Quelle dissuasion au 21e siècle ? Débat américain, débat mondial

Observatoire de la dissuasion n°39
janvier 2017

Deux débats ayant eu lieu à la fin de l’année 2016 ont récemment fait l’objet de publications sur l’internet et permettent de constater la pluralité des vues qui s’expriment sur ce que devrait être la dissuasion au 21e siècle, tant au niveau purement américain qu’au niveau global.

Le premier de ces débats a été publié par l’International Security Studies Forum (ISSF) fin décembre 2016. Donnant la parole à différents experts américains aux opinions contrastées, il cherche à répondre à la question des orientations que devrait prendre la politique nucléaire américaine, que ce soit en termes de doctrine ou de capacités, au vu des évolutions techniques et politiques qui concernent la dissuasion au niveau mondial« H-Diplo Policy Roundtable 1‑1 on Nuclear Policy », ISSF, 22 décembre 2016.. Ces évolutions sont notamment d’ordre technologique ce qui donne un nouvel avantage aux capacités de contre-force, stratégiques, du fait de la confusion possible entre des attaques nucléaires et conventionnelles et politique avec la crispation observée autour du dialogue entre États nucléaires et non-nucléaires sur la question du désarmement. Pour Francis J. Gavin, qui introduit les contributions des auteurs, les réponses très variées que ces dernières proposent illustrent la difficulté de faire émerger une science nucléaire, du fait de la classification de nombreuses données, de la confusion éventuelle entre théorie et réalité, des divergences entre discours publics et stratégies opérationnelles ou encore du problème fondamental qu’il y a à analyser des événements qui n’ont pas eu lieu. Il montre également que dans tous les cas, l’âge nucléaire s’explique difficilement avec l’application d’une seule théorie. Ceci justifie l’intérêt du débat contradictoire organisé par le Forum.

La première contribution est signée de James Acton (Carnegie Endowment) et étudie l’opportunité de faire évoluer la doctrine à la lueur du débat ouvert l’été dernier sur le No-First-Use. Pour lui, ni la posture américaine actuelle ni un non-emploi en premier strict ne sont dans l’intérêt américain. L’adoption d’une politique de non-emploi en premier pourrait être opportune si les États-Unis avaient une supériorité conventionnelle sur tous les théâtres, mais ce n’est pas le cas, notamment dans la Baltique ou potentiellement en Asie. Pour préserver la cohésion des alliances américaines, il ne convient donc pas selon lui de s’engager dans cette voie avant d’avoir pu s’accorder avec la Russie et la Chine sur des équilibres des forces conventionnels acceptables de tous sur les principaux théâtres contestés. Cela dit, il estime qu’il faudrait clarifier la doctrine actuelle pour la rendre plus compatible avec les engagements pris au titre du TNP, particulièrement en insistant sur le fait qu’une réplique nucléaire ne puisse avoir lieu que pour défendre l’existence même du pays ou d’un de ses alliés, ou en réponse à une frappe nucléaire.

Keir A. Lieber (Georgetown University) et Daryl G. Press (Dartmouth College) adoptent une approche plus technologique en notant que diverses innovations viennent nuire à la capacité de survie des armes nucléaires (qu’elles soient endurcies ou dissimulées). Dans ce contexte, les auteurs suggèrent de profiter de ces nouvelles technologies pour améliorer les armes de contre-force américaines et ainsi mieux dissuader une première frappe. Pour eux, il faudrait moins dépendre des SNLE dont l’invulnérabilité n’est pas démontrée dans le long terme et investir dans des ICBM mobiles. Des missiles de courte portée très précis et rapides sont également nécessaires. Tout en reconnaissant que certaines innovations pourraient être déstabilisantes, ils affirment que ces évolutions techniques ne peuvent être freinées et doivent donc être mises au service de la défense américaine.

Austin Long (Columbia University) s’est quant à lui consacré aux défis moraux et techniques du ciblage. Il a estimé que l’arsenal américain actuel n’était pas conçu pour limiter les victimes mais pour préparer une frappe préemptive. Celle-ci pourrait-elle être proportionnelle ? Probablement si elle empêchait une attaque faisant un nombre très élevé de victimes car il est malaisé aujourd’hui de neutraliser un arsenal nucléaire sans emploi d’armes nucléaires. Les conséquences en termes d’instabilité doivent être étudiées au regard de l’importance de préserver la dissuasion élargie. Enfin, l’objectif de limiter les dommages en cas de frappe adverse lui semble acceptable dans la mesure où les États-Unis ne revendiquent pas une invulnérabilité absolue.

