Suède et nucléaire : une évolution assumée

L’accession de la Suède à l’OTAN, le 7 mars 2024, semble montrer la mesure dans laquelle l’évolution de la perception de la menace peut conduire un État à revoir en profondeur ses préférences géopolitiques. Dans le cas suédois, le sentiment d’insécurité ressenti en raison de la politique agressive russe et de l’invasion de l’Ukraine a conduit à l’abandon de la posture historique de neutralité. Elle a également été à l’origine d’une évolution intéressante quant au positionnement vis-à-vis des armes nucléaires, puisqu’en rejoignant une alliance qui base sa sécurité sur la dissuasion nucléaire, Stockholm a effectué une révolution profonde au regard de sa position traditionnelle sur le sujet.

Pour rappel, la Suède a connu plusieurs oscillations dans son rapport aux armes nucléaires. Ainsi, dès les années 1950, la diplomatie suédoise s’est singularisée par un appel constant au désarmement, favorisé par sa position de non-alignement. Pour autant, à la même époque, les autorités suédoises ont développé des technologiques nucléaires leur donnant la possibilité de se lancer dans un programme nucléaire militaire, qui était à l’époque soutenu par une majorité de Suédois. Cette option fut finalement écartée dans les années 1960, pour des raisons politiques et budgétaires internes, mais également stratégiques, les autorités jugeant qu’une posture de neutralité et de couverture indirecte du parapluie nucléaire de l’OTAN était plus à même de préserver les intérêts suédoisBenjamin Hautecouverture, « Non-prolifération et désarmement : Le désarmement nucléaire et les politiques de sécurité en Suède (1946-1975) », Note historique, CESIM, juin 2007..

La Suède a signé le TNP en tant qu’État non doté en 1968, et avec la nomination en 1966 d’Alva Myrdal en tant que ministre du Désarmement, et grâce paradoxalement aux connaissances des technologies nucléaires acquises lors de la précédente décennie, développa une véritable diplomatie de niche sur le sujet du désarmement et de la non-prolifération. Ainsi, Stockholm participa activement à la rédaction de l’article 6 du TNP, et a défendu l’idée d’interdire les essais nucléaires et la production de matières fissiles à des fins militaires. Après son adhésion à l’Union Européenne, la Suède continua de défendre une vision progressive du désarmement, mais, dans un contexte international plus détendu, ses positions se firent moins conflictuelles avec les intérêts des États dotés, soutenant en particulier toutes les initiatives de maîtrise des armements et de désarmement par étape comme des progrès réalisés par les États dotés. Le pays a néanmoins cherché à garder une indépendance sur la question, en rejoignant notamment des coalitions interrégionales dans l’enceinte du TNP (NAC en 1998) ou en promouvant des initiatives nationales (Stepping Stone Initiative« Can Disarmament Be Revived? An Interview With Swedish Foreign Minister Ann Linde », Arms Control Today, mai 2021 ; Emmanuelle Maitre, « L’Initiative de Stockholm : nouveau forum prééminent de réflexion en matière de désarmement ? », Bulletin n°93, Observatoire de la Dissuasion, FRS, décembre 2021.) lui permettant de jouer un rôle de « bridge-builder » entre États dotés et non dotés.

