, de confier à la NASA un effort d’investissement à long terme dans un lanceur lourd (le Space Launch System, ou SLS, dont on attend le premier vol pour 2020) et un véhicule « à tout faire » (Multi-Purpose Crew Vehicle, ou MPCV devenu depuis Orion) appelé à préparer les premières étapes d’un voyage martien à un horizon non spécifié. En parallèle, la NASA a été invitée à passer ses premiers contrats dits de « services commerciaux de transport en orbite » (COTS) dès 2006, permettant ainsi à de nouveaux acteurs tels que Space-X ou Orbital ATK (qui sera ensuite repris par Northrop Grum-man) d’émerger comme de nouveaux entrants capables de devenir des partenaires de l’agence au-delà du rôle classique de sous-traitant. L’ambition pour l’administration était de réduire au silence les critiques républicains qui commençaient alors d’accuser la présidence démocrate de saper la base industrielle américaine. La décision prise montrait précisément l’inverse et allait même jusqu’à faire de la Maison Blanche le soutien de l’industrie la plus moderne et la plus compétitive. Ce mouvement tactique magistral eut l’effet politique escompté privant l’opposition de tout moyen de critiquer les orientations spatiales d’un président qui pouvait par ailleurs se prévaloir d’avoir mis fin à des dépenses lunaires jugées excessives par son électorat.
Cette position a eu des conséquences durables au plan industriel. Au programme COTS succédera un premier programme concernant le transport d’équipages vers la station spatiale. Ce programme CCDev (Commercial Crew Development) a été initié en 2009, puis renouvelé en 2012. Il apportera une première tranche de 440 millions de dollars à Space X, presqu’à égalité avec Boeing (460 millions). Puis une version renouvelée du contrat conduira, en 2014, à verser à Boeing 4,2 milliards de dollars contre 2,6 milliards à Space-X qui s’affichait ainsi comme le leader de la « nouvelle industrie » dans l’activité de lancement. Une troisième vague de contrats concernant cette fois le réapprovisionnement de la station spatiale à compter de 2019 jusqu’à sa fin de vie suppo-sée intervenir en 2024 (Commercial Resupply Service 1 et 2) a confirmé en 2016 l’installation de Space-X et d’Orbital ATK comme principaux prestataires de transport par capsules (respectivement Dragon pour Space-X et Cygnus pour Orbital ATK) avec un montant global de 14 milliards de dollars au titre de la rémunération de leurs services.Sierra Nevada, un autre challenger ayant, quant à lui, développé une navette spatiale pour le vol habité, a également vu son projet retenu dans sa version cargo pour assurer cette desserte.
Cette période Obama a placé la NASA dans une position délicate que créait pour elle la perte apparente d’objectifs à moyen terme. L’annulation du programme du retour sur la Lune, couplée à l’émergence de prestataires privés, a remis en question le rôle de l’agence. Les projets lointains de « redirection » d’astéroïdes pour évaluer l’intérêt d’une exploitation de ressources in situ ou les idées très hypothétiques de tests d’atterrissage sur Phobos, une des lunes de Mars, n’ont pas suffi à cette époque à structurer une véritable vision de long terme.
À l’issue du mandat de Barack Obama, l’agence devait retrouver en urgence un plan susceptible de convaincre l’exécutif et les parlementaires. Alors que le nouveau pouvoir encourageait l’idée d’un retour vers la Lune, prenant ainsi le contrepied de l’administration précédente, les responsables de la NASA ont pu imposer l’idée d’une nouvelle station circumlunaire destinée cette fois à permettre un retour durable sur la base d’une idée originale. Cette idée ira nourrir la pre-mière directive spatiale de l’administration Trump qui appelle « au retour d’humains sur la Lune pour une utilisation et une exploration sur le long terme, suivi de missions humaines vers Mars et d’autres destinationsSpace Policy Directive-1 du 11 décembre 2017. ». Sans bien sûr que ce texte court aux contours vagues puisse faire office de plan spatial, il a redonné à la NASA un élan fédérateur et un rôle identifiable. De ce point de vue, et sans juger d’objectifs scientifiques qui peuvent être contestés, cette évolution traduit un succès de l’Agence qui réapparaît comme un acteur central doté d’un véritable poids politique dans ses relations avec les acteurs industriels émergents. Ceux-ci ne semblent d’ailleurs pas s’y tromper en réaxant certains de leurs discours sur l’objectif lunaire, qu’il s’agisse de la communication d’Elon Musk concernant les premiers voyages d’amateurs fortunés vers la Lune, ou, plus sérieusement, l’annonce par Jeff Bezos, au travers de sa société Blue Origin, de plans des-tinés à soutenir cet effort, notamment sur le plan logistique.
