Y a-t-il eu une « révolution nucléaire » ?

  • « Book Review Roundtable : The Meaning of the Nuclear Revolution 30 Years Later », Texas National Security Review, 30 avril 2020.
  • Keir A. Lieber & Daryl G. Press, The Myth of the Nuclear Revolution. Power Politics in the Atomic Age, Ithaca, Cornell University Press, 2020 (170 pages)

L’expression « révolution nucléaire » est largement associée à l’universitaire Robert Jervis, même si l’on peut dater le concept sous-jacent des écrits de Bernard Brodie (1946). La revue digitale Texas National Security Review consacre, trente après la publication de son ouvrage The Meaning of the Nuclear Revolution, un dossier qui lui est consacréAvec la participation de Francis Gavin, Nina Tannenwald, Charles Glaser, Austin Long, Lawrence Freedman, et Robert Jervis. . L’ouvrage de Jervis était une critique des choix stratégiques américains : l’auteur y suggérait que les responsables de la politique de défense du pays « n’étaient pas à l’aise avec la destruction mutuelle assurée », voulaient « échapper à MAD » et recherchaient « la domination de l’escalade ». Pour autant, Jervis estime que la révolution nucléaire s’était imposée dans les esprits : Washington et Moscou étaient obsédés par la menace de destruction totale, et cela avait un impact positif sur la conduite de leurs relations bilatérales.

Les universitaires Keir Lieber et Daryl Press prennent le contrepied de cette approche. Leurs écrits en commun se sont imposés, ces dernières années, comme des contributions significatives au débat stratégique américain : on pense notamment à deux longs articles publiés en 2006 et 2017 dans la revue International Security, dont on dit qu’ils auraient eu un écho significatif à Moscou et à Pékin, attisant ainsi certaines craintes russes et chinoises de l’acquisition par Washington d’une véritable capacité désarmante contre leurs paysKeir A. Lieber & Daryl G. Press, « The End of MAD ? The Nuclear Dimension of US Primacy », International Security, vol. 30, n° 4, printemps 2006; Ibid., « The New Era of Counterforce. Technological Change and the Future of Nuclear Deterrence », International Security, vol. 41, n° 4, printemps 2017..

The Myth of the Nuclear Revolution, livre plutôt académique dans le style – quoique pas dans la longueur – vise à répondre à ce que les auteurs présentent comme une « énigme » (puzzle) : si l’avènement de l’arme nucléaire constitue une véritable « révolution », alors comment se fait-il que la vie internationale reste dominée par la compétition sécuritaire et la géopolitique traditionnelle ?

Par leur caractère destructeur, les armes nucléaires auraient rendu la victoire impossible, neutralisant ainsi les relations conflictuelles. Pourtant, les courses aux armements se poursuivent, les alliances existent encore, de même que la compétition territoriale. Les armes nucléaires n’auraient donc pas transformé le monde. « L’âge nucléaire demeure un âge de politique de puissance » (p. 9). Comment l’expliquer ? Les auteurs ne retiennent ni l’hypothèse du comportement irrationnel des Etats, ni le poids des acteurs internes (bureaucraties, industries, etc.). Pour eux, il s’est en fait avéré difficile (1) de créer « l’impasse » (stalemate) stratégique qui conduit à la renonciation à la guerre, (2) de maintenir cette dernière, et (3) de pratiquer la dissuasion à l’ombre de l’équilibre nucléaire. Le problème serait donc… la théorie, et non la pratique.  

Il faut d’abord créer l’impasse. Mais quel est le niveau de suffisance (« How much is enough ») ? Le déploiement de quelques armes ne suffit pas à créer la stabilité. Il génère un processus compétitif. Il ne suffit pas que la riposte soit « possible » ou « plausible » : il faut qu’elle puisse être « garantie » et peut-être « massive ». Le processus conduisant à l’équilibre dissuasif « peut être long et dangereux » (p. 62).  Il faut aussi la maintenir. Or, à en croire les auteurs, la réversibilité de l’équilibre stratégique qui expliquerait « l’essentiel de la compétition des dernières décennies de la Guerre froide, ainsi que l’intensification de la compétition entre grandes puissances aujourd’hui » (p. 65). L’aptitude à la survie, notamment, serait un acquis fragile et donc réversible. Reprenant ici les analyses développées dans leurs deux articles publiés dans International Security (cf. supra.), ils avancent que les évolutions technologiques des dernières décennies (précision, renseignement…) rendent les installations et les forces plus vulnérables aux frappes adverses, avec de plus faibles dommages collatéraux que par le passé. 

Enfin, il faut exercer la dissuasion des attaques non-nucléaires. Celle-ci s’avère une entreprise difficile, qui implique par nature un processus compétitif, et les « postures flexibles » sont de l’avis des auteurs des réponses rationnelles au problème. De fait, pour eux, l’escalade intentionnelle, à vocation coercitive (visant à forcer une décision politique), est une stratégie cohérente même si elle dépend de l’aptitude à la survie des forces du défenseur.

« La dissuasion est une affaire sérieuse », concluent les auteurs (p. 130), qui déduisent aussi de leur analyse que les dynamiques de courses aux armements ont un bel avenir – et la maîtrise des armements, beaucoup moins. On s’en doutait un peu, pourrait-on dire.

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Y a-t-il eu une « révolution nucléaire » ?

Bruno Tertrais

Bulletin n°78, été 2020



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