"Maritimisation" de la dissuasion pakistanaise : effet d’annonce ou véritable ambition stratégique ?

Qu’elles soient avérées ou pas, les informations publiées en janvier 2017 sur le lancement d’un Babur‑1 depuis un sous-marin, c’est-à-dire une adaptation navale du missile de croisière de portée intermédiaire pakistanais, semblent confirmer l’inten­tion d’Islamabad de développer des forces nucléaires sous-marines ou à tout le moins embarquéesAditi Malhotra et Saima Aman Sial, « Hot Takes: Pakistan’s Test of Babur‑1 », South Asian Voices, 17 janvier 2017.. Elles interviennent quelques mois après la publication d’informations sur la construction d’un site de communication à très basse fréquence en novembre dernierUsman Ansari, « Pakistan Unveils VLF Submarine Communications Facility », Defense News, 16 novembre 2016..

L’ambition du Pakistan de disposer d’une seconde frappe en mer n’est pas nouvelle. Dès 2001, la Marine pakistanaise évoquait sa volonté d’équiper ses sous-marins de missiles nucléaires« Pakistan May Install Nuclear Missiles on Its Subs », Los Angeles Times, 23 February 2001.. Sept ans plus tard, le chef de la Marine pakistanaise affirmait que son pays était prêt à construire un sous-marin à propulsion nucléaire. En 2012, l’institution de la Naval Strategic Force Command (NSFC), décrite comme « custodian of the nation’s second strike capability », renforçait cette perspective, bien que n’étant pas vraiment prise au sérieux par les observateurs étrangers (y compris indiensAbhijit Singh, « Pakistan Navy’s ‘Nuclear’ Aspirations », IDSA Comment, 29 juillet 2012.).

En effet, si l’on s’en tient à la parole des experts de la région, comme Feroz Khan, le pays ne pourrait qu’envisager le déploiement de missiles de croisière nucléaire sur ses sous-marins diesel de la classe Agosta, un choix qui ne présenterait pas d’avantage stratégique majeur. Interrogé à ce sujet en novembre 2015, il estimait que les forces nucléaires terrestres présentent déjà une capacité de survie tout à fait satisfaisante. Il voyait donc dans le projet de la Marine pakistanaise une ambition dictée par des logiques de concurrence inter-service plus que par une réflexion poussée sur les relations de dissuasion entre les deux États. Il signalait également la logique de course aux armements avec l’Inde, qui a mis en service son SNLE Arihant en août 2016, argument qui est le plus souvent mis en avant pour expliquer les ambitions maritimes d’Islamabad (dimension symbolique).

La question du fondement du programme pakistanais nécessite néanmoins d’être approfondie. En effet, pour Iskander Rehman notamment, qui a étudié de près sa genèse, il ne peut s’agir d’une simple réplique coup pour coup au développement de l’Arihant, puisque les annonces du développement d’une composante navale sont anciennes et pas toujours liées aux avancées du programme indienIskander Rehman, « The Perils of Naval Nuclearization and Brinkmanship in the Indian Ocean », Naval War College Review, automne 2012, Vol. 65, No. 4..

Les raisons stratégiques avancées pour justifier un tel projet sont de plusieurs ordres. Officiellement, il s’agit de rétablir la stabilité stratégique rompue par le déploiement de SNLE par l’Inde. Cependant, cette justification politique n’est pas tout à fait explicitée par les experts pakistanais qui ont tendance à affirmer de manière plus pragmatique qu’une telle force est nécessaire pour prémunir le Pakistan d’une éventuelle première frappe de décapitation qui le priverait de ses actifs stratégiques, ou d’une invasion terrestre qui aurait le même effet. Le manque de profondeur stratégique du pays a été régulièrement constaté par les leaders militaires pakistanais, poussant certains à évoquer au début des années 1990 la possibilité de déployer certains systèmes nucléaires en Afghanistan.

