Quelle place pour la Corée du Sud dans le dossier nord-coréen ?
Observatoire de la dissuasion n°44
Antoine Bondaz,
juin 2017
Moon Jae-in a été un des principaux conseillers du Président Roh Moo-hyun (2003-2008). Il se présente encore comme son héritier, et ses conseillers sont pour la plupart d’anciens membres de l’administration Roh. De nombreux analystes considéraient durant la campagne qu’il suivrait la même politique que son mentorEntretiens, Séoul, mars 2017. Cette analyse nous apparaît comme fortement erronée. De plus, sur le dossier nucléaire, la Corée du Nord continue de marginaliser volontairement la Corée du Sud.
Trois caractéristiques principales ont façonné la politique étrangère de Roh Moo-hyun. Premièrement, il a amplifié la mise en œuvre de la Sunshine Policy du Président Kim Dae-jung. L’idée centrale était qu’en faisant bénéficier de façon inconditionnelle à la Corée du Nord d’avantages économiques et en adoptant une politique non confrontationnelle, la perception de menace réciproque serait réduite et s’en suivrait une amélioration des relations intercoréennes. Dans ce cadre, deux grands projets de coopération économique, le complexe industriel de Kaesong et le complexe touristique de Kumgangsan, ont vu le jour. Malgré le premier essai nucléaire nord-coréen de 2006, un sommet intercoréen a été organisé en 2007, et, la même année, une déclaration conjointe a initié de nombreux projets de coopération, mort-nés dès l’arrivée au pouvoir du conservateur Lee Myung-bak en 2008Antoine Bondaz, « Kaesong entre deux Corées », La Vie des Idées, Collège de France, novembre 2016. Deuxièmement, Roh Moo-hyun s’était fait élire fin 2002 en s’appuyant fortement sur le fort sentiment anti-américain d’alors, notamment auprès des plus jeunes. Alors que la pression américaine sur la Corée du Nord s’était intensifiée suite au discours sur l’Etat de l’Union de janvier 2002 du Président Bush Jr., faisant du pays un membre de l’Axe du mal, les deux pays avaient mis en œuvre deux stratégies opposées et non coopératives entre elles vis-à-vis de la Corée du Nord, posant des questions sur la cohérence de l’alliance. Troisièmement, le mandat de Roh Moo-hyun a été marqué par un rapprochement économique sans précédent avec la Chine, seulement dix ans après la normalisation des relations diplomatiques de 1992. La Corée du Sud, et notamment son milieu des affaires, a alors été prise « d’une fièvre chinoise ». En 2004, la Chine est devenue le premier partenaire commercial de la Corée du Sud. Entre 2002 et 2009, la part de la Chine dans le commerce extérieur sud-coréen a doublé, et les exportations sont passées de 11% à 25%. A l’inverse, la part des Etats-Unis dans les exportations sud-coréennes a chuté de 19% à 10%.
Le candidat Moon Jae-in s’est personnellement inscrit dans les pas de son mentor tout au long de la campagne. Sur la question nord-coréenne, il a annoncé fin 2016 que visiter Pyongyang serait une de ses priorités ; que le complexe de Kaesong, fermé début 2016 suite aux essais nucléaire et balistique nord-coréens, devait rouvrir ; et qu’il s’opposait, initialement, au déploiement du THAAD. Dans l’ensemble, ses prises de position lui ont permis de l’installer dans une position de modéré, tout en critiquant l’échec de la politique des deux présidents conservateurs au pouvoir de 2008 à 2017.
Cependant, le Président Moon ne peut à l’évidence pas reproduire la politique du Président Roh. Le contexte national et régional est tout d’abord radicalement différent. Premièrement, la population sud-coréenne, si elle est ouverte à la reprise du dialogue intercoréen, n’est plus du tout en faveur d’une politique d’engagement inconditionnelle, considérant la Sunshine Policy comme un échec. Deuxièmement, la Corée du Nord a depuis 2003 considérablement développé son arsenal nucléaire et balistique. Par conséquent, le sentiment d’insécurité des Sud-coréens s’est fortement accru. Troisièmement, les sanctions internationales onusiennes limitent aujourd’hui l’engagement économique de la Corée du Nord par la Corée du Sud et compliquent fortement la réouverture du complexe industriel intercoréen de Kaesong. Quatrièmement, le sentiment anti-américain a quasiment disparu dans le pays et une très forte majorité des Sud-coréens considère l’alliance avec le pays comme indispensable même si cette majorité est beaucoup plus critique du Président Trump que du Président Obama. Cinquièmement, les relations avec la Chine se sont fortement dégradées au printemps 2017, et si le Président Moon cherche évidemment à trouver une issue favorable, il ne peut plus revenir sur le déploiement du THAAD et doit prendre en compte une opinion publique désormais très critique envers la ChineAntoine Bondaz, « La réaction chinoise au déploiement du THAAD, illustration du dilemme sud-coréen », FRS, avril 2017. A titre d’exemple, pour la première fois depuis les années 1990, les opinions favorables envers la Chine sont inférieures à celles envers le Japon alors même que celles-ci ont toujours été très faibles du fait des nombreux différends historiques non résolus.