L’espace et le monde de l’information
Les transformations des rapports de force industriels aux États-Unis n’ont pas seulement affecté le secteur du lancement. Un trait frappant de ces dernières années a été l’efflorescence de nombreuses « jeunes pousses » dans le champ des applications spatiales. C’est d’abord dans le domaine de l’observation de la Terre que ces start-ups sont apparues à l’aube des années 2000, pour certaines d’entre elles. Le mouvement concentré en Californie est d’abord apparu comme une nouvelle étape d’un processus de commercialisation des services spatiaux mis en place dès les années 1990 par l’administration Clinton.Sur ces points, voir Pasco X. (2017), Le Nouvel Âge spatial, de la guerre froide au New Space, Paris, CNRS Éditions, 192 p. Suite à cette volonté d’installer l’industrie américaine dans le domaine jugé stratégique de la collecte et de la diffusion de données satellitaires, la société Digital Globe, par exemple, est devenue le premier acteur de vente d’images satellitaires dans le monde (devant Airbus, l’autre acteur majeur de ce domaine).
Et c’est dans la continuité de ces premiers efforts que le terrain a continué d’être préparé pour une extension du rôle des États-Unis dans la fourniture de données et dans la maîtrise de leur diffusion. Des nouveaux entrants comme la société Planet ont largement bénéficié de ce mouvement de fond. Planet a construit son modèle d’affaires sur l’exploita-tion de très petits satellites, de type Cubesats, fournissant à très bas prix des images certes moins précises que celles diffusées par les plus gros satellites, mais en quantité bien plus grande et avec l’objectif à terme de plusieurs revisites de sites par jour. Faisant le pari d’une demande en hausse de flux d’informations venant en complément d’images plus détaillées, Planet suscite d’abord l’intérêt du gouvernement américain et de ses services de renseignement qui constituent aujourd’hui son soutien économique le plus sûr. Confrontée à un marché commercial plus lent à décoller, la société compte d’abord sur ce flux d’affaires gouvernemental pour consolider son activité dans l’attente de l’essor progressif d’une activité plus intégrée dans le flux créé par la croissance des technologies de l’information. Cet exemple, s’il reste unique, semble pouvoir faire école, comme pourraient le confirmer les nombreux projets qui tentent aujourd’hui de se faire une place.
Des efforts similaires sont en cours dans le domaine des télécommunications avec l’annonce de nombreuses « méga-constellations » constituées de plusieurs centaines, voire de plusieurs milliers de satellites en orbite basse. L’objectif serait de réduire la fracture numérique ou de servir des marchés en applications nouvelles basées, par exemple, sur l’Internet des objets. Échaudée par l’échec enregistré par de tels projets dans les années 1990, avec à la clé l’explosion d’une bulle spéculative, la communauté des télécommunications garde un avis mitigé sur le succès de telles entreprises.
Pour autant, aussi bien pour les télécommunications que pour l’observation de la Terre, deux facteurs majeurs sont venus transformer le paysage depuis vingt ans : l’existence d’une activité Internet qui génère d’énormes revenus publicitaires sur lesquels parient les entrepreneurs considérés, et, bien sûr, l’évolution des techniques qui permet désormais d’envisager des télécommunications opérées sur la base de satellites défilants (qui moins coûteux que les satellites géostationnaires permettent en outre une plus grande instantanéité des télécommunications) ou une prise d’image de plus en plus performante grâce à des objets dont le coût unitaire très réduit laisse envisager une possible multiplication de leur mise en orbite à très basse altitude.
Une étude récente d’un cabinet spécialisé américain montre que plus de 1 300 microsatellites (parmi lesquels 70 % de Cubesats) ont été lancés entre 2012 et 2018, avec une multiplication par 6 des satellites de ce type lancés en 2018 par comparaison avec 2012. Sur la même période, la moitié des satellites concernaient des charges commerciales avec environ 80 % de ces satellites destinés à l’observation de la Terre. Sur l’ensemble des petits satellites lancés sur la période, 36 % l’ont été aux États-Unis.Bryce Space and Technology (2019), “Smallsats by the Numbers”. Voir aussi l’étude plus détaillée de la Fondation pour la recherche stratégique, « Petits satellites, petits lanceurs », réalisée entre 2016 et 2018, avec le soutien du CSFRS et accessible à l’adresse suivante : https://www.csfrs.fr/sites/default/files/rapport_final_pspl_avril2018.p… Les petits satellites ou les Cubesats, longtemps cantonnés dans un rôle purement expérimental, semblent donc trouver aux États-Unis une fonction désormais plus opérationnelle. Cette tendance n’a pas encore d’équivalent dans d’autres pays et correspond à l’éclosion du secteur dit du « New Space », qui, précisément, parie sur la production massive d’images ou de systèmes de télécommunications en relation avec un monde de l’information de plus en plus avide de données.
