Quel rôle pour la protection civile au 21e siècle ?

L’incident du 13 janvier 2018, à Hawaii, a suscité une forte émotion aux Etats-Unis. Outre la panique provoquée et les réactions de colère des citoyens alertés par erreur, cet événement a permis de relancer la réflexion sur le rôle des alertes et des mécanismes de protection civile face à la menace nucléaire et balistique.

L’Etat d’Hawaii est singulier aux Etats-Unis de par sa position géographique qui le rend plus vulnérable à une attaque nord-coréenne et par son caractère stratégique (Flotte du Pacifique stationnée à Honolulu), voire symbolique en raison du souvenir vivace de l’attaque de Pearl Harbor le 7 décembre 1941. Au terme d’une année de tensions vives avec Pyongyang, l’archipel vit dans une ambiance relativement anxiogène. L’année dernière, les autorités locales ont donc décidé de reprendre des programmes d’alerte et de préparation à l’éventualité d’une attaque balistique, abandonnés à la fin de la guerre froide. Cette campagne s’est appuyée sur l’introduction d’une nouvelle sirène, devant prévenir d’une attaque, et inciter les résidents à s’enfermer et être à l’écoute d’informations officiellesFred Barbash, « Hawaii rolling out preparedness plan for North Korean missile attack », The Washington Post, 21 juillet 2017..

L’Etat a lancé une campagne d’information, qui a reçu un accueil mitigé. Grâce aux conventions passées avec les fournisseurs d’accès téléphoniques, il peut également envoyer des messages d’alerte aux habitants les invitant à s’abriter en urgence, aspect du dispositif qui a été mis en œuvre involontairement en janvierIssie Lapowsky, « How Hawaii Could Have Sent a False Nuclear Alarm », The Wire, 13 janvier 2017.. Ce système national fonctionnel depuis 2012 est utilisé par les 50 Etats, avec des variations localesSarah Rich, « National Emergency Alert System Goes Live », Government Technology Magazine, 10 avril 2012.. Il est intégré à d’autres moyens d’alerte comme la diffusion d’informations à la télévision, à la radio et sur des lignes de téléphone spécialesIPAWS Architecture, FEMA..

Les consignes de confinement et d’évacuation ont cependant été mal communiquées ou prises en compte, comme l’a illustré les réactions désordonnées et l’impuissance ressentie par les Hawaïens lors de l’incident. A ce titre, les services de sécurité ont indiqué vouloir exploiter le retour d’expérience de cet exercice à grande échelle involontaire, un aspect positif qui aura du mal à occulter le risque de banalisation de ce type d’alerte et la baisse de crédibilité des services de protection civile américainsAlia Wong, « Pandemonium and Rage in Hawaii », The Atlantic, 14 janvier 2018.. Quoiqu’il en soit, le cas hawaiien a reposé la question de la pertinence de la protection civile « nucléaire » aux Etats-Unis.

Hawaii n’est en effet pas le seul territoire américain ayant récemment réintroduit la menace d’explosion nucléaire ou de frappe balistique dans ses dispositifs d’alerte et de préparation. Particulièrement visé par la rhétorique nord-coréenne, Guam a publié des consignes officielles sur les gestes à adopter pour survivre à une attaque nucléaireDoina Chiacu, « Take cover, avoid bomb flash. Guam issues nuclear guidelines », Reuters, 11 août 2017.. De manière plus anecdotique, le comté de Ventura, en Californie, a lancé une campagne d’information du publicRalph Vartabedian et W.J. Hennigan, « Duck and cover 2.0: How North Korea is prompting new efforts to prepare for a nuclear attack », Los Angeles Times, 25 juillet 2017., avec un fascicule, des sessions de formation et un clip vidéo qui répète les consignes de survie de baseNuclear Preparedness Video PSA - "Noah's Ark" - Ventura County Public Health, 4 août 2014., qui a reçu un écho favorable de la population et été pointé comme un exemple à suivre.

Bien qu’exceptionnelle, l’initiative du comté de Ventura n’est pas totalement incongrue aux Etats-Unis. Si les efforts de protection civile nucléaire ont rapidement décliné après leur heure de gloire dans les années 1950-1960, les descriptions des effets d’une explosion, consignes de confinement et d’évacuation sont encore disponibles sur le site internet de l’agence chargée des situations d’urgence, la Federal Emergency Management Agency (FEMA)Brochure à destination des autorités locales : Planning Guidance for Response to a Nuclear Detonation, FEMA, 2010.

Fiche technique à destination des populations : Fact Sheet, Nuclear Blast, FEMA, 2007, accessible directement sur le site pédagogique du Department of Homeland Security : https://www.ready.gov/nuclear-blast
. La préservation d’un degré de culture de la protection civile en cas d’attaque nucléaire aux Etats-Unis au niveau gouvernementale se retrouve dans une partie de la population attachée aux mouvements survivalistes. Ainsi, il n’est pas rare de trouver encore aujourd’hui des sites internet amateur expliquant comment construire un abri antiatomique « maison »Jim Benson, « It’s time for a revival of American civil defense », Backwoods Home Magazine, janvier 2002.