Stockholm a fait face à un défi identitaire lors des négociations et de l’adoption du TIAN. Le gouvernement a participé aux différentes sessions de négociations du TIAN et a voté en faveur du texte final voté le 7 juillet 2017, tout en notant des réserves sur le texte négocié« Nous saluons chaleureusement le fait que nous disposons enfin d’un traité interdisant les armes nucléaires, la seule arme de destruction massive qui n’était pas interdite jusqu’à présent. Même s’il est peu probable que les armes nucléaires disparaissent rapidement, nous sommes convaincus que la norme contre l’utilisation et la possession d’armes nucléaires sera renforcée par ce traité. » En revanche, la Suède a regretté, entre autres, que le TIAN ne mentionne pas suffisamment clairement le fait que le TNP soit la clé de voûte de l’architecture de non-prolifération et de désarmement global, ne mentionne pas l’opinion de la CIJ de 1996 sur la licéité des armes nucléaires, fasse référence aux essais nucléaires (en concurrence perçue au TICE) et ne considère pas les protocoles additionnels aux accords de garanties avec l’AIEA comme les normes de vérification. Voir Explanation of vote, Negotiations on a legally binding instrument to prohibit nuclear weapons, leading towards their total elimination – concluding statement by Sweden, 7 juillet 2017.. À l’été 2017, il a été rapporté que les États-Unis, mais aussi la France et le Royaume-Uni menaient des efforts diplomatiques intenses pour dissuader le gouvernement suédois de signer le traité, sous peine de voir les coopérations militaires entre l’OTAN et Stockholm remises en questionMikael Holmström, « Kärnvapenförbud hotar försvarssamarbete », Dagens Nyheter, 30 août 2018.. Logiquement, le ministre de la Défense, Peter Hultqvist, a semblé plus sensible à cet argument que sa collègue des Affaires étrangères, Margot Wallström, qui a indiqué vouloir signer le Traité et souligné que dans tous les cas, la Suède se positionnerait en toute indépendanceEmanuel Örtengren et Senni Salmi, « Sweden and Finland at Odds Over UN Nuclear Weapons Ban Treaty », Center for Transatlantic Relations, SAIS, 15 août 2017.. En octobre 2017, le ministère des Affaires étrangères a lancé une procédure d’examen des conséquences éventuelles d’une accession au TIAN, confiée à l’ancien diplomate et désormais chercheur au SIPRI Dr Lars-Erik Lundin« SIPRI Fellow to Lead Inquiry on Sweden and the Treaty on the Prohibition of Nuclear Weapons », SIPRI, 25 octobre 2017.. Les conclusions de ce rapport ont été publiées le 21 janvier 2019, et encouragent la Suède à rester en dehors du Traité. Le rapport insiste sur ce qu’il juge être des déficiences du TIAN, sur ses divergences avec la politique de non-prolifération suédoise et son incompatibilité avec les intérêts de sécurité suédoisUtredning av konsekvenserna av ett svenskt tillträde till konventionen om förbud mot kärnvapen, Ministère des Affaires étrangères, Suède, janvier 2019. Parmi les arguments contre une accession, figurent en particulier l'idée que : « Le traité ne respecte pas les normes que la Suède et nombre de ses partenaires ont contribué à développer au cours de cinquante années de négociations sur le désarmement, y compris en ce qui concerne la nécessité de la vérification. […] En particulier, il ne réaffirme pas de manière claire et contraignante l’importance du TNP, du protocole additionnel et du TICE. L’adhésion au traité à ce stade pourrait, en outre, rendre plus difficile, et non moins difficile, pour de nombreux pays, dont la Suède, de jouer un rôle de facilitateur dans les efforts de désarmement. La Suède sera perçue en Europe comme faisant partie d’une petite minorité dans le cadre d’un grave désaccord en matière de politique de sécurité entre les partisans et les adversaires du traité. […]. L'expertise suédoise dans le domaine de la non-prolifération et du désarmement en pâtira. [...]  L'adhésion de la Suède serait nécessairement perçue, notamment en raison de la question du parapluie nucléaire, comme une critique fondamentale de la doctrine stratégique à laquelle souscrivent presque tous les voisins et partenaires de la Suède au sein de l’OTAN. Dans ce contexte, la Suède ne serait plus perçue comme un pays partageant les mêmes idées. [...] À moins que le texte du traité ne soit modifié, l'adhésion de la Suède au TIAN empêcherait sans aucun doute une éventuelle adhésion future de la Suède à l’OTAN. [...] On peut également s'attendre à ce que l’adhésion conduise à une stagnation de la coopération suédoise actuelle avec l’OTAN et bilatéralement avec les membres de l’OTAN. On peut s'attendre à ce que ces derniers hésitent à maintenir le haut niveau actuel de coopération avec la Suède, si cette dernière adhère au traité. ».