Ensuite, les premières décisions du Président Moon s’inscrivent plus dans la continuité de la Présidente Park que dans une réelle rupture. Dès son discours d’investiture du 10 mai 2017, il entendait « renforcer l’alliance avec les Etats-Unis », « négocier avec les Etats-Unis et la Chine pour résoudre le problème autour du THAAD », « renforcer les capacités de défense autonomes » du pays et chercher « à établir un régime de paix en Asie du Nord-Est ». Le Président Moon a confirmé l’importance de l’alliance avec les Etats-Unis, pays dans lequel il effectuera son premier déplacement à l’étranger fin juin. Un des objectifs de ce sommet présidentiel vise à institutionnaliser les réunions 2+2 en y incluant le groupe de discussion sur la dissuasion élargie (Extended Deterrence Strategy and Consultation Group - EDSCG). De plus, le Président Moon n’est pas revenu sur le déploiement du THAAD, ce qui a été confirmé le 26 juin 2017 par la nouvelle Ministre des affaires étrangères, Kang Kyung-wha. Si une « étude environnementale » est en cours, étude qui aurait dû être faite par l’ancienne administration, et que l’exécutif sud-coréen a critiqué le déploiement de plus de batteries d’intercepteurs que prévu initialement, l’objectif semble surtout de donner des gages à la ligne la plus à gauche de son parti tout en s’assurant de la légitimité démocratique, in fine, du déploiement. De même, le Président Moon n’entend pas coopérer avec la Corée du Nord de façon inconditionnelle. La stratégie Sud-coréenne semble être le maintien des sanctions tout en cherchant à renouer le dialogue avec la Pyongyang. Le nouveau directeur des services de renseignements (NIS) est par exemple un fidèle de Moon Jae-in, ancien négociateur avec la Corée du Nord dans les années 2000, qui aura pour mission de s’assurer de la fidélité du NIS au nouveau président tout en recréant les canaux de communication pour la plupart interrompus lors des présidences conservatrices. Cette stratégie basée sur les sanctions et la dialogue ne signifie ni une réouverture de Kaesong à court terme, ni une aide économique sans condition à la Corée du Nord. De plus, le pays entend mettre en avant le développement des capacités de défense nationales, ce qui a été illustré par la présence du président lors du dernier essai du missile balistique Hyunmoo-2, capable désormais de frapper l’ensemble du territoire nord-coréen.
Plusieurs questions se posent cependant. Premièrement, tout comme à la fin des années 2000, la Corée du Nord refuse d’aborder la question nucléaire avec la Corée du Sud, limitant les discussions potentielles à l’amélioration des relations intercoréennes, et cherche à contourner la Corée du Sud pour se rapprocher des Etats-Unis, une stratégie appelée en coréen tongmi bongnam (ouvrir la porte aux Etats-Unis et fermer la porte à la Corée du Sud). Contrairement à certaines attentes, la Corée du Nord n’a donc pas particulièrement modifié sa rhétorique vis-à-vis de la Corée du Sud et il n’y a pour l’heure pas d’amélioration notable des relations intercoréennes. Deuxièmement, le risque est aujourd’hui une nouvelle période de dissonance au sein de l’alliance. L’universitaire Moon Chung-in, conseiller spécial du président en charge de l’unification et de la diplomatie, a mi-juin aux Etats-Unis appelé à une « flexibilité » sur la question nucléaire nord-coréenne. Sa proposition est notamment d’envisager l’éventualité d’une réduction du volume des exercices militaires conjoints avec les Etats-Unis en cas de gel du programme nucléaire de la Corée du Nord. Ses propos ont été fortement critiqués bien qu’ils soulignent le pragmatisme de l’universitaire. Selon lui, « il est irréaliste de prétendre ne pas vouloir dialoguer s’il n’y a pas de dénucléarisation » et la dénucléarisation ne peut pas être une précondition au dialogue. La feuille de route du Président Moon sur la Corée du Nord semble se diviser en trois étapes : le gel du programme nucléaire, la destruction vérifiable des installations et des matières nucléaires, et la destruction complète, vérifiable et irréversible du programme nucléaire.
Troisièmement, la Corée du Nord semble à court terme concentrée sur le rapport de force mais aussi la multiplication des canaux de négociations avec les Etats-Unis. La question du potentiel essai d’un ICBM nous apparait ici comme cruciale. En janvier 2017, Kim Jong-un a annoncé que son pays était dans les « dernières étapes du développement » d’un ICBM, a depuis supervisé de nombreux essais de moteurs de missiles balistiques, considérés par la communauté scientifique comme des moteurs d’ICBM, et de nombreux officiels nord-coréens ont laissé entendre que le pays pouvant réaliser prochainement un tel essai. En parallèle, le Président américain Trump s’est fortement impliqué sur le dossier Nord-coréen en annonçant notamment, par un tweet de janvier 2017, que cet essai d’ICBM « n’aurait pas lieu » (it won’t happen). Tout essai d’ICBM serait donc un camouflet politique pour le Président américain incapable de dissuader la Corée du Nord malgré cette ligne rouge clairement affichée. Cette situation peut en théorie donner un levier de pression supplémentaire et une meilleure position de négociation pour Pyongyang sur Washington. Cependant, la mort d’Otto Warmbier, suite à son rapatriement aux Etats-Unis mi-juin, réintègre dans l’équation la question des droits de l’homme et de la nature du régime politique auprès de l’opinion publique et complique donc tout accord sur les seules questions de non-prolifération.
Quelle place pour la Corée du Sud dans le dossier nord-coréen ?
Bulletin n°44, juin 2017