Les enjeux de l’UHE pour la propulsion nucléaire des sous-marins
Observatoire de la dissuasion n°78
Emmanuelle Maitre,
septembre 2020
Trois Etats utilisent aujourd’hui pour leur propulsion navale de l’uranium hautement enrichi (UHE) : les Etats-Unis, le Royaume-Uni et la Russie. Cela concerne des SNLE, SNA et pour les Etats-Unis des porte-avionsLa Russie possède également des brise-glaces à propulsion nucléaire utilisant de l’UHE.. Cette utilisation est justifiée par l’efficacité accrue des réacteurs mais est critiquée pour ses conséquences en termes de prolifération et de sécurité nucléaire et du fait du stockage impliqué de vastes volumes d’UHEGeorge M. Moore, « Could low-enriched uranium be used in naval reactors? Don’t ask the Navy », Bulletin of the Atomic Scientist, vol. 71, n°3, 2015.. En effet, le centre de recherche spécialisé sur les matières fissiles IPFM estime à quatre tonnes par an la consommation d’UHE liée à la propulsion navaleFrank von Hippel, « Banning the Production of Highly Enriched Uranium », International Panel on Fissile Material Research Report, No. 15, mars 2016.. La résolution 1887 du Conseil de sécurité des Nations Unies, le Sommet sur la sécurité nucléaire de 2012Seoul Communiqué 2012, Seoul Nuclear Security Summit, 2012 « We encourage States to take measures to minimize the use of HEU, including through the conversion of reactors from highly enriched to low enriched uranium (LEU) fuel, where technically and economically feasible ». et le rapport final de la Conférence d’examen du TNP 2010 (Action 61 du plan d’action)Conclusions et recommandations concernant les mesures de suivi, Rapport final du Comité préparatoire de la Conférence des Parties chargée d’examiner le Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires en 2010 (parties I et II) [NPT/CONF.2010/50] « Encourager les États concernés, agissant à titre volontaire, à réduire encore au maximum le stockage et l’emploi d’uranium hautement enrichi à des fins civiles lorsque c’est possible sur le plan technique et économique. » ont appelé à minimiser l’utilisation de ce combustible. De nombreuses voix parmi la communauté de la non-prolifération préconisent une telle évolution, notamment lors du remplacement des classes existantes de sous-marins et de navires.
Ainsi, pour les Etats-Unis, un tel projet ne pourrait aboutir que pour la classe de remplacement des SNA Virginia, à partir de 2037. Il faudrait attendre 2055 pour les porte-avions et 2060 pour les SNLE car il est déjà trop tard pour modifier les réacteurs de la nouvelle classe de SNLE Columbia. Jugée désavantageuse en termes de coût et d’efficacité en 1995 dans une étude de l’Office of Naval ReactorsDirector of Naval Nuclear Propulsion, U.S. Department of Defense, « Report on Use of Low Enriched Uranium in Naval Nuclear Propulsion », 1995, p. 1., cette option avait été vue sous un jour plus favorable dans un rapport subséquent remis au Congrès en 2014 qui l’estimait faisable techniquement même si coûteuseOffice of Naval Reactors, U.S. Department of Energy, « Report on Low Enriched Uranium for Naval Reactor Cores: Report to Congress », January 2014.. Un certain nombre de rapports ont réexaminé récemment cette question. Ainsi, en 2016, une étude a pointé la faisabilité pour la Marine américaine d’utiliser de l’uranium faiblement enrichi (UFE) ; mais a préconisé cette modification dans un premier temps sur les porte-avions en considérant que cela engendrerait une augmentation trop coûteuse de la taille des coques pour les sous-marins. Le rapport prévoyait un programme de recherche de quinze ans pour la construction d’un prototype, pour un financement à hauteur d’un milliard de dollarsNational Nuclear Security Administration (NNSA), U.S. Department of Energy, « Conceptual Research and Development Plan for Low-Enriched Uranium Naval Fuel: Report to Congress », juillet 2016..
La même année, une étude partiellement déclassifiée du JASON commandée par le Naval Nuclear Propulsion Program (NNPP) de la Marine a étudié la possibilité de remplacer le UHE par du UFE grâce à une innovation technologique permettant de charger davantage de combustible nucléaire dans les réacteurs. Les scientifiques du JASON avaient mis en évidence plusieurs inconvénients à une telle conversion, notamment l’obligation d’augmenter la taille des chaufferies nucléaires ou de réduire l’énergie produite ; ou l’absence de main d’œuvre disponible dans les chantiers navals pour effectuer le rechargement à mi- vie du combustible. L’équipe recommande néanmoins au NNPP de procéder à des essais sur un prototype de réacteur hébergé par l’Idaho National Laboratory (INL)« Low-Enriched Uranium for Potential Naval Nuclear Propulsion Applications », JSR-16-Task-013, JASON, novembre 2016..
La NNSA a décidé de se lancer dans cette expérimentation non seulement pour répondre aux interrogations des parlementaires sur le sujet, très actifs et à l’origine de plusieurs rallonges budgétaires sur les budgets envisagésAlan Kuperman et Frank von Hippel, « US study of reactor and fuel types to enable naval reactors to shift from HEU fuel », IPFM Blog, 10 avril 2020., mais également semble-t-il pour garantir la préservation de ses compétences et son savoir-faire en matière de conception de chaufferie, jusqu’à ce que la Marine commande un nouveau modèle de réacteur. Le projet retenu, à INL, doit fonctionner avec de l’uranium enrichi à 19,75%, juste en-deçà du seuil de l’UHE (20%)Sébastien Philippe et Frank von Hippel, « The Feasibility of Ending HEU Fuel Use in the U.S. Navy », Arms Control Today, novembre 2016..
En 2020, le Département de l’Energie a produit un nouveau rapport en coopération avec INL, Oak Ridge et Argonne National Laboratories« Initial Evaluation of Fuel-Reactor Concepts for Advanced LEU Fuel Development », INL/EXT-20-54641, Idaho National Laboratory, février 2020.. Le rapport étudie des modèles de réacteurs pouvant convenir à l’utilisation d’une demi-douzaine de différents types d’UFE. Premier rapport d’étape sur les recherches effectuées, il permet d’en savoir plus sur les recherches en cours mais montre également que toute décision de changer de combustible serait un projet de très longue haleine.
La Navy se montre pour l’instant prudente sur l’intérêt de la manœuvre à long terme, et rechigne à utiliser les crédits mis à disposition par le Congrès. Ainsi, en 2018, l’administration a indiqué au Sénat avoir « décidé conjointement que les États-Unis ne devraient pas poursuivre la recherche et le développement (R&D) d'un système de combustible nucléaire naval avancé basé sur de l'uranium faiblement enrichi ». Une telle substitution aboutirait selon la Marine « à une conception de réacteur intrinsèquement moins performante, plus coûteuse et peu susceptible d’être compatible avec les réacteurs prévus pour durer sur l’ensemble du cycle de vie des sous-marins actuels. Le combustible UFE affecterait la disponibilité opérationnelle des ressources militaires en raison du ravitaillement nécessaire, et nécessiterait de nouvelles infrastructures importantes sur les chantiers navals»Lettre envoyée par Richard Spencer, Secrétaire de la Marine, et Rick Perry, Secrétaire à l’Energie, à la sénatrice Deb Fisher (R-NE), 25 mars 2018.. D’autres experts pointent d’éventuels problèmes additionnels liés à un tel changement. En particulier, le coût plus élevé lié à l’utilisation d’UFE, à la fois du fait de la modification des réacteurs, et de la matière elle-même, est soulevé. La complexité de distinguer une ligne de production UHE et une ligne UFE pendant la période de transition est également pointéeNNSA, « Conceptual Research and Development Plan for Low-Enriched Uranium Naval Fuel ».. Au niveau technique, certains s’inquiètent des conséquences liées à l’augmentation potentielle de la taille des bâtiments, à la nécessité d’accroître le blindage neutronique des réacteurs, à la production de plutonium-239 à la fin de la vie du cœur nucléaire qui pourrait poser des difficultés de contrôle du réacteur ou encore au risque d’accident accru par chaque intervention au niveau du réacteurJack Bell, Nathan Roskoff, Alireza Haghighat et Joe Leidig, « Investigation into the Unintended Consequencesof Convertingthe U.S. Nuclear Naval Fleet from Highly Enriched Uranium (HEU) to Low Enriched Uranium (LEU) », Working paper, Independent Task Force on Naval Nuclear Propulsion: Assessing Benefits and Risks, Federation of American Scientists, décembre 2010..
