Quel objet stratégique Aukus est-il en train de devenir ? (2/2)

Pour mémoire, l’accord AukusL'acronyme AUKUS désigne l'Australie, le Royaume-Uni et les États-Unis. annoncé en septembre 2021 comprend plusieurs piliers. Le premier, qui est le principal, consiste à déployer par rotation jusqu'à cinq sous-marins nucléaires d’attaque (SNAAcronyme anglais SSN.) américains et britanniques à partir d'un port situé en Australie occidentale. Il vise également à permettre à Canberra d'acquérir, d'exploiter et d'entretenir sa propre force de huit SNA à armement conventionnel, dont trois à cinq SNA de classe Virginia qui seraient vendus à l'Australie.

Outre la question proliférante qui a animé la communauté mondiale de l’arms control et de la non-prolifération depuis la fin de l’année 2021Benjamin Hautecouverture, « Quel objet stratégique Aukus est-il en train de devenir ? (1/2) », Bulletin n°115, Observatoire de la Dissuasion, décembre 2023., la fourniture de sous-marins à propulsion nucléaire au titre de l’accord de sécurité comprend des enjeux industriels et stratégiques de taille. C’est notamment l’objet d’un récent rapport exhaustif du « Congressional Research Service » américain : Programme de sous-marins de classe Virginia de la marine et proposition de sous-marin AUKUS : Contexte et questions pour le Congrès, publié le 21 décembre 2023Ronald O'Rourke, « Navy Virginia-Class Submarine Program and AUKUS Submarine Proposal: Background and Issues for Congress », CRS Report, 21 décembre 2023, 109 p.. Ces enjeux décomposent le projet dans le temps long. Cette perspective donne une mesure explicite de la profondeur du nouvel accord de sécurité trilatéral et replace la question de la prolifération dans le contexte quasi inédit d’un partenariat stratégique et de dissuasion exclusif.

Le premier pilier de l’accord se décompose en plusieurs étapes : la formation et le renforcement des capacités australiennes ; l’acquisition de sous-marins nucléaires dotés de moyens conventionnels ; l'acquisition de groupes motopropulseurs soudés complets contenant les matériaux nucléaires nécessaires à la propulsionONU Info, « L’AIEA obtient des garanties pour l’accord sur les sous-marins AUKUS », 14 mars 2023.. La première étape a été lancée l’année dernière. La troisième doit débuter « au début des années 2040 »Rapport du directeur général de l’AIEA « Propulsion nucléaire navale : Australie », AIEA, 1er juin 2023, p. 3..

Dans le détail depuis l’année 2023, le personnel militaire et civil australien est intégré dans les Marines américaine et britannique, ainsi que dans les bases industrielles sous-marines des États-Unis et du Royaume-Uni. Les visites de SNA américains dans les ports australiens augmenteront cette année pour la formation et le développement des équipes australiennes, et le Royaume-Uni fera de même à partir de 2026. À partir de 2027, les États-Unis et le Royaume-Uni commenceront à effectuer des rotations de SNA à partir de HMAS Stirling, une base navale australienne située près de Perth, en Australie occidentale. À terme, un SNA britannique et jusqu'à quatre SNA de classe Virginia seront déployés par rotation à partir de HMAS Stirling dans le cadre de l’accord « Submarine Rotational Force-West »SRF‑West.. Par la suite, il est prévu que les États-Unis vendent à l’Australie trois sous-marins de classe Virginia, avec une option pour deux unités supplémentaires. Les deux premiers navires devraient être vendus au cours des exercices 2032 et 2035 ; il s’agirait de navires existants dont la durée de vie restante est comprise entre 18 et 27 ans chacun. Une troisième unité, vendue en 2038, serait issue de la chaîne de production américaine pour une durée de vie prévue de 33 ans.

Par ailleurs, le Royaume-Uni et l’Australie seront responsables de la conception et de la construction d’une nouvelle classe de SNA : les SNA Aukus pour leurs propres marines, qui incorporeraient la technologie des sous-marins et de la propulsion nucléaire navale américaine. Les bateaux seraient construits dans les deux pays, le premier navire devant être livré à la Marine britannique à la fin des années 2030 et le premier navire construit en Australie et devant être livré à la Marine australienne au début des années 2040. En cas de retard dans le rythme de production australienne, un quatrième et peut-être un cinquième navire de classe Virginia pourraient être vendus à Canberra. À terme, c’est-à-dire au milieu des années 2050, l'objectif est l’exploitation par l’Australie d’une force de huit SNA, dont trois à cinq navires de classe Virginia et trois à cinq navires de classe Aukus.

