Mesures de confiance en Asie du Sud : une amorce de dialogue stratégique

Le 21 février 2017, l’Inde et le Pakistan ont annoncé avoir étendu pour les cinq prochaines années (2017-2022) les mesures de confiances (confidence building measures ou CBM) qui les lient en matière nucléaire depuis 2007. Ce renouvellement avait déjà été opéré une première fois en 2012. L’accord porte sur la notification de tout incident ou accident impliquant les arsenaux des deux pays, à des fins de sécurité nucléaire et pour prévenir toute escalade involontaire« Pakistan, India extend nuclear safety agreement », The Express Tribune, 24 février 2017..

Les deux pays présentent un cas de figure intéressant. En effet, peu d’Etats depuis les heures les plus tendues de la guerre froide sont dans une situation où l’adoption de CBM peut sembler aussi pertinente. Néanmoins, le contexte est théoriquement assez peu favorable à la mise en place de telles mesures. De fait, un certain nombre d’instruments ont été adoptés depuis plusieurs décennies, avec des succès mitigés. Malgré les critiques, l’annonce du 21 février semble confirmer que les CBM restent une piste sérieusement considérée par les deux parties pour avancer vers la résolution de leurs différends, ce qui appelle à une réflexion sur la forme qu’elles pourraient prendre à l’avenir.

La notion de CBM n’est pas purement liée à la guerre froide puisque de telles mesures ont pu exister ailleurs avant (notamment en Asie du Sud dès 1949 sur le Cachemire ou 1960 sur les eaux de l’Indus). Cependant, elle a été largement influencée par le conflit Est-Ouest et s’est intégrée peu à peu à une hiérarchie des différentes mesures de maîtrise des armements, inspirée des traités et accords signés entre l’URSS et les Etats-Unis. Le concept de mesures de confiance part de la constatation d’un intérêt mutuel à éviter tout affrontement. Dans le contexte de deux puissances nucléaires, il est renforcé par la volonté partagée de limiter au maximum le risque d’escalade nucléaire. Dans ce cadre, les CBM ont été considérées comme les mesures les plus modestes prises dans ce but, après les accords de limitation et de réduction des arsenaux nucléaires et conventionnels. Certaines mesures peuvent être particulièrement restrictives, et s’accompagner de mesures de vérifications et de notifications, comme les accords de Vienne de 1990 ou de Stockholm de 1986. D’autres peuvent être beaucoup moins contraignantes. A la base de ces mesures, des initiatives préalables peuvent élaborer un terreau favorable, notamment en permettant de limiter les risques de conflit ou de mettre fin plus rapidement à un affrontement, par exemple via une hotline. Selon la théorie des mesures de confiance, le processus en lui-même est aussi utile que la mesure adoptée, car il traduit un changement de perspective des Etats concernés qui ne perçoivent plus leurs intentions mutuelles comme fondamentalement et nécessairement hostilesTariq Rauf, « Confidence-building and security-building measures in the nuclear area with relevance for South Asia », Contempory South Asia, vol. 14, n°2, juin 2005..

La situation sud-Asiatique semble mal s’accommoder de ce cadre théorique. L’état d’esprit reste clairement compétitif, nourri de récriminations mutuelles et renforcé par une asymétrie majeure entre les acteurs. Le conflit territorial qui oppose le Pakistan et l’Inde est important et ancien, tout comme celui entre la Chine et l’Inde par ailleurs. La transformation mentale évoquée par les théoriciens semble encore lointaine alors que les sources de tensions exacerbées sont fréquentes. En matière nucléaire, les obstacles à tout progrès sont visibles. Tout d’abord, l’Inde conteste son enfermement dans une relation bilatérale avec Islamabad, et réclame l’inclusion de la Chine dans toute réflexion stratégique. Cette requête n’est pas absurde mais complexifie évidemment la donne, d’autant que Pékin se refuse généralement à ce type de démarche dans son refus traditionnel de reconnaître officiellement la légitimité du statut de puissances nucléaires de l’Inde et du Pakistan. Deuxièmement, l’Inde a tendance à privilégier les questions de doctrine alors que le Pakistan juge cette question secondaire. Enfin, les systèmes de commandement et de déploiement des forces très différentes rendent très difficiles toute mesures prises sur les procédures et a fortiori sur les capacitésFeroz Hassan Khan, « Prospects for Indian and Pakistani Arms Control and confidence-building Measures », Naval War College Review, vol. 63, n°3, été 2010..

Malgré tout, les deux adversaires ont négocié une série de mesures aux destins assez contrastés. En matière purement nucléaire, la première précède l’officialisation de leurs programmes militaires puisqu’elle date de 1988 et exige des deux Etats qu’ils échangent une liste de leurs installations nucléaires qu’ils s’engagent à ne pas cibler. Cette mesure a bien fonctionné puisqu’elle est toujours en vigueur et les échanges des listes de sites ont eu lieu même lors des périodes les plus troublées. En 1992, une déclaration conjointe est adoptée sur l’élimination complète des armes chimiques, qui est beaucoup plus contestée puisque remise en cause dès l’année suivante au moment de la signature de la Convention d’interdiction des armes chimiques. L’application de l’accord de notification des exercices militaires et des violations des espaces aériens est également chaotique puisque le texte est partiellement respecté sans que cela exclue des incidents et notamment l’abattage d’avions adversaires sans recours aux voies diplomatiques prévuesNaeem Ahmad Salik, « Confidence Building Measures between India and Pakistan », NDU Journal, 2010.