La société Atlas Survival Shelters, spécialisée dans la construction d’abris antiatomiques, a vendu 12 abris lors de sa fondation en 2012 mais plus de 1000 en 2017 ; Rising S Bunkers, au Texas, a vu son chiffre d’affaires grimper de 700% suite aux échanges verbaux entre Kim Jung-un et Donald Trump à l’été 2017. Alyssa Girdwain, « Here’s What Nuclear Bomb Shelters Look Like In 2017 », Dose, 2017.
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Cela fait pourtant des années que la majorité des Américains considère la protection civile avec indifférence, raillerie ou hostilité. Pour certains, les notions d’évacuation massive ou de confinement sont justement des lubies des survivalistes et ne sont pas jugées sérieuses. Pour beaucoup, l’idée de préparation est futile au vu des conséquences épouvantables d’un échange nucléaire. Historiquement, les spécialistes opposés aux politiques nucléaires américaines ont critiqué ces mesures car ils craignaient qu’elles ne banalisent les armes nucléaires et en limitent l’horreur en faisant croire qu’il était possible de s’en prémunir. Les opposants pointaient également le risque que des dirigeants, convaincus de la possibilité de protéger globalement la population américaine d’une riposte, soient plus enclins à adopter des politiques agressives ou risquées.

Pour rappel, la protection civile « nucléaire » a été initiée sous la présidence Truman avec un accent mis sur la construction individuelle d’abris antiatomiques et les célèbres campagnes de sensibilisation « Duck and Cover » (1952)Duck And Cover, Bert The Turtle, Civil Defense Film, US Federal Civil Defense Administration, janvier 1952.. Préoccupée par le coût important de ces programmes, l’administration Eisenhower s’est davantage centrée sur les programmes d’évacuation d’urgence des centres urbains, notion qui restée au cœur des différentes agences de protection civile jusqu’à leur disparition dans les années 1990. Après une période d’essor sous John F. Kennedy, la protection civile nucléaire est tombée en relative désuétude, dans un contexte de riposte massive et de méga-arsenaux laissant peu de chances de survie. A partir des années 1960-1970, la planification d’une détonation nucléaire a été prise en compte par des agences chargées de travailler conjointement sur des catastrophes naturelles et risques militaires. C’est avec l’avènement du terrorisme de masse (11 septembre 2001) que le risque humain a été à nouveau mis sur le devant de la scène, dans le cadre du Department of Homeland Security nouvellement créé, avec un focus sur le risque d’attentat NRBCCivil Defense and Homeland Security: A Short History of National Preparedness Efforts, Homeland Security National Preparedness Task Force, FEMA, Department of Homeland Security, septembre 2006..

Depuis les années 1970-1980, la plupart des infrastructures physiques des dispositifs de protection des populations ont cessé d’être entretenuesLes bunkers destinés aux autorités de l’Etat étant légèrement mieux entretenus, voir Garett Graff, Raven Rock: The Story of the U.S. Government’s Secret Plan to Save Itself--While the Rest of Us Die, Simon & Schuster, 2017.. Ainsi, de nombreux bunkers ont été scellés, enfouis ou oubliés, les stations radars abandonnées, les sirènes éteintes. D’autres infrastructures ont été réorientées vers des usages civils. De fait, de nombreux abris ont été reconvertis en sites de stockage, et des sirènes utilisées pour signaler des aléas climatiques ou des accidents industrielsSarah Laskow, « What’s Left of America’s Cold War Civil Defense System? », Atlas Obscura, 29 novembre 2017..

Dans le même temps, des investissements importants ont été réalisés suite à de grandes catastrophes naturelles, et en préparation d’un éventuel attentat terroriste de nature radiologique ou nucléaire. Les autorités disposent donc de moyens de communication plus appropriés, et de travaux de recherche très aboutis sur les conséquences d’une explosion et les meilleures stratégies à adopter. Il est donc paradoxal qu’à l’époque où les acteurs publics sont mieux préparés à réagir, le sujet continue d’être rebutant politiquement, et déconsidéré par la populationRalph Vartabedian et W.J. Hennigan, op. cit..

Ainsi, en 2010, la publication des directives du FEMA a été accueillie avec sarcasme et perçue comme une version actualisée du « Duck and Cover »Owen Graham, « Non-Advice from the Government in Case of a Nuclear Attack », The Daily Signal, 20 décembre 2010.. Pour autant, l’idée de rétablir une culture de la protection civile nucléaire au sein de la population américaine fait son chemin. Dès 2010, certains soutenaient le travail réalisé par l’Administration Obama en ce sens et encourageait des initiatives de pédagogie pour notamment permettre aux services de secours d’intervenir en cas de terrorisme nucléaireGlenn Harlan Reynolds, « The Unexpected Return of 'Duck and Cover' », The Atlantic, 4 janvier 2011.. Des efforts avaient alors été effectués pour surmonter les résistances mentales à l’évocation de scénarios extrêmes et les réflexes hérités de la guerre froide sur l’issue fatale de toute attaque nucléaire, et promouvoir une approche rationnelle basée sur des analyses scientifiques récentesWilliam Broad, « U.S. Rethinks Strategy for the Unthinkable », The New York Times, 15 décembre 2010..

En 2017, ces appels ont été multipliés, en particulier au niveau local. Des documents de prévention ont été distribués aux acteurs locaux dans la région de Los Angeles, insistant sur leur rôle central en cas d’attaqueJana Winter, « California Is Already Preparing for a North Korean Nuclear Attack », Foreign Policy, 25 septembre 2017.. