Jean-Yves Moisseron
Jean-François Daguzan
4 octobre 2017 Version PDf
« L’Afrique doit faire confiance à l’Afrique »
S.M. Mohammed VI, Forum Maroco-Ivoirien, 2013
Depuis son accession au trône, le Roi Mohammed VI a mené une véritable offensive diplomatique en Afrique sub-saharienne (ASS). Cette dynamique fait aujourd’hui du Maroc l’un des pays d’Afrique du Nord les plus implantés dans cette région, au point d’en devenir un acteur incontournable. Cette diplomatie s’appuie sur des moyens classiques comme le développement d’un réseau d’ambassades et de conseillers consulaires, ou économiques ou encore des stratégies d’accords et d’alliances en direction des organisations étatiques régionales ; mais elle s’appuie aussi sur une diplomatie relevant davantage du soft power, à savoir la dimension religieuse et les relations économiques. Au plan sécuritaire, elle reste, pour sa périphérie, marquée par la question du Sahara occidental et les relations toujours glaciaires avec l’Algérie.
1 – Un ancrage ancien en direction de l’Afrique
Le Maroc se réclame d’un ancrage déjà ancien en ASS s’appuyant sur les relations multiséculaires des routes caravanières, mais aussi sur les liens de vassalités historiques entre les tribus des territoires au sud du Maroc et le Makhzen (le pouvoir central marocain).
Ces relations se sont intensifiées après les indépendances car le Maroc a globalement soutenu le processus de décolonisation de l’AfriqueNonobstant l’idée d’une intégration de la Mauritanie au Maroc comme ce fut effectivement le cas plus tard pour le Sahara occidental. Cette suspicion d’un agenda caché marocain resta longtemps dans l’esprit des Mauritaniens et ne facilita pas le rapprochement entre les deux pays.. Citons par exemple, l’organisation de la conférence de Casablanca en 1961 sous les hospices de Mohammed V dont l’objectif fut d’établir les jalons d’une Afrique puissante et indépendante de la tutelle coloniale. Le rôle fondateur joué par le Maroc au sein de l’Organisation de l’Unité Africaine a marqué cette ambition africaine qui d’ailleurs ne fut pas remise en cause lorsque le Maroc quitta cette même organisation en 1984 lorsque la République sahraouie arabe et démocratique (RASD) fut admise dans l’organisation africaineOUA, désormais Union Africaine (UA). La RASD, dont le gouvernement en exil est à Tindouf (Algérie) milite avec le soutien de ce dernier pays pour la création d’un État indépendant. Elle est l’émanation du Front Polisario (Front de libération de Saguia el-Hamra et du Rio de oro, noms des anciennes possessions espagnoles). Cette opposition déboucha sur un conflit armé très violent qui dura de 1976 à 1991 entre le Maroc qui annexe le territoire en 1975 avec l’aide de la Mauritanie, l’Algérie (brièvement) et les groupes armés sahraouis armés par celle-ci et la Libye. La Mauritanie se retire en 1979. Depuis 1991, le dossier est entre les mains des Nations Unies, mais le Maroc le considère clos, et le territoire comme partie intégrante de la nation marocaine.. Le conflit violent ou latent du Sahara occidental conditionne et altère toutes les relations interétatiques dans la zone saharo-sahélienne.
Au plan économique, des conventions de type « Nation la plus favorisée » ont été signées dès les années 1970 avec les pays de l’ASS. Avec la RDC en 1972, puis successivement le Gabon, le Nigéria, le Niger, la RCA, le Mali, la Guinée Équatoriale, l’Angola, le Bénin, le Burkina Faso, le Congo, le Soudan en 1998. Par ailleurs des conventions commerciales préférentielles ont été signées en 1987 avec le Sénégal et en 1997 avec la Guinée et le Tchad.
Mais on doit à Mohammed VI de renforcer considérablement l’ambition africaine dès son accession au trône. La Monarchie a institutionnalisé le principe de visites annuelles dans nombre de pays africains afin de développer des contacts étroits avec les chefs d’État, mais aussi avec le monde économique et politique de presque tous les pays. La diplomatie économique marocaine ne se contente plus de s’inscrire dans une politique d’accords commerciaux mais s’appuie aussi sur la constitution de réseaux économiques et de contacts directs et personnels entre les opérateurs économiques marocains et africains.