La démarche la plus ambitieuse a lieu entre 1998 et 1999 et s’appuie sur deux éléments. Tout d’abord, suite aux essais nucléaires dans les deux pays, la diplomatie américaine est très active pour essayer de les convaincre d’adopter des postures de retenue stratégique et encourage la tenue de dialogues, assez calqués sur l’expérience américano-soviétique, pour éviter toute escalade nucléaire incontrôlée. Parallèlement, les Pakistanais mettent en place leur proposition de Strategic Restraint Regime (SRR) qui n’est pas reprise par New Delhi. Néanmoins huit mois plus tard, le 21 février, les deux protagonistes s’accordent sur le protocole d’entente de la Déclaration de Lahore (Memorandum of Understanding) qui contient cinq mesures spécifiques :

  • La tenue de consultations bilatérales en matière de sécurité et de doctrine
  • La conclusion d’un traité sur la notification préalable des essais balistiques
  • L’adoption de mesures nationales pour limiter le risque d’utilisation accidentelle ou non-autorisée d’armes nucléaire et l’adoption d’un instrument bilatéral de notification d’accident de ce type
  • Le respect des moratoires unilatéraux sur les essais nucléaires
  • L’adoption d’un accord sur la prévention des incidents en mer.

Deux autres mesures prévoient le suivi de ce mémorandum et l’amélioration des liens de communication existantsThe Lahore Declaration, Joint Statement and Memorandum of Understanding, USIP, 21 février 1999.. La guerre de Kargil a rompu le processus et la dynamique entamés par le sommet de Lahore. Néanmoins, la plupart des mesures préconisées ont pu être adoptées entre 2004 et 2005, lors de quatre rencontres stratégiques bilatérales. Ces rencontres ont notamment permis la reconnaissance mutuelle par les deux Etats de la contribution de la dissuasion à leurs impératifs de sécurité respectifs et la nécessité de trouver une stabilité. Les moyens de communication ont été améliorés, les moratoires unilatéraux sur les essais répétés. Le 3 octobre 2005, la notification des essais balistiques a été officialisée, deux ans après la signature du Code de Conduite de La HayeAgreement Between India And Pakistan On Pre-Notification Of Flight Testing Of Ballistic Missiles, Stimson Center, 3 octobre 2005.. Comme vu, en 2007 est adopté un accord sur la réduction des risques liés aux armes nucléairesAgreement On Reducing The Risk From Accidents Relating To Nuclear Weapons, Stimson Center, 21 février 2007.. Cette mesure marque la fin d’un cycle même si son extension en 2012 puis 2017 rappelle qu’elle est toujours considérée comme politiquement importante pour les deux parties.

Ce tour d’horizon permet plusieurs constatations. Tout d’abord, malgré la situation parfois critique entre les deux Etats (par exemple après Mumbai), quelques mesures phares ont continué d’être appliquées. Il y a donc de part et d’autre de la frontière un intérêt commun à en préserver l’existence. Par ailleurs, bien que le mémorandum de Lahore soit souvent critiqué, que l’on s’attarde beaucoup sur son échec et que les mesures de confiance soient généralement jugées bien insuffisantes pour résoudre les problèmes de la région, il faut reconnaître que malgré des difficultés nombreuses, les succès sont la preuve d’une capacité à œuvrer dans ce sens, de la résilience de certaines initiatives flexibles et ne nécessitant pas l’adoption de traités contraignants et d’une certaine expérience des différentes diplomaties en la matière. Celle-ci s’alimente des CBM extrêmement nombreuses qui ne concernent pas le champ stratégique ou nucléaire.

Malgré un certain scepticisme, il existe donc un soutien important pour la poursuite des dialogues et démarches permettant de conclure d’autres accords, et des propositions sont régulièrement évoquées. L’instabilité qui règne entre les deux pays, le rôle des acteurs non-étatiques, le déploiement possible de capacités avancées contribuent à ce sentiment. Certaines propositions sont assez modestes, comme l’adoption d’un glossaire commun sur les termes nucléaires, mais permettent déjà d’envisager la notion de dialogue stratégiqueTanvi Kulkarni, « India-Pakistan Nuclear CBMs: A New Approach », South Asian Voices, 19 mai 2016.. D’autres vont bien au-delà du champ nucléaire qui n’est considéré que comme symptomatique : il s’agit notamment de poursuivre l’amélioration des mécanismes anti-terroristes ou d’adopter un accord sur la résolution des incidents en merFeroz Hassan Khan, « Prospects for Indian and Pakistani Arms Control and confidence-building Measures ». L’intégration de la Chine dans cet exercice est parfois jugée nécessaire, d’autant que la situation sino-indienne est plus apaisée et que des dialogues stratégiques d’experts ont eu lieu récemmentMajor General Dipankar Banerjee, « Addressing Nuclear Dangers: Confidence Building Between India-China-Pakistan », India Review, vol. 9, n°3, juillet-septembre 2010..

Le développement d’accords de maîtrise des armements en Asie du Sud reste un objectif important, mais très ambitieux. L’asymétrie des capacités, des stratégies, des doctrines et le fossé entre les forces conventionnelles des trois Etats rendent des mesures de limitation, réduction, ou interdiction de catégories de vecteurs extrêmement compliquées. Dans ce contexte, les CBM plus modestes et flexibles sont encore pertinentes pour la région. Au-delà de la réduction des risques permise par les mesures, notamment sur les essais balistiques ou les accidents nucléaires, elles signalent une compréhension commune des enjeux et un intérêt partagé à éviter une escalade nucléaire. Elles continuent de constituer une base à partir desquels d’autres progrès peuvent être envisagés. Cela doit être signalé car cela n’existe pas dans certaines autres régions concernées par l’arme nucléaire, comme par exemple au Moyen Orient.

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Mesures de confiance en Asie du Sud : une amorce de dialogue stratégique

Emmanuelle Maitre

Bulletin n°40, février 2017



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