Sujet d’opposition entre les différents partis politiques, la question du TIAN a été un des enjeux des élections générales de 2018, les partis d’opposition du Centre, des Modérés, des Libéraux, des Démocrates Chrétiens et des Démocrates de Suède (extrême-droite) se positionnant contre le Traité, alors que le parti au pouvoir à l’époque, le Parti social-démocrate, ne prenait pas officiellement partiEmmanuelle Maitre, « Débats et perspectives sur le désarmement en Europe dans le contexte du TIAN », Bulletin n°54, Observatoire de la Dissuasion, FRS, mai 2018..

De nombreux membres du parti continuent de soutenir la ratification du TraitéPierre Schori, Vi måste skriva under förbud mot kärnvapen, Aftonbladet, 5 novembre 2021.. Pour autant, en 2022, le parti Social-démocrate ne revendiquait pas une ratification immédiate et indiquait simplement vouloir continuer à être observateur au sein du TIAN et « contribuer au développement du Traité de sorte à ce que la Suède puisse le rejoindre »Nedrustning, Vårt mål är en värld utan kärnvapen, Socialdemokraterna.se, 26 septembre 2022.. En 2022, la Suède a bien participé en tant qu’observateur à la première réunion des États parties au TIAN, à l’instar de plusieurs États de l’OTAN, rappelant de manière assez neutre son engagement en faveur de la non-prolifération et du désarmementStatement delivered by Deputy Director-General Ann-Sofie Nilsson at the 1st Meeting of States Parties to the TPNW, Vienne, juin 2022. et affichant son objectif de pouvoir « influencer les futurs développements du Traité ».

De fait, le basculement politique connu par la Suède en 2022, tout comme le processus d’adhésion à l’OTAN, ont largement modifié le débat sur le TIAN à Stockholm. Ainsi, la Suède n’a pas participé comme observateur à la seconde réunion des États parties au TIAN, et, pour la première fois, a voté contre la résolution présentée annuellement à l’Assemblée générale des Nations Unies en soutien au TIAN (à l’inverse d’une abstention les années précédentes). Ce vote négatif a été reproduit en 2023. Le nouveau Premier ministre Ulf Kristersson s’est exprimé personnellement contre le Traité, qualifié de « politique d’affichage »Riksdagens protokoll 2021/22:114, Särskild debatt med anledning av rapporten från de säkerhetspolitiska överläggningarna [Débat spécial à l'occasion du rapport des délibérations sur la politique de sécurité], Sveriges Riksdag, 16 mai 2022. « C'est de la politique d'affichage que de souhaiter que les pays qui se soucient de ce que pensent les habitants de ces pays fassent pression pour interdire les armes nucléaires dans leur propre pays tout en les laissant dans des dictatures. Nous ne participerons jamais à cette politique. Une telle interdiction est donc inutile. », et son gouvernement a adopté un langage proche de celui des autres États de l’OTAN concernant le TIANKommande statspartsmöte [Prochaine réunion des États parties], Svar på skriftlig fråga 2023/24:250 besvarad av Utrikesminister Tobias Billström (M), Sveriges Riksdag, 22 novembre 2023. « Le gouvernement estime que la Convention sur l'interdiction des armes nucléaires présente plusieurs lacunes et n'offre pas de voie crédible ou efficace vers le désarmement nucléaire, la non-prolifération ou la promotion de l'utilisation pacifique de la technologie nucléaire. Le gouvernement considère en outre que le TPNW, de par sa conception, n'est pas compatible avec les engagements découlant de l'adhésion à l'OTAN. La Suède ne participera pas en tant qu'observateur à la réunion des États parties. Le gouvernement poursuivra son travail en faveur du désarmement nucléaire dans le cadre du Traité de non-prolifération nucléaire (TNP) et en participant activement à l'Initiative de Stockholm pour le désarmement nucléaire. ».