2 – Une action permanente en matière de maintien de la paix
Le Maroc s’est également voulu un promoteur de la paix en Afrique en intervenant dans des conflits africains comme médiateur ou en participant aux opérations de maintien de la paix. Par exemple, dans le cadre de la région Afrique, le Maroc a contribué de manière significative au maintien de la paix. Tout d’abord, dans le cadre de l’ONUC (mission de l’ONU qui a duré de juillet 1960 à juin 1964, en République du Congo), d’avril 1992 à mars 1993, en Somalie (ONUSOM I), puis dans la Force d’intervention unifiée (UNITAF) en décembre 1992. Il a ensuite participé à la deuxième opération des Nations Unies en Somalie (ONUSOM II), de mars 1993 à mars 1994. D’autres missions de maintien de la paix de l’ONU ont aussi vu la participation des Forces Armées du Maroc (FAR), notamment en Angola (UNAVEM II, entre 1989 et 1996). En Côte d'Ivoire, le Maroc contribue à l’opération des Nations Unies (ONUCI) depuis le 4 avril 2004. En 2007, les FAR participent à l’opération conduite conjointement par l’Union Africaine et les Nations Unies au Darfour (UNAMID). En République Démocratique du Congo, le Maroc participe en 1999 à la mission des Nations Unies pour la paix (MONUC) et en 2010, à la MONUSCO (Mission de l’Organisation des Nations Unies pour la stabilisation en République démocratique du Congo) puis à la MINUSCA en Centrafrique. Plus récemment en 2013, les FAR interviennent dans la mission MUNISMA pour la stabilisation du Mali.
Le Maroc se pose ainsi comme un acteur modéré, contribuant à la paix entre les peuples, et ce dans un rôle actif au sein des instances multilatérales. Cela lui permet de développer des réseaux d’alliance et une réputation de médiation, ce que certains auteurs qualifient justement de politique de « puissance relationnelle »El Houdaigui Rachid, La politique étrangère de Mohammed VI ou la renaissance d’une « puissance relationnelle », une décennie de réformes au Maroc, Karthala, Paris, 2010..
3 – Le renforcement d’une diplomatie classique
Cette diplomatie a pris la forme de tournées annuelles royales en Afrique. Chaque année, en effet, le Roi du Maroc rend visite à 4 ou 5 pays : Ghana, Guinée-Conakry, Zambie, Mali, Côte d’Ivoire en 2017 ; Rwanda, Tanzanie, Éthiopie, Ghana, Nigeria, Madagascar, Zambie et Soudan du Sud en 2016 ; Sénégal, Côte d’Ivoire, Gabon Guinée-Bissau en 2015 ; Mali, Côte d’Ivoire, Guinée-Conakry, Gabon en 2014… L’infléchissement nouveau de l’action marocaine à destination de l’Afrique de l’Est est à noter.
Ces visites sont chaque fois constituées par une délégation d’hommes d’affaires et de responsables d’entreprises publiques. Ces visites visent à renforcer les relations bilatérales avec chacun des pays (notamment afin de peser sur l’Union africaine et affaiblir le réseau algérien) et à ouvrir de nouveaux marchés pour les entreprises marocaines.
4 – L’offensive en direction des organisations régionales africaines
L’ambition régionale du Maroc en Afrique s’est traduite par la volonté pour le Maroc de rejoindre l’Union Africaine. Après un effort diplomatique remarquable et malgré les réticences de nombres de pays africains (dont les poids lourds Algérie, Afrique du Sud et Nigeria), le Maroc a rejoint l’organisation en 2017. C’était l’un des objectifs des tournées annuelles royales en direction de l’Afrique.
Mais le Maroc développe aussi une politique de rapprochement avec l’Union économique et monétaire Ouest-Africaine (UEMOA). Récemment, le 24 février 2017, le Maroc a posé sa candidature pour rejoindre la CEDAO (Communauté Économique des États de l’Afrique de l’Ouest). Le 4 juin 2017, la CEDEAO a donné son accord de principe pour l’intégration de ce pays à l'organisation. Le Maroc s’est aussi rapproché de la CEMAC (Communauté Économique et Monétaire des États de l’Afrique Centrale) avec la construction d’un partenariat stratégique et la mise en place d’un accord de libre-échangeConseil National du Commerce Extérieur, 2016, Profil économique et commercial régional de la CEMAC, Edition 2016..