Le débat s’est poursuivi par une tentative de résoudre le paradoxe entre dissuasion et désarmement, développée par Joshua Rovner (Southern Methodist University). Pour l’auteur, il est en effet difficile de trouver un équilibre entre le fait de disposer d’une dissuasion crédible et l’obligation d’en limiter le rôle, ne serait-ce que pour ne pas inciter de nouveaux États à sortir du TNP. La politique actuelle, qui insiste sur les bénéfices de New Start et sur les garanties négatives de sécurité, est utile, mais il faut aller plus loin notamment en rendant encore plus étroit le champ des possibles dans lequel l’arme nucléaire pourrait être utilisée.

Enfin, Nina Tannewald s’intéresse également aux questions de désarmement et appelle à mieux prendre en compte le mouvement en faveur d’un traité d’interdiction. Elle suggère non seulement d’adopter un principe de non-emploi en premier mais aussi de lui donner un caractère opérationnel en éliminant certaines capacités, d’adhérer aux propositions de Lewis et Sagan (consacrer les armes nucléaires aux seules cibles qui ne peuvent pas être détruites autrementJeffrey Lewis et Scott Sagan, « The Nuclear Necessity Principle: Making U.S. Targeting Policy Conform with Ethics & the Laws of War », automne 2016, 2016, Vol. 145, N° 4.) ou encore de ne pas lier dans les discours publics la dissuasion à un quelconque statut de grande puissance, afin de ne pas encourager une prolifération motivée par des questions nationalistes et de statut.

Un mois plus tôt, les 14-15 novembre, le United States Military Academy, à West Point, avait organisé un séminaire intitulé « Reassessing Deterrence in the 21st Century ».MWI’s 2016 War Studies Conference, 14‑15 novembre 2016. Grâce à l’intervention de grands témoins issus de la sphère militaire, l’application concrète de la dissuasion sur les théâtres européens et asiatiques a été développée. Un des panels a été consacré à la pensée de Thomas Schelling, récemment disparu. Les enjeux apparus depuis la publication de son livre majeur en 1966 ont été abordés, comme l’équilibre entre défense et coercition ou la démonstration de la volonté rendue plus difficile dans un monde débarrassé des grandes oppositions idéologiques. La conversation a laissé une large place aux questions de terrorisme nucléaire et de la non-prolifération.

A ce titre, la dissuasion des acteurs non-étatiques a été au centre d’une table ronde, qui a mis en avant la variété des situations dans ce domaine (existence ou non d’alliés étatiques, intérêts partagés, territoire contrôlés, capacités militaires…). La dissuasion a été décrite comme cherchant avant tout à préserver le statu quo, qui est nécessairement inacceptable pour les acteurs non-étatiques employant le terrorisme. Il faut donc privilégier la résolution des causes profondes à l’origine de ce type de situations. Les alliances et la dissuasion élargie ont également été évoquées. La situation européenne a été jugée peu satisfaisante en raison du manque de compréhension des intentions russes et de l’inadéquation des stratégies héritées de la Guerre froide. Les intervenants ont conseillé de ne pas chercher à appliquer un modèle unique de dissuasion, mais à créer plusieurs formules selon les adversaires (préemption pour la Corée du Nord, frappes limitées pour la Russie et représailles massives pour la Chine). Enfin, la dernière table-ronde a porté sur l’impact des enjeux cyber sur la dissuasion. La question a notamment porté sur la capacité de mettre en place des mesures défensives et l’opportunité de se lancer dans une stratégie offensive.

Cette conférence a été l’occasion d’exprimer des vues assez iconoclastes et de faire des propositions atypiques. Elle illustre la volonté des forces américaines de confronter leurs jeunes générations d’offi­ciers et d’experts aux problématiques auxquelles la dissuasion est confrontée : crédibilité de la dissuasion élargie, gestion du terrorisme et des crises de prolifération, cyber-menaces.

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Bulletin n°39, janvier 2017



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