Parallèlement, la Suède a indiqué accepter « l’approche de l’OTAN à la sécurité et à la défense, y compris le rôle essentiel des armes nucléaires », avoir l’intention de « participer pleinement dans la structure militaire de l’OTAN et aux processus de planification de la défense collective » et « souhaiter fournir des forces et des capacités pour l’ensemble des missions de l’Alliance »Lettre d’Ann Linde, ministre des Affaires étrangères, au Secrétaire général de l’OTAN Jens Stoltenberg, 5 juillet 2022..

Pour autant, Magdalena Andersson, Première ministre jusqu’en septembre 2022, s’était engagée à suivre le modèle norvégien ou danois, et refuser le stationnement d’armes nucléaires sur le territoire de la SuèdeRiksdagens protokoll 2021/22:114, op. cit.. Ulf Kristersson, actuel Premier ministre, s’est rangé à cette positionRiksdagens protokoll 2021/22:114, op. cit. « Je ne pense pas que quiconque au Riksdag suédois pense autre chose que le fait qu'il est tout à fait naturel pour la Suède de faire le même genre de déclarations que la Norvège et le Danemark, que la Finlande a également l'intention de faire et que plusieurs autres pays de l'OTAN font. Je n'ai jamais eu de discussion à ce sujet. Toutefois, si le pire devait arriver, je suis heureux que les dictatures du monde entier ne soient pas les seules à disposer d'armes nucléaires, mais que le monde libre soit également prêt à posséder ces armes terribles comme moyen de dissuasion qui ne devrait jamais être utilisé. », qui a été rappelée récemment. Seuls quelques députés du parti d’extrême gauche et des Verts se sont réellement inquiétés sur ce point, les derniers réclamants l’adoption d’une loi interdisant le déploiement d’armes nucléaires sur le territoire suédois et demandant la signature du TIAN. Les Verts ont également demandé à ce que la Suède ne participe ni aux exercices de nature nucléaire, ni au NPG, et se réserve le droit de ne pas soutenir certaines déclarations ayant trait à la politique nucléaire. Ces conditions ont été présentées dans des motions soutenues au Parlement par les VertsFörbud mot kärnvapen och krav på Sveriges framtida Natomedlemskap, [Interdiction des armes nucléaires et demandes d'adhésion future de la Suède à l'OTAN], Motion till riksdagen 2022/23:1465, av Emma Berginger m.fl. (MP), Sveriges Riksdag, 22 novembre 2022., ainsi qu’une demande au gouvernement de faire pression sur l’Alliance pour l’adoption d’une posture de non-emploi en premierArbete för kärnvapennedrustning och förhållningssätt till Nato [Œuvrer en faveur du désarmement nucléaire et approche de l’OTAN], Motion 2023/24:1879 av Emma Berginger m.fl. (MP), Sveriges Riksdag, 4 octobre 2023.. Néanmoins, ces partis n’étant pas majoritaires, les motions n’ont pas été adoptées et la Suède n’a fait aucune requête spécifique lors de son entrée dans l’Alliance. L’invasion de l’Ukraine et la détérioration de la sécurité européenne auront donc été à l’origine d’un changement radical dans la politique nucléaire suédoiseDefense Cooperation Agreement with the United States, Government Offices of Sweden, 6 décembre 2023.. Les voix s’opposant à la dissuasion continuent de se faire entendre au Parlement et dans certaines ONG, mais une majorité s’est créée au centre et à droite de l’échiquier politique jugeant qu’une posture de désarmement trop affirmée est désormais contraire aux intérêts de sécurité suédois. Si Stockholm risque de rejoindre le camp des pays les plus « modérés » à l’OTAN sur les questions nucléaires, le changement de paradigme observé au niveau des élites politiques du pays est particulièrement notable et peut être perçu comme un des signes les plus visibles du Zeitenwende européen.

 

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Suède et nucléaire : une évolution assumée

Emmanuelle Maitre

Bulletin n°119, avril 2024



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