SLBM de faible puissance : une option dangereuse ? Quelques points de vue
Observatoire de la dissuasion n°52
Emmanuelle Maitre,
mars 2018
Lors de la publication de la NPR en février 2018, de nombreux regards se sont tournés sur les innovations au regard de la précédente édition de la NPR et notamment l’introduction d’un SLBM de faible puissance censé mieux dissuader la Russie d’avoir recours à des frappes nucléaires de désescalade. Alors que les débats ont eu lieu sur l’opportunité d’une telle stratégie et la réalité de la menace, Vipin Narang et plusieurs autres ont estimé que le principal danger d’une telle décision était l’éventuelle confusion par un adversaire entre une frappe limitée et une frappe de représailles massives. Ne sachant pas quoi attendre lors de sa détection du missile, un adversaire pourrait en effet à son tour répliquer massivement sans être capable d’évaluer avec précision les dommages causés par le SLBM américain. Cette crainte a fait l’objet d’un débat d’experts, en particulier dans War on The Rocks, dans lequel Vipin NarangVipin Narang, « The Discrimination Problem: Why Putting Low-Yield Nuclear Weapons On Submarines Is So Dangerous », War on The Rocks, 8 février 2018. a exposé ses arguments et Austin Long et Franklin MillerFranklin Miller, « Addressing Fears About The Nuclear Posture Review And Limited Nuclear Use », War on The Rocks, 28 février 2018. les ont jugés exagérésAustin Long, « Discrimination Details Matter: Clarifying An Argument About Low-Yield Nuclear Warheads », War on The Rocks, 16 février 2018..
Vipin Narang, chercheur au MIT, développe sa crainte d’un scénario de « use-it-or-loose-it » pour un adversaire détectant un tir de Trident, en particulier pour un adversaire dont l’arsenal serait modeste et relativement vulnérable comme la Corée du Nord ou la Chine. Il estime que le problème de discrimination se pose cependant même avec la Russie, qui pourrait penser que les États-Unis choisissent de donner une dimension stratégique à un conflit et s’engager dans une guerre nucléaire de grande échelle. Pour l’auteur, attendre et espérer qu’il ne s’agit que d’une frappe limitée serait également irrationnel pour la Russie et il est donc dangereux de bâtir une stratégie de dissuasion sur une telle éventualité.
Frank Miller estime de son côté que si le problème de la discrimination ne peut pas être exclu de manière théorique et a priori, il n’existe pour ainsi dire pas si l’on intègre une réflexion sur le contexte. Une frappe limitée américaine interviendrait en effet dans un climat d’escalade et de crise, et selon toute vraisemblance suite à une première frappe nucléaire russe. Il serait donc tout à fait logique et rationnel pour les Russes de s’attendre à une riposte calibrée, et ce d’autant plus que les options de frappes limitées ont fait partie de la doctrine américaine depuis de nombreuses années.
Austin Long poursuit une ligne d’argumentation similaire : pour lui également, les craintes sont excessives car la situation dénoncée existe déjà. En effet, des missiles Trident sont déjà en opération avec des têtes nucléaires de faible puissance, au sein des forces océaniques britanniques. Si les radars russes détectaient un Trident s’approchant de leur territoire, ils n’auraient aucun moyen de savoir s’il est tiré par un SNLE britannique ou américain, et donc de tirer des conclusions sur la portée de la tête. Le fait que cette situation existe depuis plusieurs décennies sans préoccuper outre-mesure lui semble un bon indice du caractère théorique de la menace. Par ailleurs, sachant que les Tridents américains ne sont pas mirvés dans le cadre de l’application du New Start, le tir d’un seul missile ne pourrait logiquement pas être interprété comme une escalade à une échelle stratégique. Pour conforter les Russes dans cette certitude, il est important de poursuivre les accords de maîtrise des armements et leurs mesures de vérification. En effet, cela peut permettre de conforter la conviction des autorités russes sur le fait que les Trident ne disposent que d’une tête unique. Enfin, Austin Long insiste également sur le fait que le contexte importe : les nouvelles capacités ne seraient pas employées sur une frappe préventive « out of the blue » mais dans le contexte d’un conflit, probablement en réponse à une frappe limitée russe.
Dans Defense OneVincent Manzo, « Give the Low-Yield SLBM its Day in Court », Defense One, 22 janvier 2018., Vincent Manzo a tenu une ligne semblable, en insistant sur le fait que la Russie ne pourrait pas confondre le tir d’un seul missile, même mirvé, avec une volonté de détruire massivement son arsenal ou des infrastructures C2, opération qui serait à l’origine d’une frappe de type « launch-on warning » ou « launch under attack ». Une telle décision lui semble suicidaire et contraire à la doctrine russe actuelle de contrôle de l’escalade. Enfin, il estime que le risque, si limité qu’il soit, pourrait être encore réduit par une attitude pédagogique des dirigeants américains pour faire comprendre la doctrine associée au développement de SLBM de faible puissance.
La controverse sur la possibilité de « discriminer » le type de frappe reste un sujet de débat dans le cadre de la nouvelle NPR, même si ce n’est probablement pas l’élément le plus critiqué concernant les nouveaux équipements demandés. À ce titre, Vipin Narang a reconnu qu’il ne s’agissait pas d’un problème majeur, mais d’un risque, qui pour lui, compense négativement tout bénéfice attendu du nouveau système.
SLBM de faible puissance : une option dangereuse ? Quelques points de vue
Bulletin n°52, mars 2018