5 – La diplomatie tripartite
Le Maroc a parfaitement conscience de l’avantage que représente sa situation intermédiaire entre l’Europe et l’Afrique, à la fois en termes de développement économique et en raison de sa situation géographique. La coopération tripartite vise à faire bénéficier les pays de l’ASS de l’expertise du Maroc en mobilisant les financements bilatéraux et multilatéraux. À titre d’exemple, le Maroc s’est engagé au côté de la FAO, dans le programme spécial pour la sécurité alimentaire au Niger et au Burkina Faso. C’est dans cette perspective que le Roi Mohammed VI a annoncé l’annulation de la dette des pays les moins avancés en Afrique et la levée des droits douaniers sur les exportations de ces pays au Maroc lors du sommet UE-Afrique en 2000.
6 – La diplomatie économique : une diplomatie entrainée par le roi
La diplomatie économique marocaine s’inscrit naturellement dans les objectifs de développement du MarocAmine Dafir, « La diplomatie économique marocaine en Afrique Sub-saharienne : Réalités et enjeux », Géoéconomie, 2012/4, n°63, pp. 73-83.. Il s’agit d’ouvrir systématiquement des marchés commerciaux, d’augmenter les exportations dans la région afin d’équilibrer la balance commerciale, notamment par la conclusion d’accords commerciaux. Il s’agit aussi de favoriser le rayonnement des entreprises marocaines afin qu’elles puissent s’étendre au niveau international à partir du territoire africain. Pour cela, le Maroc a mis en place des dispositifs de financement du commerce tout en promouvant la diversification des produits industriels. Un effort est également fait pour améliorer les infrastructures de transport notamment dans le domaine aérien.
L’autre aspect concerne le renforcement des investissements étrangers marocains à destination de l’Afrique Sub-saharienne. Certaines études suggèrent que le développement des IDE du Maroc en Afrique Sub-saharienne a des retombées positives sur le PIB marocainMoubarack Lo, « Relations Maroc-Afrique subsaharienne : quel bilan pour les 15 dernières années ? », OPC Research Paper, Novembre 2016, RP-16-10, OCP Policy Center..
Ces ambitions ont été couronnées de succès puisque le Maroc est considéré à présent comme le deuxième investisseur en ASS après l’Afrique du Sud. Le commerce de biens et services entre le Maroc et l’ASS a progressé de 15 % environ par an dans la période 1999-2016. Cette progression notable ne doit pas faire oublier cependant que l’ASS demeure un partenaire économique très limité pour le Maroc représentant moins de 3 % de ses échanges. Cela dit, l’ASS représente un marché croissant de presque un milliard d’individus dans les années 2030, qui, toute chose égale par ailleurs, occupera probablement une part plus significative à l’avenir. Dès 2008, la balance commerciale, qui était négative entre le Maroc et l’ASS, devient positive. Les exportations en direction de la région ont progressé de 13 % par an, tandis que les importations ont régressé.
Il en va de même des investissements directs étrangers (IDE) du Maroc en direction de l’ASS. Tout comme dans le domaine du commerce, le Maroc a conclu nombre d’accords d’investissements avec les pays de l’ASS, notamment des accords de protection et de promotion réciproques des investissements, des accords de non-double imposition. Les règles d’investissements à l’étranger et notamment les plafonds d’IDE pour les personnes morales marocaines ont été augmentées.
Toutes ces mesures et les facilités octroyées expliquent la forte progression des flux d’IDE du Maroc, qui sont passés de 18 à 443 millions de dollars entre 1999 et 2014. L’ASS est la principale région de destination de ces flux et représente presque les deux tiers du total. Les entreprises marocaines investissent majoritairement dans les secteurs des banques et assurances (41 % des IDE), les télécommunications (35 %), les Holding (10 %) et l’immobilier (7 %). Les principaux pays de destination des IDE marocains sont le Mali, le Sénégal, le Cameroun et la Côte d’Ivoire.
