Réflexions parlementaires sur la dissuasion

Le 9 février 2023, les 89 députés du groupe Rassemblement National (RN) ont introduit une proposition de loi constitutionnelle visant à « constitutionnaliser » la dissuasion nucléaire françaiseCette idée avait été auparavant développée par le juriste Benoît Grémare, voir : De l’arme nucléaire française. Essai sur la constitutionnalisation de la force de frappe, L’Harmattan, 2021.. Cette proposition de loi, qui a naturellement très peu de chance d’être adoptée, propose l’ajout de la phrase « À ce titre, est placée sous son autorité la force de dissuasion nucléaire dont l’organisation, la gestion et la mise en condition d’emploi ne peuvent faire l’objet d’aucun abandon, d’aucune cession ni d’aucun partage » au second alinéa de l’article 5, qui porte sur la mission du Président de la RépubliqueProposition de loi constitutionnelle visant à protéger et à garantir la force de dissuasion nucléaire, n° 825, Assemblée Nationale, déposé(e) le jeudi 9 février 2023..

Dans l’exposé des motifs présentant cette proposition de loi, le groupe RN reprend les arguments traditionnels en soutien à la dissuasion française, soutient globalement la politique gouvernementale à cet égard, mais s’inquiète de son ouverture aux partenaires européens et à l’OTAN. Par ailleurs, les députés d’extrême-droite croient voir émerger trois tendances négatives nécessitant de sanctuariser la possession d’armes nucléaires par la France : le projet d’Europe de la défense, l’idéologie écologiste pouvant contester à la fois le nucléaire civil et le nucléaire militaire, et les remises en cause de la dissuasion par quelques responsables politiques soutenus par quelques ONG militantesExposé des motifs, Proposition de loi constitutionnelle visant à protéger et à garantir la force de dissuasion nucléaire, n° 825, Assemblée Nationale, déposé(e) le jeudi 9 février 2023..

Si cette proposition de loi peut paraître anecdotique du fait de ses faibles chances d’être adoptée, elle reflète néanmoins une volonté des élus au Parlement, vraisemblablement partagée sur l’ensemble du spectre politique, de davantage s’intéresser aux questions stratégiques. Cette ambition s’est manifestée récemment par l’organisation, par la Commission de la défense nationale et des forces armées à l’Assemblée nationale, d’un cycle d’auditions consacrées à la dissuasion. Le président de la Commission, Thomas Gassilloud, a expliqué l’importance de ces auditions du fait du contexte stratégique et des implications de la guerre en Ukraine, le renouvellement prochain de la loi de programmation militaire (LPM) et l’importance d’entretenir un débat démocratique sur les questions liées au nucléaire militaire. Les auditions se sont tenues de janvier à février 2023, et ont permis d’interroger, à huis clos mais avec la publication de compte-rendu, les grands acteurs de la dissuasion (État-major, FAS, FOST, CEA, DGA, industriels) ainsi que quelques acteurs de la société civile (ONG, think tank, représentant religieux).

Au-delà du soutien global et réitéré d’une large partie du corps politique à la politique nucléaire militaire de la France, et aux éléments factuels importants exposés en particulier sur les programmes de renouvellement des deux composantes, plusieurs points plus spécifiques sont ressortis de ces auditions.

Il y a une interrogation, provenant en particulier des députés du groupe NUPES‑LFI, d’interroger la pérennité de la dissuasion nucléaire face à plusieurs évolutions technologiques, comme le quantique ou l’hypersonique, la détection sous-marine ou encore l’évolution des conflits vers les domaines spatial et cyber. Ces questionnements résonnent avec des tribunes récentes de Jean-Luc Mélenchon, en particulierVoir Bruno Tertrais, « La dissuasion et l’espace, un début de débat politique », Bulletin n°94, Observatoire de la Dissuasion, janvier 2022.. Ces discussions ont notamment permis de présenter certains programmes français et pour l’administration d’établir sa conviction que les SNLE resteront invulnérables dans le futur prévisibleAudition, à huis clos, de M. Emmanuel Chiva, délégué général pour l'armement sur la dissuasion nucléaire, Compte rendu de réunion n° 40 – Commission de la défense nationale et des forces armées, 1er février 2023..

