Une remise en cause de la doctrine nucléaire chinoise par un journal officiel

Le 22 décembre dernier, le président russe annonçait dans une critique à peine voilée des Etats-Unis, vouloir « accroître les capacités de combat des forces stratégiques nucléaires, principalement en renforçant les missiles afin de pouvoir pénétrer les systèmes de défense anti-missiles existants et futurs ». Quelques heures plus tard, le président-élu américain y faisait écho en affirmant, sur Twitter, « les Etats-Unis doivent grandement renforcer et accroître leur capacité nucléaire ».

Cette déclaration de Donald Trump a été largement commentée en Chine. Le ministère des affaires étrangères a rapidement rappelé la position chinoise, i.e. « la Chine défend la prohibition et la destruction complète des armes nucléaires. Le pays doté du plus grand arsenal devrait assumer une responsabilité spéciale et préalable au désarmement nucléaire, montrer l’exemple en réduisant drastiquement son arsenal nucléaire, et ainsi créer les conditions pour un désarmement nucléaire complet ». Alors que ce commentaire officiel apparait comme modéré, les médias d’Etat chinois ont adopté un ton beaucoup plus critique.

Un éditorial a été publié à ce sujet dans le quotidien Global Times, le 23 décembre 2016. Le Global Times (环球时报) est un quotidien chinois créé en 1993 et disponible en version anglaise depuis 2009. Il est détenu par le groupe de presse d’Etat People’s Daily et suit donc la ligne officielle du Parti Communiste chinoise. Cet éditorial va implicitement à l’encontre de la doctrine nucléaire chinoise en remettant en cause la doctrine chinoise de non-emploi en premier et de non-emploi sur des pays non nucléaires, en critiquant la faiblesse de l’arsenal nucléaire chinois, et en appelant à l’inverse à une forte augmentation des capacités nucléairesEditorial, « Renforcer les forces nucléaires stratégiques, la Chine ne peut pas hésiter » (加强战略核力量,中国不可患得患失), Global Times, 23 décembre 2016..

Si les capacités nucléaires des Etats-Unis sont présentées comme la raison première de ce changement souhaitable de doctrine chinoise, la Russie est à l’inverse considérée comme un exemple à suivre. Notons que la version anglaise de cet éditorial, largement reprise dans la presse internationale, est plus consensuelle que cette version originale.

L’éditorial critique ouvertement ceux qui, en Chine, considèrent que les armes nucléaires seraient « inutilisables » ou que le développement d'un large arsenal nucléaire serait un « gâchis ». Si ces arguments étaient repris par la communauté stratégique chinoise, cela « ralentirait » le développement du programme nucléaire chinois dans ce qui est présenté, par ailleurs, comme une « compétition stratégique globale » de plus en plus intense entre Washington et Pékin. En effet, un des arguments centraux de l’éditorial est que les armes nucléaires ne sont pas uniquement des armes militaires utilisées exceptionnellement, ce sont aussi des armes diplomatiques utilisées quotidiennement. Cet argument est moins développé dans la version anglaise.

La Russie, qui « utilise ses armes nucléaires tous les jours », est présentée comme un modèle. Son arsenal nucléaire permet à Moscou de maintenir son statut de superpuissance militaire malgré une forte asymétrie conventionnelle avec Washington ; de dissuader les Etats-Unis et les pays occidentaux ; d’accroître la confiance nationale malgré un contexte de ralentissement économique ; et surtout, de tenir tête aux Etats-Unis en Ukraine et en Syrie. L’éditorial précise même que c'est l’arsenal nucléaire russe qui permet au pays de ne « pas avoir peur » des Etats-Unis et d'adopter une diplomatie ambitieuse. Par exemple, la Russie a pu « cracher au visage des Etats-Unis » (它就像把一口痰迎头吐到美国的脸上) en « mettant la main » sur la Crimée, et ce malgré l’opposition de l’OTAN.

