L’empire sans limites : pouvoir et société dans le monde russe
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in L’empire sans limites : pouvoir et société dans le monde russe, Laurent Chamontin, Editions de l’Aube
Au tout début des années 1990, alors jeune chercheur, j’entendais sans cesse des propos sceptiques, et pratiquement décourageants, sur l’intérêt de poursuivre des recherches sur la Russie. La Russie, est-ce vraiment la question ? m’interrogeait-on régulièrement. Sans doute certains de mes interlocuteurs espéraient-ils plus ou moins confusément que ce pays qui avait donné tant de fil à retordre aux Occidentaux au cours des décennies précédentes ne se relèverait pas de l’incroyable chaos qu’il traversait alors. L’essai de Laurent Chamontin, qui revient sur les raisons pour lesquelles on peut difficilement faire l’économie d’une réflexion sur l’évolution actuelle et à venir de la Russie, aurait pu les rendre plus vigilants sur le fait que celle-ci n’avait probablement pas dit son dernier mot… Elle ne l’a en effet pas dit, comme on a pu s’en apercevoir récemment à propos de la Syrie (entre autres). Alors autant faire l’effort de la connaître – une démarche nécessaire que le présent ouvrage appuie utilement.
Tout au long des pages qui suivent, leur auteur évoque avec beaucoup de clarté les éléments qui, à son sens, ont façonné une psychologie très particulière du pouvoir, des élites, des populations russes, autour d’un régime de nature patrimoniale qui subsiste aujourd’hui sous des formes plus ou moins nouvelles – et qui s’avère, lui aussi, d’une grande singularité. Ce qui séduit de prime abord dans cet ouvrage, c’est sa limpidité quand il revient, pourtant succinctement, sur l’histoire du monde russe et son étude très fine de la manière dont la pensée stratégique russe s’est construite au fil du temps et de l’expansion territoriale. On pourrait avoir l’impression de savoir comment l’immensité de l’espace a joué dans les succès et les déconvenues des dirigeants de la Russie sous toutes ses formes. Mais la précision des termes, l’éclat du diagnostic font que même le plus expérimenté des géopolitologues se ressent meilleur connaisseur en revisitant ici ces questions.
Laurent Chamontin invite en effet son lecteur à « traiter l’espace géographique comme un acteur historique à part entière ». Le territoire comme atout et comme contrainte pour le pouvoir russe. Le territoire dont le faible ancrage au reste du monde est à la fois subi et voulu. Le territoire dont la démesure ne permet pas, ou peu, l’émulation économique. Le territoire jamais vraiment pleinement maîtrisé – comme en témoignent aujourd’hui encore les problèmes permanents de son aménagement et de la modernisation des infrastructures, sans parler de l’angoisse manifeste que suscite la faille démographique : comment continuer à maîtriser l’ensemble alors que « le manque d’hommes » persiste et signe, et que « l’État peine à s’incarner en province », ce qui reste notoirement tangible dans l’extrême orient du pays? Les hypothèses de Laurent Chamontin sur le lien que l’on pourrait tracer entre les blocages de l’économie russe observables jusqu’à ce jour et la trajectoire originale de la Russie en tant que « civilisation génétiquement continentale », de surcroît excentrée, méritent attention. Elles apportent en tout cas des réflexions stimulantes sur l’origine du retard économique et technologique chronique de la Russie, ainsi que sur la faiblesse non moins récurrente de son poids dans les échanges mondiaux.
L’auteur assume d’emblée un biais de sympathie pour son objet d’étude, s’excusant par avance d’un manque d’objectivité inévitable. De fait, il est visiblement séduit, outre par le niveau intellectuel élevé de la population russe, par son humour face au pouvoir, dont elle est depuis toujours séparée par des murs invisibles mais bien épais; par sa « mauvaise volonté », aussi, face à ce même pouvoir, qui transparaît même dans les heures les plus arbitraires et les plus brutales, contraignant les individus à une « adhésion de pure façade ». Cela étant, sa description profonde des maux qui alourdissent la Russie et qui ont compromis, jusqu’à maintenant, son projet de modernisation et compliqué son ouverture sur le monde n’a absolument rien de complaisant. Les « pesanteurs déprimantes », la bureaucratie inefficace par construction, les clientélismes, qui vont rarement dans le sens de l’efficacité et de l’innovation, l’opacité des processus décisionnels et leurs dysfonctionnements… Tous ces éléments qui expliquent peut-être que, si les autorités russes, aujourd’hui comme hier, marquent une certaine compétence à formuler des diagnostics pertinents sur l’état du pays, elles semblent dans le même temps incapables de ou impuissantes à y apporter des réponses réellement aptes à débloquer les situations.