Ainsi, ce n’est pas un hasard si l’essentiel de ces nouveaux projets se sont d’abord concentrés aux États-Unis, plus exactement en Californie, à Palo Alto, et dans les environs de la Silicon Valley. Toujours selon le cabinet Bryce, entre 2000 et 2017, ce sont près de 17 milliards de dollars qui ont été investis dans plus de cent quarante start-ups créées, dans le même intervalle de temps, dans le monde entier, la Californie représentant à elle seule la moitié des deux cent cinquante investisseurs répertoriés. Le phénomène a connu une accélération avec deux tiers des montants investis au cours des cinq dernières années de la période précitée. Les stratégies d’investissement sont nombreuses et varient selon les types d’acteurs considérés, qu’il s’agisse de capital risque, des investisseurs souvent demandeurs d’un retour rapide sur
investissement, ou des GAFA, qui y voient plus un possible investissement de moyen terme, ou encore de Business Angels qui sont, eux, plus prompts à aider de jeunes pousses prometteuses sur le plus long terme. Avec une moyenne de 2,5 milliards de dollars investis sur les toutes dernières années, les chiffres impressionnent vus de ce côté de l’Atlantique.
Pour autant, le « New Space » continue de ne représenter qu’une fraction des dépenses publiques qui continuent largement d’assurer la continuité des activités spatiales et de l’emploi qui y est associé.
La part écrasante de l’investissement militaire
L’explosion annoncée de la commercialisation des activités spatiales semble en fait au milieu du gué avec une administration qui paraît vouloir stimuler ce secteur tout en évitant de donner un rôle trop central à des acteurs comme Space-X ou Blue Origin. Une nouvelle directive publiée en mai 2018, complétée par la troisième du genre un mois plus tardSapec Policy Directive-2 du 24 mai 2018 et Space Policy Directive-3 du 18 juin 2018., appelle à donner un rôle plus grand au Département du Commerce en matière d’organisation et de promotion de cette activité, notamment dans le domaine de la vie orbitale. Ces deux textes montrent une volonté réelle de faciliter l’accès du secteur privé à l’utilisation de l’espace.
Pour autant, aux États-Unis, la dépense militaire représente, depuis le milieu des années 1980, la plus grosse part de la dépense publique. Le budget spatial du Pentagone s’établirait autour de 20 milliards de dollars annuellement sans compter les programmes classifiés qui, de fait, ne sont pas comptabilisés dans le budget public. De ce point de vue, la présidence Trump, très prompte à afficher son volontarisme militaire, perpétue en réalité une tradition bien ancrée à laquelle son prédécesseur n’avait lui-même pas dérogé. Il faut en fait plutôt parler d’une relance depuis environ dix ans de programmes militaires intégrant une préoccupation stratégique nouvelle, qui est celle de la possibilité, pense-t-on outre-Atlantique, de la survenue d’un conflit militaire dans l’espace. L’insistance américaine à ériger la Chine en futur ennemi spatial depuis le test antisatellite réalisé avec succès par Pékin, le 11 janvier 2007, puis le constat fait du dévelop-pement d’activités orbitales suspectes, aussi bien par les Chinois que par les Russes (qui sont en fait souvent similaires aux activités expérimentales menées du côté américain), ont, depuis lors, convaincu les administrations américaines successives de renforcer leurs capacités à défendre les satellites américains contre toute tentative d’attaque, voire à en prévenir la survenue possible.
De nombreux programmes dits « contre-spatiaux » ont donc été engagés depuis plusieurs années qui visent aussi bien à accroître les capacités à surveiller de plus en plus précisément les mouvements spatiaux adverses qu’à durcir les satellites ou produire des systèmes offensifs pour contrer, le cas échéant, toute action préemptive. Les lignes budgétaires correspondantes ont été augmentées de près de 8 milliards de dollars sur cinq ans par l’administration Obama, geste confirmé depuis par l’administration Trump qui a réservé un montant du même ordre au titre des prochaines années.
Dans ce contexte, une quatrième directive spatiale vient d’être signée par le président américain, le 19 février 2019, qui annonce la création d’une « force spatiale ». Le mouvement est avant tout symbolique, jugé utile autant pour des raisons intérieures qu’extérieures, et qui, en dépit de réorganisations internes, n’affectera que peu le mouvement de fond déjà engagé.En dépit du souhait de Donald Trump de créer une « sixième ar-mée », la Space Force restera tout d’abord (et peut-être pour long-temps) placée sous l’égide de l’armée de l’air américaine… Dans ce contexte, l’industrie spatiale américaine se voit bénéficier de débouchés assurés, et a priori pour longtemps. Elle peut compter sur des autorités chinoises ou russes, bien décidées à continuer à affirmer ou à réaffirmer leur présence dans l’espace, y compris sur le plan militaire, pour rester finalement ses meilleures « forces de vente ».