Rumeurs de défaillances sur les ICBM chinois
Observatoire de la dissuasion n°116
Emmanuelle Maitre,
février 2024
D’un point de vue pratique, les affirmations de Bloomberg, non corroborées par d’autres analyses, sont invérifiables. Le journal américain donne peu de détails et cite le renseignement américain comme principale sourcePeter Martin et Jennifer Jacobs, op. cit.. Il est donc nécessaire de faire preuve d’une très grande prudence quant à leur bienfondé. De fait, une grande partie des experts des forces chinoises ont jugé l’information potentiellement fantaisiste, traduisant un manque de connaissance du renseignement américain, une volonté fréquente de sous-estimer les capacités chinoises, ou un signal politique orchestré par la Maison Blanche pour amoindrir les perceptions de menaces chinoises à Washington en année électorale.
Le premier dysfonctionnement relaté par Bloomberg fait référence au couvercle des silos d’ICBM, qui ne parviendrait pas à s’ouvrir. Cette rumeur n’est pas tout à fait nouvelle et pourrait faire référence aux efforts chinois pour construire une couche de protection au-dessus des silos. Cette couche empêcherait le couvercle du silo de s’ouvrir correctement et aurait conduit à un échec d’un essai de missiles en 2023. Ce souci serait donc plutôt d’ordre technique et ponctuel, reflétant peut-être la rapidité et l’ampleur de la construction en matière d’ICBM ces dernières années, qu’un problème systémique.
La deuxième information fait référence à « des missiles remplis d’eau » et est celle qui a suscité le plus de scepticisme. Plusieurs options sont en particulier déconsidérées. Tout d’abord, les ICBM chinois les plus récents utilisent des propergols solides, en particulier le DF‑31 et le DF‑41. Les propergols solides sont coulés dans les moteurs lors de la production. S’il fait référence à des missiles balistiques, le problème de missiles « remplis d’eau » ne pourrait donc vraisemblablement concerner que des systèmes à propergol liquide, dans les faits le DF‑5, un système ancien mais modernisé dans le cadre des programmes de mirvage qui reste déployé ou en cours de déploiement sur cinq basesHans M. Kristensen, Matt Korda, Eliana Johns et Mackenzie Knight, « Chinese nuclear weapons », 2024, Bulletin of the Atomic Scientists, 15 janvier 2024.. Cependant, le rapport de Bloomberg n’indique aucunement qu’il s’agit de missiles balistiques, le problème, s’il existe, pourrait en réalité faire référence à l’arsenal de missiles de croisière qui utilisent également des carburants liquidesJoseph Trevithick, « Water-Filled Missiles, Silo Problems Behind China Purge: Report », The Drive, 8 janvier 2023..
Dans l’hypothèse du DF‑5, il convient de noter qu’il n’est pas certain que les DF‑5 soient déployés avec leurs ergols, qui pourraient être chargés juste avant le lancement. Alors que l’article évoque l’idée que la corruption soit la principale raison derrière le problème de propergol, il convient néanmoins de noter que les ergols liquides, des matières particulièrement volatiles et hautement explosives, pourraient difficilement faire l’objet d’échanges illicites. Un scénario proposé potentiellement réaliste est celui dans lequel lors d’un exercice de procédure, les équipes en charge auraient fait l’impasse sur le chargement du missile en ergols, pour des raisons de facilité, dans un contexte de corruption, et aurait simulé le chargement avec un autre liquide. Ce procédé aurait néanmoins été très difficile à dissimuler aux autorités compétentes. Une autre hypothèse pourrait indiquer que de l’eau serait restée présente dans les réservoirs suite à la vidange des carburants, à la suite d’un exercice, sous forme de traces, un scénario qui s’éloigne cependant fortement du titre sensationnel de « missiles remplis d’eau »Joseph Trevithick, op. cit..
Une autre supposition estime que le problème pourrait ne pas concerner les étages principaux des DF‑5, mais le bus d’autres ICBM. Les bus, ou véhicule de post-propulsion, sur lequel sont fixés les corps de réentrée, possèdent un moteur à carburant liquide pour corriger leur trajectoire. Selon un analyste, de l’eau ou un autre liquide que les ergols aurait pu être utilisé au moment des tests d’étanchéité des réservoirs, et pour diverses raisons n’aurait pas été vidée au moment du déploiement des systèmes. Cela supposerait néanmoins d’envisager des manipulations des réservoirs du bus suite à leur production, ce qui peut susciter des questions, et concernerait de très petits réservoirs.
En effet, on peut souligner qu’au vu du grand nombre d’essais balistiques conduits par la Chine chaque année, estimés à plus de 100 par le gouvernement américain (contre une dizaine pour les États-Unis)Shannon Bugos et Michael Klare, « Pentagon: Chinese Nuclear Arsenal Exceeds 400 Warheads », Arms Control Today, janvier/février 2023., il est peu probable qu’un problème de corruption ou d’erreur technique d’ampleur ait pu être dissimulé aux autorités chinoises.
Cela amène certains sinisants à estimer que l’expression « rempli d’eau » pourrait refléter une erreur de traduction et devrait être interprétée au sens figuré. L’expression chinoise « injectée d’eau » aurait pour sens « falsifié » ou « dont les coûts sont délibérément exagérés ». Les problèmes observés sur les missiles chinois pourraient donc n’avoir rien à voir avec de l’eau.
Quoiqu’il en soit, le rapport de Bloomberg a conduit à des questions sur la manière dont l’administration américaine perçoit les capacités nucléaires chinoises. Suite à la publication depuis deux ans des rapports du Pentagone qui soulignent l’évolution quantitative rapide des forces nucléaires chinoises, certains se demandent en effet dans quelle mesure Washington prend en compte les aspects qualitatifs et opérationnels des forces chinoises dans ses estimations, mais également si ces publications sont le reflet fidèle des évaluations produites par la communauté du renseignement américaineJon Wolfstahl, « What Did the DOD Know about Chinese Missiles In The Latest PRC Nuclear Capabilities Report? », FAS, 10 janvier 2024.. Enfin, pour le média hong-kongais Asia Times, l’information n’a pu être fournie aux services américains que par des informateurs chinois et cela ne pourrait qu’être un effort de désinformation de Beijing, par exemple visant à justifier les remaniements effectués par Xi au sein des forces armées et de montrer l’intensité de son programme anticorruptionStephen Bryan, « What’s behind the water-in-Chinese missiles tale? », Asia Times, 10 janvier 2024..
Rumeurs de défaillances sur les ICBM chinois
Bulletin n°116, janvier 2024