En termes d’intégration industrielle et financière, il est prévu que l’Australie investisse au moins trois milliards de dollars dans sa base industrielle pour se doter de sa propre capacité de construction et de maintenance. L'Australie prévoit également une contribution budgétaire de trois milliards de dollars à la base industrielle sous-marine américaine, ainsi qu’une contribution à la base industrielle sous-marine britannique pour un montant à venir. Les modalités de ces contributions sont en cours de détermination entre les trois pays.

Pour les États-Unis, le transfert de technologie des SNA est excessivement rare. Ce n’est pas inédit puisque le Royaume-Uni en bénéficia depuis un accord bilatéral de 1958 mais aucun autre pays demandeur avant l’Australie ne fut autorisé à la recevoir, notamment la France, l'Italie, les Pays-Bas, le Japon, ou encore le Pakistan. Considérées comme « les joyaux de la couronne de la technologie militaire américaine »Ronald O'Rourke, « Navy Virginia-Class Submarine Program and AUKUS Submarine Proposal: Background and Issues for Congress », CRS Report, 21 décembre 2023, p. 16., la technologie des sous-marins et celle de la propulsion nucléaire navale sont hautement protégées et présentées « comme un fondement de la supériorité des États-Unis dans la guerre sous-marine, qui à son tour sous-tend la capacité des États-Unis à exploiter les océans du monde comme moyen d'opérations et de manœuvres, à en priver d’autres et à générer ainsi un énorme avantage stratégique asymétrique pour les États-Unis. »Ibid. . Enfin, les États-Unis n’ont encore jamais vendu un SNA complet à un autre pays, y compris le Royaume-Uni. C’est en tant que tel un signalement très fort de la détermination américaine à renforcer son architecture de dissuasion dans la région IndopacifiqueVoir Daniel Hurst, « Aukus could weaken China deterrence, US congress research paper suggests », The Guardian, 4 octobre 2023..

La Marine américaine achète des SNA de classe Virginia (Virginia SSN 774) depuis 1998. La première unité est entrée en service en octobre 2004. La classe Virginia est la première génération de sous-marins post-Guerre froide, conçue pour être moins coûteuse (environ 2,2 milliards de dollars pour les premiers exemplaires) et optimisée pour les nouvelles missions sous-marines par rapport à la classe Seawolf. Les navires sont construits conjointement par GD/EB – le maître d'œuvre du programme – et HII/NNS. Le modèle de base de la classe Virginia mesure 114,9 mètres de long pour un maître-bau de 10,3 mètres et un déplacement immergé d’environ 7 900 tonnes. Les navires sont équipés de quatre tubes lance-torpilles de 553 mm et peuvent transporter un total d’environ 25 torpilles. Ils sont également équipés de tubes de lancement verticaux dans leur proue pour transporter et lancer 12 missiles de croisière Tomahawk. La conception a été mise à jour à plusieurs reprises depuis l’exercice 1998. En particulier, le module de charge utile Virginia (VPM), qui est une section médiane supplémentaire équipée de quatre tubes de lancement verticaux de grand diamètre pour stocker et lancer des missiles Tomahawk supplémentaires ou d’autres charges utiles, peut transporter un total de 28 missiles supplémentaires, soit sept par tube. À raison de deux navires par an, le coût d'acquisition des SNA de classe Virginia équipés du VPM est aujourd’hui estimé à 4,3 milliards de dollars par navire pour l’exercice 2025. 38 unités ont été achetées de 1998 à 2023 dans le cadre de contrats pluriannuels. La Marine américaine apporte également des améliorations acoustiques à la conception du Virginia pour maintenir sa supériorité sur les sous-marins russes et chinoisVoir par exemple Kris Osborn, « The Navy Wants to Turn Its Nuclear Attack Submarines Into 'Spy' Ships », National Interest, 28 mai 2018, et Kris Osborn, « Navy Launches Most High-Tech & Stealthy Attack Sub Ever », Scout Warrior, 18 novembre 2017..

 

Le SNA de classe Virginia

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Crédit photo : Huntington Ingall Industry, Mer et Marine, 17 mai 2022.

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Quel objet stratégique Aukus est-il en train de devenir ? (2/2)

Benjamin Hautecouverture

Bulletin n°116, janvier 2024



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