Bien que sérieuse, cette crainte exagère sans doute pour l’instant l’aptitude indienne à procéder à une première frappe dont l’efficacité serait limitée par les capacités ISR du pays. Tant que New Delhi ne renforce pas ses moyens dans ce domaine, un effort mené avec attention par les autorités, d’autres moyens semblent plus efficients et moins chers pour garantir la survie des armes pakistanaises, telles que le renforcement et le durcissement des sites de stockage et de lancement, le déploiement de missiles mobiles, la dissimulation ou encore la défense aérienne des sites sensiblesPaul Kerr et Mary Beth Nikitin, « Pakistan’s Nuclear Weapons », CRS Report, 1er août 2016.. Ces mesures, déjà engagées par le pays, semblent lui offrir dès aujourd’hui une seconde frappe quasi-assurée. Cette équation évoluera avec la commande de 8 sous-marins chinois inspirés de la classe Yuan, annoncée en 2015 et officialisée en août 2016, et qui devrait être livrée en 2028Ces sous-marins sont les plus silencieux de l’arsenal chinois et sont également dotés d’un système de propulsion anaérobie, ce qui accroît leur autonomie. A noter que la classe actuellement pressentie pour recevoir les SLCM Babur‑1, Agosta/Khalid, compte trois bâtiments qui devraient bientôt entrer en phase de rénovation à mi-vie. Franz-Stefan Gady, « China to Supply Pakistan With 8 New Stealth Attack Submarines by 2028 », The Diplomat, 30 août 2016.. Selon la configuration de cette nouvelle classe, et notamment le nombre alloué à des fonctions stratégiques et ses conditions de fonctionnement, selon également les choix retenus par l’Inde, le concept d’une capacité de seconde frappe en mer pourrait trouver une traduction concrète. La flotte devra néanmoins pallier les déficiences d’un enclavement géographique en mer d’Arabie et l’auto­nomie limitée des sous-marins diesel.

La crainte d’une invasion terrestre conventionnelle, qui serait appuyée par un encerclement maritime, peut également justifier cette évolution dans le dispositif stratégique. La « doctrine Cold Start » est à ce titre souvent citée comme à l’origine des contre-mesures pakistanaises, et notamment du déploiement d’armes nucléaires de champ de bataille destinées à stopper une avance indienne. Dans ce contexte, créer une première ligne de défense navale nucléaire tactique pourrait trouver une justification théorique, et ce d’autant plus que l’ancien directeur de la Strategic Plans Division (SPD) Khalid Kidwai avait, en son temps, nommé dans ses lignes rouges l’étouffement économique du pays). Celui-ci pourrait assez logiquement intervenir via un blocus du port de Karachi. Outre repousser un assaut maritime, l’idée serait également de faire intervenir la Marine pakistanaise à la rescousse d’une armée de Terre assiégée par un assaut rapide et brutal indien envisagé par le concept « Cold Start », en lui permettant de trouver une liberté d’action. Cette justification doit cependant pouvoir être légitimée par une capacité opérationnelle à définir des plans de frappe cohérents et des opérations tactiques possibles, qui n’est pas démontrée à ce jour.