Si les inconvénients d’une modification du combustible utilisé par le Etats-Unis, et par ricochet, par le Royaume-Uni, ont été examinés, certains auteurs insistent sur les avantages opérationnels d’une telle mesure, en s’appuyant sur l’exemple français. En particulier, la présence d’une ouverture dans la structure du sous-marin permettant un accès par le dessus au réacteur dans le but d’effectuer le rechargement du combustible, est également utile pour largement écourter le temps requis pour des interventions de maintenance sur la chaufferie. De manière plus stratégique, l’utilisation d’UFE évite de poser la question de la production de matière fissile et notamment de la reconstruction d’infrastructure dédiée, une question que les Etats-Unis pourraient avoir à se poser lorsque leurs stocks d’UHE, issus des arsenaux d’armes nucléaires considérés en excès à la fin de la guerre froide, auront été épuisésSébastien Philippe et Frank von Hippel, op. cit.. Les stocks existant sont estimés pour une utilisation de 50 ans, et la dernière usine de production d’UHE a fermé en 1992Alan Kuperman, « The US Navy Should Start Weaning its Reactors off Bomb-Grade Uranium », Defense One, 13 mars 2018.. D’un point de vue des coûts, il est difficile au vu des informations rendues publiques de savoir si les coûts de R&D liés à la conception et la production de nouveaux réacteurs et à la production de l’UFE seraient plus élevés dans le long terme à ceux engendrés par la création d’une nouvelle unité de production d’UHE.
L’on peut également s’interroger sur la capacité de la marine américaine, si elle décidait de donner la priorité aux objectifs de non-prolifération et de sécurité nucléaire, de créer un précédent envers les futurs acteurs de la propulsion nucléaire mais également vis-à-vis des trois autres nations utilisant de l’UHE pour leurs réacteurs navals à savoir le Royaume-Uni, l’Inde et la Russie. Pour le Royaume-Uni, il est peu probable que Londres choisisse de s’éloigner des options retenues aux Etats-Unis, d’autant que des transferts de technologies ont récemment eu lieu entre les deux pays concernant le réacteur des futurs Dreadnought. Pour l’Inde, pour qui la maîtrise de ces technologies est relativement récente, il semble peu crédible que des projets existent pour déjà changer le combustible des réacteurs, même si, ceux-ci n’utilisant de l’uranium enrichi qu’à 40%, cela serait a priori moins difficile que pour les Etats-Unis ou le Royaume-Uni. Utilisant des technologies similaires, et prévoyant déjà un rechargement tous les 10 ans, la Russie pourrait également convertir plus facilement ses réacteurs, mais même si la Russie dispose de technologies de réacteurs fonctionnant à l’UFE pour certains de ses brise-glaces, il semble que les études des ingénieurs russes portent actuellement sur une utilisation d’un combustible encore plus enrichi pour accroître la durée de vie des réacteursEugene Miasnikov, « Russian/Soviet Naval Reactor Programs », in The Use of Highly-Enriched Uranium as Fuel in Russia, International Panel on Fissile Materials, 2017.. Pour ces quatre pays, des arbitrages doivent en effet être effectués entre sécurité, non-prolifération, performance des sous-marins (notamment en termes de manœuvrabilité et de durée d’autonomie) et une étude des coûts, de court et de long termes.
Les enjeux de l’UHE pour la propulsion nucléaire des sous-marins
Bulletin n°78, été 2020