Après le 7 octobre 2023, la dissuasion israélienne incertaine

Deux événements récents posent avec acuité la question de la dissuasion dans la politique de défense israélienne : les attaques perpétrées par le Hamas sur le territoire d’Israël le 7 octobre 2023 et les attaques aériennes menées par l’Iran contre le territoire israélien dans la nuit du 13 au 14 avril 2024. Sur cet enjeu, qu’il s’agisse de mesure, de portée, d’efficacité ou d’échec, l’analyse est au premier chef affaire de perception, c’est-à-dire de conviction, de croyance, de volonté, de décision : les observations sur ce thème depuis plusieurs mois se concentrent sur l’évaluation du gain et de la perte symboliques. Tâchons d’éviter cet écueil.

Les deux événements, qui doivent être distingués dans leurs causes comme dans leurs effets, commencent par indiquer un échec dissuasif dans le sens le plus commun. Cet échec est variable. Dans le premier cas, le Hamas n’a pas été dissuadé de s’en prendre à l’intégrité du territoire comme à la population d’Israël. La réponse militaire israélienne depuis le 7 octobre est en partie – mais pas seulement – déterminée par la volonté de rétablir ce type de dissuasion, ce qui va de pair avec le rétablissement d’un sentiment de sécurité au sein de la population face aux menaces asymétriques de nature infraétatique. Dans le second cas, l’Iran n’a pas été dissuadé de lancer une offensive militaire directe contre Israël, une initiative dont le caractère inédit a été assez souligné. Or, comme l’on peut gloser sans fin sur l’échec opérationnel de cette offensive, il est inutile de vouloir affirmer que l’avantage est à Israël ou à l’Iran en termes dissuasifs à l’issue de l’opération. Un fait demeure : en à peine six mois, la fonction dissuasive de l’outil de défense israélien a été deux fois défiée, et inopérante de manière soit totale soit relative, que l’on considère – comme le font les Anglo-saxons – une dissuasion par déni, ou une dissuasion par représailles : dans le premier cas, les Iraniens n’ont pas été dissuadés de lancer une attaque aérienne qui aurait toutes les chances d’être interceptée (et qui le fut, dit-on à 99%) ; dans le second, le Hamas n’a pas été dissuadé de lancer des attaques qui auraient toutes les chances de déchaîner des représailles massives (ce qui fut le cas, et continue de l’être).

L’on peut bien sûr commencer par voir – à titre liminaire – l’illustration de deux réalités stratégiques sinon permanentes, au moins récurrentes : l’inadaptation de la dissuasion nucléaire aux formes infraétatiques de violence armée ; la relativité de la dissuasion conventionnelle à d’autres facteurs. Mais il s’agit là de réalités très documentées qui n’avaient sans doute pas besoin de deux nouveaux cas d’espèce pour être avérées en termes généraux.

Dans le cas spécifiquement israélien, la retenue, sinon l’absence de signalement nucléaire officiel adressé depuis le 7 octobre 2023 illustre d’abord avec force une constante de la composante nucléaire de sa dissuasion, soit la vocation de l’instrument à assurer la seule survie du pays face à une menace militaire qui pourrait la mettre en péril. Ce ne fut le cas ni le 7 octobre – même si l’intégrité de la nation fut atteinte –, ni le 14 avril. À ce titre, il est incorrect de tirer l’enseignement selon lequel la dissuasion nucléaire n’a pas fonctionné dans un cas comme dans l’autre. Elle n’était pas établie, n’eut pas à être rétablie. L’on peut au passage utiliser ces deux événements pour continuer d’affirmer que le seuil de la dissuasion nucléaire israélienne n’a pas été récemment abaissé en termes discursifs, politiques, doctrinaux.