De fait, la supériorité indienne, manifeste sur terre, est encore plus évidente sur mer. Le développement de capacités de riposte nucléaire maritime pourrait donc apparaître cohérent, de manière générale, et le déploiement d’armes nucléaires justifié par la nécessité d’attester la crédibilité de la ligne rouge dite « économique »Commander Muhammad Azam Khan, « Options for the Pakistan Navy », Naval War College Review, été 2010, Vol. 63, No. 3. (à supposer que celle-ci en soit véritablement une dans l’esprit des responsables pakistanais) et le refus coûte que coûte de se trouver étouffer au niveau maritime. Il s’agirait en particulier de réduire l’avantage conventionnel indien en laissant planer la menace d’une frappe nucléaire ciblée, et d’empêcher New Delhi de concentrer ses forces sur mer pour ne pas s’exposer à une frappe. Cette stratégie nécessite néanmoins des éclaircissements importants pour pouvoir être défendue, points sur lesquels travaille sans doute la Naval Strategic Force Command. La question de la cible est particulièrement importante : quelle cible serait retenue si l’Inde ne formait pas de groupement aéronaval, ce qui n’est dans tous les cas pas l’option la plus plausible vu les caractéristiques de la Marine indienne ? Les moyens ISR de l’autorité de commandement seraient-ils suffisants pour déterminer et valider la cible ? Comment s’organiserait la délégation concernant l’ordre de tir ? Ces questions rappellent celles qui se posent concernant l’usage des Nasr sur le théâtre terrestre et témoignent du fait qu’au-delà de l’expression d’un besoin stratégique, le déploiement des armes nucléaires tactiques doit s’accompagner d’une réforme d’ampleur permettant de garantir leurs conditions d’utilisation opérationnelle mais aussi leur crédibilité.

Au mieux, cette stratégie permettrait d’introduire une notion d’ambiguïté dans toute action maritime indienne. L’opacité obtenue, largement accrue par l’utilisation d’armes à capacité duale, s’inspirerait selon l’aveu des responsables pakistanais du choix israélien présumé de déployer des armes nucléaires sur ses sous-marins DolphinIskander Rehman, Nuclear weapons and Pakistan's naval strategy, The Interpreter, 22 août 2014.. Intéressante d’un point de vue de dissuasion pure, principalement par sa capacité à créer de l’ambiguïté, cette stratégie induit néanmoins une complexité opérationnelle forte.

De plus, les coûts, difficultés techniques et opérationnelles (notamment dans la mise en place d’un C2 reliant les bâtiments immergés à la National Command Authority, inexistant à ce jour) et risques d’une telle manœuvre doivent être considérés. Les risques sont principalement de deux ordres. Le premier concerne la sécurité des armes. A ce jour, le Pakistan, qui, en raison des inquiétudes occidentales sur la stabilité du pays, se veut exemplaire en matière de sécurité nucléaire, affirme ne pas maintenir assemblés les têtes et les vecteurs, ne pas les tenir en état d’alerte et avoir un système très centralisé de contrôle des ordres d’engagement. Le déploiement de Babur à bord de sous-marins provoquerait l’évolution d’au moins deux de ces paramètres, dans un contexte où le détournement de bâtiments de surface par des marins pakistanais ayant donné allégeance à des groupes terroristes a déjà été tentéFahid Zaman et Nahiza Syed Ali, « Dockyard attackers planned to hijack Navy frigate », Dawn, 13 septembre 2014.. Par ailleurs, les risques d’acci­dents, erreurs de calcul, escalades incontrôlées sont évidents et peuvent encore une fois s’appuyer sur des exemples récentsManpreet Sethi, Nasr: Dangers of Pakistan's Short Range Ballistic Missile, Strategic Space, Institute of Peace and Conflict Studies, 20 octobre 2014.. La question de la sécurité devrait donc être abordée avec autant d’atten­tion que cela a été fait jusqu’à maintenant pour l’arsenal terrestre, et des efforts entrepris pour adopter des mesures de confiance avec l’Inde sur la question des incidents en merNathan Cohn, « An Incidents at Sea Agreement for South Asia », Stimson Spotlight, 14 juin 2012..