Cependant, il est difficile de considérer que le secteur privé marocain soit encore pleinement conscient des opportunités et des enjeux que représente l’ASS. On n’observe pas au Maroc un dynamisme similaire à celui que joue en Turquie son secteur privé et son organisation TUSKON, dans l’implication des visites officielles. Le processus est encore largement à l’initiative du Roi qui impulse une politique et entraîne avec lui un secteur privé relativement timide à l’exception des quelques grosses entreprises réalisant des projets concrets (Attijariwafa bank, BMCE, Maroc Telecom, Sothema, Addoha, Wafa Assurance, CNIA-Saham, Addoba, Alliances, etc.). Les grosses entreprises publiques, et notamment la Royal Air Maroc ou l’Office National d’Électricité, sont par contre très impliquées : la RAM a par exemple développé 30 lignes aériennes sur l’Afrique avec une moyenne de 10 vols par jours. Un projet de gazoduc est en discussion avec le Nigeria.
7 – La diplomatie religieuse : le rayonnement africain du Commandeur des croyants
La diplomatie marocaine en Afrique s’appuie sur un aspect original, la dimension religieuse qui se révèle tout aussi importante que l’économie. Le Maroc peut d’autant mieux utiliser ce levier que plusieurs pays Africains sont des États à majorité musulmane d’obédience malékite. Mais plus encore, le Maroc utilise les ressources matérielles et spirituelles que représentent les confréries soufies. Ces réseaux sont mobilisés pour construire des relations étroites et fortes avec des partenaires nombreux qu’ils soient proches ou non des cercles du pouvoir. Au fond, la politique religieuse du Maroc est une forme de projection de l’Islam marocain en Afrique sub-saharienne au service d’une lutte contre l’influence croissante du salafisme ou du Hanbalo-wahhabisme. La réanimation très active de la confrérie Tidjanyya (dont les ramifications couvrent tout le Sahel et plus) via sa branche marocaine (le tombeau-mausolée de son fondateur est à Fès) est l'un des instruments utilisés par le Maroc pour son action d’influence face aux tentatives algériennes de réhabilitation des confréries pour les mêmes raisonsLe président Bouteflika, très pieux, joua également la carte des confréries en opposition à la propagation du salafisme..
7.1 – La spécificité de l’islam marocain
Il est donc tout particulièrement utile d’examiner l’action du Maroc à la fois dans la lutte contre le terrorisme à référentiel islamique, mais aussi pour la définition d’un « islam marocain ». Même si la littérature a peu documenté cet aspect, il est facile de repérer ce qui se présente comme l’islam au Maroc. Il se définit à partir des quatre piliers : l’école théologique Ashaarite, le rite malékite, le soufisme et l’allégeance au SouverainL'une des quatre écoles canoniques du sunnisme, avec le hanbalisme, le shaafisme et l’hanafisme. Voir Chick Bouarame & Louis Gardet, Panorama de la pensée islamique, Sinbad, Paris, 1984, pp. 89-96..
Ces éléments forment les piliers cohérents d’une doctrine religieuse qui se propose d’être en accord avec la société marocaine dans la phase actuelle de son développement. L’école Ashaarite insiste notamment sur l’usage du Kalam, à savoir l’argumentation dialectique fondée sur la raison. Cela ouvre la possibilité du raisonnement rationnel et de l’argumentation et donc du débat. Cette école admet la pluralité des points de vue et le caractère relatif et contextualisé des interprétations du dogme. Le rite malékite développe également une culture et un esprit de concorde, notamment par l’importance de l’istislah, l’intérêt général dont la prise en compte peut primer sur d’autres principes. Ainsi l’interprétation du dogme, les décisions juridiques doivent prendre en compte leurs impacts sur la société au point que certaines, même tout à fait orthodoxes, peuvent être abandonnées si elles conduisent à des désordres sociaux.
