Tir d’ICBM à propulsion solide en Corée du Nord
Observatoire de la dissuasion n°108
Emmanuelle Maitre,
Stéphane Delory,
mai 2023
Le 13 avril 2023, la Corée du Nord a réalisé pour la première fois un essai de l’ICBM à propulsion solide Hwasong‑18. Le missile a parcouru une distance d’environ 1 000 km avec une trajectoire en cloche et une altitude maximale de 3 000 km. En réalité, sa trajectoire a été particulière puisqu’il a selon les informations données par le pays commencé son vol avec une trajectoire à énergie minimale lors de la combustion du premier étage. Cette première phase de vol a inquiété le Japon, laissant à penser que le missile allait survoler l’archipel. Néanmoins, le missile a ensuite changé de trajectoire à partir de l’allumage du deuxième étage, laquelle est devenue en cloche, et les phases suivantes ont été « ajustées » pour permettre au Hwasong‑18 de retomber en mer du Japon. Les autorités nord-coréennes ont également indiqué que le missile avait artificiellement ralenti sa trajectoire toujours dans l’optique d’éviter le survol du JaponMitch Shin, « North Korea Says It Tested New Type of ICBM: Hwasong-18 », The Diplomat, 14 avril 2023..
Bien que le pays ait déjà réalisé une douzaine d’essais d’ICBM depuis 2017, dont trois cette année avant le tir d’avril, ce tir est spécial dans la mesure où pour la première fois, un ICBM nord-coréen utilise du propergol solideJeffrey Lewis, Scott Lafoy et David Schmerler, « Finally. North Korea’s Solid ICBM: the Hwasong-18 », Arms Control Wonk, 15 avril 2023.. Cette évolution était attendue. En janvier 2021, Kim Jung-Un avait annoncé que le développement de ce type de système était une priorité du régime au niveau stratégique. Trois des autres axes annoncés à l’époque ont également été mis en œuvre (produire des têtes nucléaires tactiques et de forte puissance, augmenter la portée des ICBM, développer des planeurs hypersoniques)On Report Made by Supreme Leader Kim Jong Un at 8th Congress of WPK, KCNA Watch, 9 janvier 2021..
En février 2023, le défilé à Pyongyang d’ICBM présentés comme à propulsion solide transportés sur des TEL a confirmé que la Corée du Nord souhaitait démontrer qu’elle maîtrisait cette technologie. Par ailleurs, le régime a conduit plusieurs essais statiques de moteurs de large diamètre à propulsion solide, dont le dernier a eu lieu le 15 décembre 2022, qualifié d’« importance stratégique » par les autorités nord-coréennesVann van Diepen, « The Next Big Thing? North Korea Ground Tests ICBM‑sized Solid Rocket Motor », 38 North, 21 décembre 2022.. Le Hwasong‑18, tel qu’il est présenté, semble déjà très proche des systèmes employés par les autres grandes puissances nucléaires (notamment du Topol‑M russe et du Minuteman III américain), et ne ressemble pas aux prototypes plus rudimentaires souvent construits par les pays commençant à travailler sur ce type de capacités.
Si l’utilisation de propergol solide n’est pas une nouveauté pour la Corée du Nord, c’est plutôt sa capacité à produire des moteurs à propulsion solide de large diamètre qui est notable. Plusieurs programmes ont dû jouer un rôle majeur pour le développement technologique nécessaire à ce système.
Le travail réalisé autour du Pukguksong à partir de 2014 a été un indice important de l’investissement nord-coréen pour l’acquisition de ces technologies, même si peu de choses sont connues sur les détails du programme. Les Pukguksong ont tout d’abord été présentés et testés comme des missiles mer-sol, mais des versions terrestres de moyenne portée ont également été essayées (Pukguksong‑2 en 2017). Néanmoins, cette série d’essais a connu plusieurs échecs, pouvant laisser entendre que les choix technologiques retenus pour la propulsion étaient sous-optimaux. Le programme plus récent de missiles à courte portée (KN‑23, KN‑24 et KN‑25) semble en revanche beaucoup plus efficace avec un très grand nombre d’essais réussis. Il est donc possible que les propergols composites utilisés par ces programmes, potentiellement dérivés du SS‑21 Scarab, un missile d’origine soviétique importé par la Corée du Nord depuis la Syrie dans les années 1990, aient servi de base au développement des propergols solides du Hwasong‑18Stéphane Delory, Antoine Bondaz et Christian Maire, « North Korean Short Range Systems, Military consequences of the development of the KN‑23, KN‑24 and KN‑25 », In-Depth Report, FRS, janvier 2023.. L’hypothèse d’un propergol d’origine différente n’est cependant pas à écarter.