Ensuite, le 7 octobre 2023 a ouvert une brèche majeure dans le schéma dissuasif d’Israël à l’égard des menaces asymétriques à sa sécurité. Schématiquement, la stratégie dite de « la tondeuse à gazon »« Mowing the Grass » depuis un article d’Efraim Inbar et Eitan Shamir de 2014Efraim Inbar, Eitan Shamir, « Mowing the Grass in Gaza », BESA Perspectives, The Begin-Sadat Center for Strategic Studies, 20 juillet 2014, 3 p. consistait à prendre acte de la difficulté qu’il y a à infléchir la détermination d’acteurs non étatiques radicaux hostiles à Israël en ayant recours à la force pour exercer un effet dissuasif temporaire. Selon ces deux auteurs, « ce n’est qu’après avoir absorbé une série d’attaques et fait preuve de beaucoup de retenue dans ses actions offensives qu’Israël a recours à la force pour détruire les capacités de ses ennemis en espérant que des opérations occasionnelles à grande échelle auront également un effet dissuasif temporaire afin de créer des périodes de calme le long de ses frontières. »Ibid. p.1. Et les auteurs d’ajouter alors un effet dissuasif induit : « en outre, d’autres acteurs du voisinage du Moyen-Orient observent la situation et ont besoin qu’on leur rappelle clairement qu’une agression contre Israël est coûteuse. L’inaction serait perçue comme une faiblesse, ce qui nuirait à la dissuasion et inviterait à l’agression. »Ibid. p. 2. Là encore, il peut y avoir une diversité de perceptions s’agissant de la réussite d’une telle stratégie au cours des deux premières décennies du siècle – qu’il s’agisse de la guerre israélo-libanaise de juillet-août 2006, de l’opération « Cast Lead » de 2008-2009, ou encore de l’opération « Protective Edge » de 2014 : il peut par exemple être défendu que chacune d’entre elles a illustré à la fois une fragilité dissuasive avant-coup et un renforcement de la dissuasion après-coup. En revanche, l’ampleur des attaques menées le 7 octobre 2023 est telle qu’il ne peut plus être affirmé une quelconque efficacité dissuasive, directe comme induite, de cette stratégie. L’un de ses fondements était du reste – rappelons-le – l’idée selon laquelle le Hamas ne peut être éradiqué. De ce point de vue-là aussi, la volonté actuelle d’éradication du Hamas – qu’on l’estime irréaliste, fallacieuse, instrumentale, ou autre – en a signé dès le 8 octobre 2023 la fin officielle.

Cela étant posé, se retrouvent dans les échanges armés israélo-iraniens les signes traditionnels d’un langage dissuasif mutuel : échange de signalements sous forme de moyens, d’une ampleur, d’un ciblage pour le moment retenus des attaques armées, diplomatie tacite qu’impliquent ces signalements. Que l’attaque iranienne ait été annoncée, comptée, largement interceptée ; que la riposte d’Israël du 19 avril à la riposte iranienne du 14 avril n’ait pas ciblé les installations du programme nucléaire indiquent un calibrage de l’action violente propre à un dialogue interétatique bilatéral dans le cadre d’une escalade faite pour que chaque palier soit maîtrisé. Comme toujours, ce dialogue n’est pas sans risque, il n’est donc pas fait pour durer à une telle intensité. Est-ce assez pour affirmer que la dissuasion a été restaurée entre les deux pays, selon une formule qui – signe des temps – se généralise ? Non. En effet, la retenue mutuelle n’est jamais exclusive d’autres motivations dont le calcul dissuasif, la volonté dissuasive sont soit absents, soit accessoires. Il convient de garder à l’esprit que l’enchaînement des ripostes est déterminé par d’autres facteurs qui s’agrègent sans que la part de chacun d’entre eux puisse clairement être établie : dynamique de réaction, affichage à des fins politiques internes, message indirect adressé aux ennemis comme aux alliés respectifs, etc. Rien ne permet donc d’affirmer qu’une dissuasion mutuelle aurait été restaurée entre les deux pays. Le faire, comme tant de commentateurs depuis le 19 avril 2024 est risqué, voire périlleux sans une argumentation solide qui en l’état est encore difficile à établir.