Le troisième pilier concerne le soufisme. Celui-ci ouvre un espace spirituel insistant sur le lien vertical à la réalisation de soi et sur les conditions d’une réalisation spirituelle pour chacun, tout en assurant des modes d’enseignement et de transmission par des personnes qualifiées ayant subi une longue formation avant de pouvoir à leur tour, dispenser savoirs et conseils. Le soufisme apparaît également comme une protection contre l’extension du salafisme. Il permet de s’opposer aux doctrines salafistes ou djihadistes et apporte des alternatives, notamment au sein des zaouias à ceux qui pourraient être tentés par l’islamisme djihadiste. Le dernier pilier est l’importance du Souverain qui permet de poser un principe supérieur réaffirmant l’unité du pays au-delà des contingences politiques. Ce prestige royal est un élément important de la politique étrangère du Maroc car la parole du Roi est à la fois un élément de protection et d’engagement.
Il y a donc au Maroc une structure de gouvernance qui permet de maintenir vivantes des structures traditionnelles capables de s’opposer au salafisme à la fois dans les institutions et dans la doctrine. L’islam marocain est affirmé sur le plan institutionnel et influence la politique étrangère. C’est l’une des dimensions du soft power du royaume chérifien qui vise une « clientèle » potentielle de 190 millions de musulmans en Afrique de l’Ouest.
C’est dans cette perspective que les tournées royales en Afrique s’accompagnent d’actions en faveur de la propagation et de la diffusion d’un islam modéré, un islam du « juste milieu », projection de l’islam marocain. Le roi, en tant que « Commandeur des croyants » (Amir al-Mouminine), s’attache à peser sur sa périphérie sahélienne et jusqu’à la mer Rouge, avec pour objectif clairement affiché de s’opposer au radicalismeVoir Bakary Sambe, « L’usage diplomatique d’une confrérie : la Tidjaniyya », Politique étrangère, n°4, 2010, pp. 843-854. Pour le roi du Maroc, il s'agit aussi – objectif qui, lui, n'est évidemment pas mis en avant – de contrer les tentatives algériennes pour utiliser la confrérie à son profit (mode d'action qui est l'un des axes majeurs de la politique religieuse de Bouteflika).. Le Malékisme est son arme face au salafisme hanbalite.
C’est ce message que vint affirmer de façon symbolique Mohamed VI lors des cérémonies de la victoire à Bamako à l’issue de l’opération Serval en février 2014. À cette occasion, le souverain chérifien annonça son aide à la préservation du patrimoine culturel du Mali, à travers la remise en état des manuscrits, la réhabilitation des mausolées, la redynamisation de la vie socioculturelle et la formation au Maroc de 500 imams malienshttps://revuedepressecorens.wordpress.com/2014/02/25/mali-maroc-les-suites-dune-visite.
Les voyages royaux s’accompagnent également de projets de construction de mosquées, de distribution de dons aux autorités religieuses. La construction ou la rénovation de plusieurs dizaines de mosquées sont en cours au Mali, en Guinée, au Sénégal et au Bénin. La formation de 500 ou 600 imams (selon les sources) sub-sahariens s’inscrit dans cette logique.
Ces tournées sont aussi l’occasion de distribution du Coran, dans une version éditée au Maroc et qui se différencie des exemplaires distribués par l’Arabie Saoudite et la Ligue Islamique mondiale. La graphie et les signes de lecture invitent notamment à une forme de lecture conforme à l’école Warch (davantage pratiquée au Maroc), tandis que la graphie de la plupart des exemplaires orientaux suit l’école de récitation de Hafs (plus en vogue en Orient). L’édition du Coran marocain fait donc partie des instruments de diffusion d’un islam qui pour l’instant reste dominé par les publications provenant d’Arabie Saoudite et constitue presque un signe de distinction et d’appartenance à un paradigme doctrinal plutôt qu’un autre.
7.2 – La création d’institutions religieuses transnationales
À l’intérieur du Maroc, la création de l’Institut Mohammed-VI pour la formation des imams, morchidines et morchidates représente une ambition décisive pour ses relations extérieures. Il s’agit d’une institution marocaine à ambition religieuse transnationale (Baylocq Hloua 2016). Ce grand centre permet d’accueillir et de former des imams venant d’Afrique et même d’Europe conformément à l’islam du milieu (al-wasatiyya). Plusieurs dizaines d’imams français ont même été acceptés dans ces formations à côté d’étudiants de la plupart des pays africains. « Ainsi a émergé quasi concomitamment avec le regain dans l’espace public de la notion d’"islam du juste milieu", celle de "sécurité spirituelle", que les institutions religieuses marocaines se proposent d’assurer. Elle est conçue comme une mission de salubrité publique due à tous citoyens se trouvant sous l’autorité de l’Amir al-Mouminine (Commandeur des croyants). Cette mission est désormais étendue aux voisins musulmans du Sud, confrontés à de nombreux troubles en la matière depuis 2012 au moins »Baylocq Cédric, Hlaoua Aziz, « Diffuser un « islam du juste milieu », les nouvelles ambitions de la diplomatie africaine du Maroc », Afrique Contemporaine, 2016, p. 257. (Baylocq Hlaou 2016).