En 1998, l’usine d’engrais de Hungnam a été identifiée comme un site de production de perchlorate d’ammonium, oxydant utilisé dans les moteurs à propulsion solide. Des travaux de modernisation ont été décelés sur le site, en particulier en 2012, pouvant signaler l’adaptation des usines à la production de missiles de diamètres moyen et large. Si le programme de production d’ergols solides est donc documenté depuis une trentaine d’années avec des sites de production identifiés, des incertitudes demeurent. Tout d’abord, la fabrication de pains de propergol de grand diamètre nécessite une expertise technique et une capacité industrielle bien supérieures à celle requise pour les missiles de diamètre inférieur. Deuxièmement, les campagnes d’essais massives de KN‑23, KN‑24 et KN‑25 ces dernières années laissent supposer un volume conséquent d’armes en cours de déploiement, et donc des capacités de production de propergols importantes. Il n’est pas certain que les sites identifiés à Hungnam soient suffisants pour produire les systèmes actuellement développés par la Corée du Nord. Des sites non-identifiés en source ouverte pourraient être impliqués dans le programme, même si ce genre d’infrastructure est difficile à dissimuler. La manière dont Pyongyang assure la production de paillettes d’aluminium, utilisées pour réagir avec le perchlorate d’ammonium, de qualité suffisante est également inconnue. Enfin, aucune information n’existe sur la capacité nord-coréenne à se procurer des liants, et en particulier le PBHT ou équivalents, nécessaires à la fabrication des propergols solidesIbid.. Selon le manuel du MTRC, seuls la Chine, les États-Unis, la France, l’Inde, le Japon et la Russie sont producteurs de ces matièresMissile Technology Control Regime (MTCR), Annex Handbook, 2017..
Le choix de la Corée du Nord de se doter de missiles intercontinentaux à propulsion solide pose a contrario peu d’interrogations. En effet, ces systèmes ont été recherchés par toutes les puissances nucléaires dans la mise en place de leurs capacités de dissuasion. Les propergols sont généralement moins sensibles aux variations de température que les ergols de type UDMH/NTO utilisés par la majorité des ICBM à propulsion liquide et la structure du missile plus rigide, permettant un déplacement sur lanceur mobile sur des distances importantes et sur des routes rustiques. Le missile peut donc être déployé de manière plus discrète, et les risques de frappe avant opération (au cœur de la doctrine défensive sud-coréenne), pendant la préparation, sont réduits. Ce sont en général des systèmes plus sûrs, en particulier pour les missiles de grandes dimensions. En effet, les systèmes solides sont moins fragiles, et peuvent plus facilement être véhiculés sur des TEL, sur des routes pavées ou non bitumées. De fait, l’essai du 13 avril a été réalisé sur une zone non bitumée ce qui semble indiquer l’intérêt pour Pyongyang de disperser les pas de tirs loin des bases et des grands réseaux routiers. Ce choix contribue donc à crédibiliser la dissuasion nord-coréenne lui permettant de limiter les vulnérabilités inhérentes aux systèmes à propulsion liquide, plus généralement stockés en base souterraine ou ensilésTiaran Xu, « The DPRK's First Solid-Propellant ICBM Launch », ONN, 14 avril 2023..
La propulsion solide n’a cependant pas que des avantages, sa production est coûteuse et plus difficile, en termes industriels, que la production d’ergols liquides, et les conditions de stockage sont importantes pour éviter la dégradation du propergol. Les performances propulsives sont généralement inférieures à celles des ergols liquides. Enfin, la phase propulsive du missile est plus complexe à gérer, la poussée ne pouvant être ajustée. Il parait donc probable que la Corée du Nord continue à développer les deux filières, qui ont des avantages particuliers même s’il est probable qu’à long terme – et si ses capacités de production le lui permettent –, elle privilégie la filière solide.
Tir d’ICBM à propulsion solide en Corée du Nord
Emmanuelle Maitre, Stéphane Delory
Bulletin n°108, avril 2023