A l’inverse, ce serait justement la faiblesse de la dissuasion nucléaire de la Chine qui ferait que Washington est « arrogant » (傲慢) envers Pékin. Par conséquent, bien que la Chine ne doive pas participer à une « course à l’armement nucléaire », elle doit reconsidérer le caractère « suffisant » (够用) de son arsenal nucléaire et « reconstruire ce concept ».

L’arsenal chinois doit également être « suffisant » afin de convaincre les Etats-Unis qu’en cas de « provocation militaire » (军事挑衅), « l’APL n’hésitera pas à contre-attaquer avec force » (解放军会毫不犹豫地进行反制和反击). L’éditorial semble entretenir le flou sur la nature de la contre-attaque chinoise à ces provocations, et prévient les alliés de Washington que les bases américaines en Asie-Pacifique y prenant part subiraient des « représailles massives » (毁灭性报复). L'éditorial semble indirectement remettre en cause la doctrine de non-emploi en premier, mais aussi la doctrine de non-emploi contre des pays non-nucléaires. En effet, l’ambiguïté de l’éditorial amène à penser qu’une partie du territoire des alliées des Etats-Unis hébergeant des bases américains pourrait potentiellement être attaquée.

Le dernier argument de l'éditorial, conséquence logique du constat précèdent, appelle à développer massivement les capacités nucléaires chinoises, dont spécifiquement le DF-41, dernier ICBM chinois rendu public lors de la parade militaire de septembre 2015, et ce sans se soucier des réactions internationales, y compris de « l’opinion publique occidentale ». En effet, alors que les deux principales puissances nucléaires considèrent que leur arsenal nucléaire n’est pas « suffisant », la Chine ne devrait même pas se poser cette question et l’accroître « sans la moindre hésitation ».

Ce violent plaidoyer pour un accroissement des capacités nucléaires chinoises et la remise en cause explicite de la doctrine nucléaire chinoise n’est cependant pas un cas isolé. Deux autres éditoriaux adoptant le même ton ont été publiés, dans le même journal, depuis le début de l’année. Un éditorial publié le 12 janvier 2017 réagit aux propos de Rex Tillerson au cours de son audition parlementaire pour valider sa nomination à la tête du Département d’Etat. Ce dernier avait évoqué la possibilité d’empêcher la Chine d’accéder aux îlots artificiels construits en mer de Chine méridionale. Considérant ces propos comme « irresponsable » et se moquant de la méconnaissance de l’ancien dirigeant d’Exxon Mobil des questions nucléaires, l’éditorial affirme que les Etats-Unis ne peuvent pas « forcer une puissance nucléaire à se retirer de ses territoires » (逼一个核大国从自己的领土上撤退)Editorial, « Qu’a Rex Tillerson entre ses mains pour empêcher la Chine d’accéder aux îles Nansha ? » ( 蒂勒森拿什么阻止中国进入南沙岛礁), Global Times, 12 janvier 2017.

Un second éditorial publié le 23 janvier fait suite à la divulgation par un journal hongkongais qu’une nouvelle brigade de DF-41 serait désormais déployée dans le Heilongjiang. Appelant à faire face aux pressions exercées par l’administration Trump, l’éditorial considère que la Chine doit non seulement renforcer sa dissuasion stratégique mais aussi développer une capacité de seconde de frappe crédible. Reprenant en partie les arguments de l’éditorial du 23 décembre, le journal appelle à ce que le renforcement des capacités nucléaires chinoises permette d’assurer un « respect mutuel » (相互尊重) entre Washington et PékinEditorial, « Le DF-41 aurait été déployé, la Chine va se faire plus respecter » (东风-41”被传列装,中国将获更多尊重), Global Times, 23 janvier 2017.

Télécharger le bulletin au format PDF

Une remise en cause de la doctrine nucléaire chinoise par un journal officiel

Antoine Bondaz

Bulletin n°40, février 2017



Partager


Sommaire du bulletin n°40 :

Télécharger le bulletin