Il faut ajouter à cette institution, la fondation Mohammed-V des oulémas africains dont le but est d’« unifier les efforts et les modes de collaboration entre les oulémas marocains et leurs homologues africains », pour valoriser l’islam du juste milieu (ainsi les cadres religieux comoriens sont tous formés au Maroc). On ne peut pas être plus clair dans l’affirmation d’une ambition régionale fondée sur l’expression d’un islam insistant sur la tolérance et la modération. Même si cette affirmation est remise en cause en raison de l’unicité réaffirmée de l’islam (islam wahid) y compris au Maroc, il s’agit bien de participer à la stabilisation sociale et politique dans la région du Sahel et dans les pays africains limitrophes pour endiguer le salafisme. Il semble que cela ait déjà quelques succès puisque le président Buhari du Nigeria aurait sollicité l'aide du leader marocain de la zaouïa tidjaniyya pour combattre le groupe terroriste Boko HaramYabiladi, 10 mars 2017..
8 – Une stratégie africaine et sahélienne autour du Sahara occidental et de la sécurité
L’économie et la religion ne sont pas les seuls vecteurs de la politique marocaine envers le Sahel, et l’Afrique au sens plus large.
Les Marocains ont fini par comprendre que la politique « de la chaise vide » engagée vis-à-vis de l’Union Africaine (UA), depuis l’intégration de la RASD en 1984, se révélait totalement contre-productive. Le Palais a donc, depuis quelques années, engagé une reconquête de l’espace politique africain. Il s’agit d’une part de convaincre les pays africains de tout le mal de la présence des Sahraouis dans les instances institutionnelles et, d’autre part, de bloquer l’Algérie qui avait fait de ces dernières et des pays du Sahel une sorte de chasse gardée. De ce point de vue, le Maroc bénéficie de l’affaiblissement du dynamisme diplomatique algérien (qui était passé maître dans le contrôle des institutions multilatérales) lié à la santé du président BouteflikaBelkaïd Akram, « Objectif Afrique pour le Maroc, une diplomatie tous azimuts », Ramsès 2017, IFRI, Paris.. Ceci s’est traduit concrètement dans la médiation marocaine (dite des accords de Skhirat du 17 décembre 2015) sur le règlement politique en Libye (certes inabouti), qui a coupé l’herbe sous le pied des Algériens. Cet activisme se traduit aussi par l’intégration à la CEDEAO. Enfin, le Maroc se serait bien vu intégrer l’initiative G‑5 Sahel, mais ceci représente une ligne rouge infranchissable pour l’Algérie.
Avec le Mali, le royaume chérifien a joué sur deux tableaux. Celui de la médiation, en premier lieu, en facilitant un dialogue avec le MNLAVoir Aït Akdim Youssef, « Maroc : Mohammed VI, L’appel du Sud », Jeune Afrique, 24 février 2014. ; et sur celui de la religion. Le roi Mohammed VI est venu à Bamako aux cérémonies de la libération du Nord Mali en présence de François Hollande, en 2014, en tant que Commandeur des croyants, offrant le soutien institutionnel et concret des moyens religieux marocains face à la percée salafisteIbid..