Face à ces phénomènes, l’auteur cherche à formuler des explications reliant la problématique territoriale à la question politique ; des explications portant sur la manière dont le territoire et l’histoire ont pesé sur la structuration bien particulière de la relation entre les élites et la société au fil des siècles, une « relation purement négative ». Laurent Chamontin opte pour l’expression symbolique de « vase clos », une notion qu’il place au cœur de son essai, pour caractériser le système et l’ambiance politiques singuliers qui découlent de l’isolement géographique de la Russie par rapport aux autres puissances – y répondent aussi. Cette organisation spécifique a, sur le plan interne, soumis les Russes, avec plus ou moins de violence selon les époques, à l’arbitraire des souverains, aboutissant à une situation où « chacun finit par mentir pour être tranquille » et où la population devient maîtresse dans l’art de « la dissimulation au pouvoir », de l’« évitement […] du pouvoir »… Cette répartition des rôles, qui, comme on le sait, ne laisse guère de place à l’épanouissement de l’individu et du domaine privé, pas plus qu’à l’expression et à la circulation des idées, s’est nourrie de l’attitude défensive des pouvoirs russes vis-à-vis des influences extérieures – d’autant plus quand le progrès technique a contribué à les rendre plus présentes – mais aussi de l’écrasement de différentes révoltes, au fil des siècles, par « le rouleau compresseur moscovite ».
Dans ce jeu de dupes, de fait, l’immensité territoriale joue encore son rôle, paradoxal: la solitude est partout, le manque de lien, de contacts (basse densité de population, manque de liaisons horizontales, faiblesse des moyens de communication) laisse la « mauvaise volonté » de la population s’épanouir, jusqu’à permettre à des sentiments rebelles de monter doucement en puissance (tout en conduisant aussi, la plupart du temps, à leur essoufflement, faute de soutiens et de solidarité sociale). En tout cas, l’immensité des surfaces à contrôler, à moderniser, à aménager a entretenu l’État russe dans une anxiété portant au pire sur la peur de la perte de contrôle, au mieux sur le dépit face à la difficulté de moderniser de telles étendues – mais avec des réponses similaires, s’exprimant dans la tentation de la coercition et dans l’assujettissement spatial des individus et des groupes. Le tout confortant, pourrait-on ajouter, la tendance marquée du pouvoir russe à organiser la société autour de l’impératif de militarisation, outil face à l’adversaire extérieur et soutien de l’ambition impériale, mais aussi élément de quadrillage et d’incarnation du pouvoir central à l’intérieur.
Cependant, l’auteur constate sans se poser en juge. Et il le fait avec la légitimité du voyageur « sans traducteur », qui, cela est perceptible dans cet écrit, a bénéficié d’un accès direct et plus ouvert, du fait de sa maîtrise de la langue, à la population russe, si consciente de son héritage, des travers des élites et des siens propres; si soucieuse, aussi du regard qu’on pose sur elle, ailleurs… Laurent Chamontin entend parler du « monde russe pour ce qu’il est », non tel que nous le voulons ou le fantasmons, ce qui est sans doute la meilleure posture pour décrypter le comportement de la Russie à l’intérieur de ses frontières et sur la scène internationale. Il faut sans doute redire ici qu’une telle approche, qui ne prône nullement l’aveuglement ou la naïveté, est sans doute la plus appropriée pour qui juge nécessaire d’établir des passerelles plus solides entre la Russie et l’Europe, séparées par des incompréhensions que ce livre explique en creux.
Nous avons, avec cet ouvrage, une synthèse subtile et rigoureuse du parcours historique et anthropologique russe, servie par un style incisif et extrêmement précis, qui se garde bien de toute simplification. Cet essai offre surtout un regard froid mais profond sur les éléments qui rendent si manifestement ardu l’effort de modernisation de la Russie du xxie siècle. Il nous rassure heureusement sur le fait que continuités et pesanteurs ne sont pas assimilables à de la fatalité. L’essai nous laisse ainsi curieux quant aux possibles routes que la Russie, qui, mondialisation oblige, n’est de toute façon aujourd’hui plus aussi excentrée, pourra emprunter en fonction de la manière dont elle composera avec son héritage.
Du coup, on attend beaucoup d’un possible carnet de voyage sur l’Ukraine, cas à part au sein du monde russe, que l’auteur connaît bien aussi et dont il suggère à quelques reprises qu’il reste bien distinct de la Russie.
Isabelle Facon
Maître de recherche
Fondation pour la recherche stratégique
L’empire sans limites : pouvoir et société dans le monde russe
Préface
in L’empire sans limites : pouvoir et société dans le monde russe, Laurent Chamontin, Editions de l’Aube