Dans ce contexte, la nucléarisation de certains sous-marins pourrait venir renforcer la confiance des Pakistanais dans leur dissuasion, mais il sera nécessaire de résoudre le problème de crédibilité d’une doctrine où le seuil nucléaire semble, aux dires publics de nombreux spécialistes et responsables indiens, trop bas pour être réalisteDiana Wueger, « India’s Nuclear-Armed Submarines: Deterrence or Danger? », The Washington Quarterly, automne 2016, vol. 39, n°3.. La protection des intérêts économiques du pays, et la lutte contre un étouffement maritime, sont d’ailleurs pris en compte par d’autres mesures qui peuvent sembler plus adaptées et beaucoup moins risquées, telles que le déploiement de défenses côtières équipées de missiles antinavires ZarbMateen Haider, « Pakistan Navy inducts coastal anti-ship 'Zarb' missile after successful test », Dawn, 9 avril 2016., le développement de la flotte de surface et le resserrement de l’alliance avec la Chine, visible dans la proposition pakistanaise faite à la chinoise d’utiliser les infrastructures de la base de Gwadar, refusée dans un premier temps par Pékin, mais ayant pris une nouvelle forme puisque la Marine chinoise joue désormais un rôle de protection du port de commerce développé par les deux alliésAbhijit Singh, « Pakistan’s Naval Transformation: Dangerous Delusions, Soaring Ambitions », War on the Rocks, 7 décembre 2016..

Le dernier argument souvent repris en faveur de l’ambition navale nucléaire pakistanaise est la nécessité de trouver une parade aux possibles progrès indiens en matière de défense antimissile. Le développement des missiles de croisière Babur et Ra’ad a notamment été perçu comme un moyen de mettre en difficulté une défense indienne encore focalisée sur les systèmes balistiquesShane Mason, « Pakistan’s Babur and Ra’ad Cruise Missiles: Strategic Implications for India », Strategic Space, Institute of Peace and Conflict Studies, 18 juillet 2002.. Si la localisation de ces missiles en mer a été avancée comme contribuant également à augmenter leurs chances de pénétration du territoire indien, il n’est encore une fois pas certain que les avantages d’un tel déploiement l’emportent sur les inconvénients et risques associés. De plus, les Pakistanais ont d’autres moyens de mettre en échec les futures défenses indiennes, via le déploiement terrestre des missiles de croisière, les aides à la pénétration et leurres ou encore le mirvage des armes qui constitue un projet des forces stratégiquesUsman Ansari, « Pakistan Seeks to Counter Indian ABM Defenses », Defense News, 21 mars 2011..

Les derniers développements en faveur de la constitution de forces stratégiques navales au Pakistan semblent montrer que pour Islamabad, cette direction est en tout cas plus qu’un affichage politique de réponse aux avancées indiennes. La répétition régulière d’arguments justifiant la constitution d’une seconde frappe navale renforce cette impression.

Dans le futur proche, la composante maritime reste néanmoins handicapée sur trois points majeurs qu’il lui faudra surmonter. Le coût des équipements peut sembler le frein le plus clair, et qui paraît pour l’instant retenir Islamabad de s’engager dans un programme très ambitieux de sous-marins nucléaires ou de missiles mer-sol balistiques stratégiques. La prépondérance traditionnelle de l’armée sur la marine au sein de l’état-major pakistanais peut aussi indiquer que la priorité restera avant tout les programmes terrestres tels que les missiles de très courte portée ou le mirvage des capacités stratégiques. Enfin, les réticences à pré-déléguer le commandement et une prise de conscience des risques associés à une telle stratégie pourraient aussi ralentir les avancées pakistanaises dans ce domaineKyle Deming, « Outrunning an Arms Race: Naval Nuclear Deterrence in South Asia », PONI Debates the Issue Blog, 24 janvier 2014.. Comme souvent concernant les relations entre les deux États, on peut penser que ces évolutions pakistanaises resteront dictées par des impératifs politiques et symboliques qui viseront à ne pas demeurer à la traîne dans la course aux armements sud-asiatique, mais aussi par un effort constant visant à rééquilibrer un rapport de force désavantageux pour Islamabad.

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"Maritimisation" de la dissuasion pakistanaise : effet d’annonce ou véritable ambition stratégique ?

Emmanuelle Maitre

Bulletin n°39, janvier 2017



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