Enfin, la « guerre de tranchée » que se livrent le Maroc et l’Algérie (avec la question Sahraoui en point d’orgue) pour la puissance régionale est peut-être un des facteurs majeurs d’instabilité de la zone Sahel-Sahara. Elle perturbe les relations bilatérales. La relation avec la Mauritanie (avec qui elle avait copartagé le Sahara occidental en 1975 et qui y avait renoncé en 1978) est tributaire, au gré des coups d’États dans ce pays, des liens souvent familiaux que les dirigeants successifs entretiennent ou pas avec ceux de la RASD et avec l’Algérie. Aujourd’hui, cette relation est plutôt bonne (mais toujours avec des tensions) et se traduit tant par un développement des échanges économiques entre les deux pays (facilités par l’ouverture de la route atlantique) que politiques et sécuritairesSimon Pierre, « Le Soft Power de Rabat, l’expansion du Maroc », Cultures d’islam aux sources de l’histoire, p. 14-19..
De fait le renseignement et les forces spéciales marocaines jouent un rôle important dans cette zone. L’Algérie voit dans le Mujao la main du Maroc. La réciproque est vraie pour d’autres groupes. Militairement et officiellement parlant, le royaume chérifien, comme nous l’avons déjà dit, est présent au Mali via la MINUSMA. Cette présence ne devrait pas fléchir.
Conclusion
Vis-à-vis du Sahel en particulier et de l’Afrique en général, le Maroc affiche progressivement une position plus radicale. Le discours du roi est de plus en plus teinté d’anti-colonialisme et de souverainisme (discours de Riyad du 20 avril 2016) ou d’un rejet du modèle occidental perçu comme dominant (discours des Nations Unies du 24 septembre 2014, lu par le Premier ministre Benkirane) et d’une approche « africaniste » marquée (discours d’Abidjan du 24 février 2014) : « L’Afrique est un grand continent, par ses forces vives et ses potentialités. Elle doit se prendre en charge, ce n’est plus un continent colonisé. »Aït Akim Youssef, « Maroc : le virage anti-occidental de Mohammed VI », Le Monde, 24 avril 2016. C’est donc une diplomatie très agissante et appuyée par une forte dimension économique qui caractérise la relation du Maroc à sa périphérie sud. Il s’agit donc de marquer tous les points possibles à la fois contre l’Algérie, avant que ce géant ne se réveille (s’il y parvient un jour), et aussi contre la progression du salafisme du Golfe perçu comme un produit importé et désormais dangereux. Mais il s’agit également de se poser en alternative aux « vieilles puissances » et il ne s’agit pas d’une posture. Dans la redistribution de la puissance de la deuxième moitié du XXIème siècle, le Makhzen veut jouer sa partition – notamment en Afrique et en y tenant les premiers rôles. Ce faisant, il se pose en compétiteur vis-à-vis des anciens parrains (de la France et, plus prudemment, des États-Unis), tout en les ménageant au moins dans la forme, et des « parents » du Golfe à la diplomatie financière agressive. Cette politique amène le Maroc à jouer une partition difficile avec les « cousins » du Golfe dont il ne peut rejeter l’appui tout en combattant leur prosélytisme sur l’espace malékite qu’il considère comme son vase d’expansion naturel et historiqueOn le voit dans la neutralité qu’il affiche dans la bataille Arabie saoudite/EAU versus Qatar. Belkaïd Akram, Ramsès 2017, op. cit., p. 218. Bonnes relations que même la bourde du Secrétaire général de l’Istiqlal marocain, Hamit Chabat, sur la « marocanité de la Mauritanie », en décembre 2016, n’a pas réussi à écorner. .
La question qui demeure est, nonobstant le dynamisme éclatant des entreprises marocaines, de savoir si le royaume pourra conserver une telle politique « tous azimuts » dans la durée, compte tenu des moyens financiers somme toute limités dont l’État chérifien dispose.
Enfin, la question des relations entre les deux grands pays maghrébins est, avec désormais la Libye, le vrai point noir pour la zone saharo-sahélienne. Elle bloque des projets de développement, elle perturbe la coopération politique institutionnelle et bilatérale et, surtout, elle freine la mise en place d’une lutte concertée et cohérente contre l’islamisme radical armé sous toutes ses formes. Dans une certaine mesure, on pourrait dire que le djihadisme profite, dans cette zone, de la rivalité maroco-algérienne. Elle lui permet en tout cas de mieux prospérer. Le problème est qu’on ne voit pas de résolution de ce conflit larvé à court ou moyen terme. Toute la région sahélienne devrait continuer de s’en ressentir.