Côté industriel, un point intéressant a été soulevé concernant le besoin de leur point de vue de mieux établir le fait que les armes nucléaires françaises ne sont ni illégales ni illégitimes au regard du droit international, pour mieux répondre aux pressions des ONG en particulier sur les investisseurs qui peuvent être convaincus d’adopter des politiques d’exclusion sur les « armes controversées » de manière largeAudition, à huis clos, de M. Pierre Eric Pommellet, président-directeur général de Naval Group, de M. André-Hubert Roussel, président exécutif d'ArianeGroup, de M. Antoine Bouvier, directeur de la stratégie et des affaires publiques d'Airbus, et de l'amiral (2S) Hervé de Bonnaventure, conseiller défense du Président-directeur général de MBDA, sur la dissuasion nucléaire, Compte rendu de réunion n° 37 – Commission de la défense nationale et des forces armées, Compte rendu de réunion n° 37 – Commission de la défense nationale et des forces armées, 25 janvier 2023.. L’approvisionnement en uranium, et sa durabilité, ont soulevé quelques interrogations du côté des députés.

On retrouve dans les débats une préoccupation relativement classique de l’ensemble des parties prenantes sur les questions de préservation des compétences, de recrutement et de préservations des équipes civiles et militaires travaillant sur les équipements liés à la dissuasion. Les questions et explications à ce sujet ont permis de mettre en avant des projets et programmes intéressants mis en place en particulier par la DGA et les grands donneurs d’ordre industriels pour faire vivre les filières les plus sensibles au besoin de main d’œuvre, par exemple concernant la chaudronnerie ou la soudure de pointeIbid et Audition de M. Emmanuel Chiva, op. cit..

À l’extrême droite et à l’extrême gauche du spectre politique, des interrogations reviennent régulièrement sur le rôle des partenaires européens dans la dissuasion, le caractère « nucléaire » du programme SCAF ou encore la proximité de la France et de l’OTAN en matière de dissuasion. À plusieurs reprises, il a été noté que la participation des partenaires européens à la politique de dissuasion française est une décision politique. Il a été signalé de manière plus spécifique que l’Italie avait été associée à la mise en œuvre d’un exercice PokerAudition, à huis clos, du général d'armée aérienne Stéphane Mille, chef d'état-major de l'armée de l'Air et de l'Espace et du général de corps aérien, Jérôme Bellanger, commandant des forces aériennes stratégiques, sur la dissuasion nucléaire, Compte rendu de réunion n° 36 – Commission de la défense nationale et des forces armées, 25 janvier 2023..

Des députés ont posé la question d’une révision de la stricte suffisance à la hausse, mais il a été rappelé que cette décision n’appartient qu’au Président de la République. Néanmoins, des hauts responsables du ministère des Armées ont noté que « la dissuasion nucléaire française n’a jamais été construite selon une logique « antiforces », qui aurait pu nous entraîner dans une insoutenable course aux armements. Notre doctrine est [donc] relativement peu exposée aux fluctuations stratégiques »Ibid.. Le sujet de la mutualisation entre les forces nucléaires et conventionnelles, et les équilibres à trouver dans ce domaine, a été abordé lors de plusieurs auditions. Enfin, l’ouverture à la société civile a permis d’évoquer les questions d’éthique, dans la continuité du discours du Président à ce sujet, et de fournir un petit reflet de la pluralité des perceptions et analyses quant à la moralité de l’arme nucléaire en France et à l’étrangerAudition, à huis clos, de Mme Emmanuelle Maitre, chargée de recherche à la Fondation pour la Recherche Stratégique (FRS), de Mgr Antoine de Romanet et de M. Jean-Marie Collin, porte-parole de ICAN France, sur les questions éthiques liées à la dissuasion nucléaire, Compte rendu de réunion n° 34 – Commission de la défense nationale et des forces armées, 18 janvier 2023..

L’observation de ce débat montre avant tout que les profonds changements dans le paysage politique français ces dernières années, et en particulier la constitution de groupes parlementaires fournis composés de partis ayant parfois contesté la politique gouvernementale en matière de dissuasion, n’ont pas émoussé le soutien global du Parlement à la force nucléaire française. Par ailleurs, ce débat témoigne de la volonté partagée de davantage communiquer et informer sur le sujet, comme l’a rappelé le ministre des Armées Sébastien Lecornu à l’Assemblée nationale récemment : « L’opinion publique a besoin de comprendre que notre doctrine est purement défensive et qu’elle protège les intérêts vitaux de la nation, en fonction de critères très précis. Membres du Gouvernement ou parlementaires, nous pouvons nous appuyer sur les discours du Président pour expliquer ce qu’est la dissuasion nucléaire et en quoi cet héritage gaullien participe de notre souveraineté. Il faut convaincre nos concitoyens et les contribuables de la nécessité de financer l’effort prévu en la matière »Compte rendu, Commission de la défense nationale et des forces armées — Audition, ouverte à la presse, de M. Sébastien Lecornu, Ministre des Armées, sur la préparation de la future loi de programmation militaire (LMP), Mardi 24 janvier 2023, Séance de 17 heures, Compte rendu n° 35..

 

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Réflexions parlementaires sur la dissuasion

Emmanuelle Maitre

Bulletin n°108, avril 2023



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