A contrario, les conditions militaires qui prévalent aux frontières sud et nord d’Israël pourraient désormais accroître et préciser le risque nucléaire iranien. La constitution rapide d’une force de contre-dissuasion nucléaire par l’Iran serait en effet à même de donner au régime une marge de manœuvre nouvelle. Un Iran puissance nucléaire ouvrirait en effet le champ à une déstabilisation massive de la frontière nord-israélienne alors que la frontière sud accapare l’outil de défense. En termes stratégiques, les événements du 7 octobre dernier fournissent bien une opportunité inédite à Téhéran si son programme nucléaire peut être rapidement abouti. Si l’on se réfère à l’évaluation de la menace mondiale pour 2024 publiée le 11 mars dernier, la communauté américaine du renseignement continue d’estimer que l’Iran « n’entreprend pas actuellement d’activités clés de développement d’armes nucléaires » – c’est donc la même évaluation que celle des années précédentes –, mais l’expansion du programme du pays, continue le document, « le met en meilleure position pour produire un dispositif nucléaire, s’il choisit de le faire »Cité par Kelsey Davenport, « Les Européens et les États-Unis menacent l'Iran d'une censure de l'AIEA », Arms Control Today, avril 2024.. Pour mémoire, le rapport d’inspection de l’AIEA sur le programme nucléaire iranien en date du 26 février 2024 informe que le stock global d’uranium enrichi a encore augmenté au cours du dernier trimestre. Si Téhéran a réduit la teneur de 32 kilogrammes d’uranium enrichi à 60 % en U‑235 en le mélangeant avec de l’uranium faiblement enrichi (de ce fait, le stock iranien d’uranium enrichi à 60 % a légèrement diminué, passant de 128 kilogrammes à 121 kilogrammes), ce mélange à la baisse a peu d’impact sur le risque de prolifération immédiat. Le fait est que si l’Iran décidait de produire de l’uranium de qualité militaire, il pourrait encore enrichir assez de matières pour fabriquer une charge en quelques semaines, et suffisamment pour trois à six charges en un mois. Ensuite, il faudrait sans doute entre six mois et un an pour produire une arme.

L’accélération du tempo stratégique au Moyen-Orient depuis le début du printemps est ici une réalité sinon déterminante, au moins à prendre en compte. En tout état de cause, le calcul dissuasif ne peut pas faire l’économie d’un tel scénario. Jusqu’à présent, le discours officiel d’Israël ne varie pas : un Iran puissance nucléaire n’est pas une option acceptable quelles que soient les circonstances. Ce discours a une vocation dissuasive. Mais, pour reprendre la célèbre formule de Raymond Aron, si l’on sait ici « qui dissuade qui, de quoi (…) dans quelles circonstances », sait-on « avec quelles menaces »Raymond Aron, Mémoires. 50 ans de réflexion politique, Julliard, presse poche, 1983, tome 2, p. 649. ? Jusqu’à présent, la politique de contre-prolifération israélienne n’a fait que retarder la conduite du programme nucléaire iranien sans la dissuader. En retour, une politique iranienne de contre-dissuasion ne permettrait probablement pas à Israël d’abaisser le seuil de sa dissuasion nucléaire alors que la stratégie « Mowing the grass » a à l’évidence perdu son efficacité opérationnelle et donc sa crédibilité. Dans ces conditions, la probabilité d’actions armées préventives israéliennes contre le programme nucléaire iranien s’accroit mécaniquement, quelles que soient les réserves que l’on peut émettre sur une telle hypothèse, par ailleurs.

En définitive, la politique israélienne de dissuasion est aujourd’hui incertaine parce que les calculs fondamentaux sur lesquels elle repose ne sont plus assez solides dans toutes les circonstances.

 

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Après le 7 octobre 2023, la dissuasion israélienne incertaine

Benjamin Hautecouverture

Bulletin n°119, avril 2024



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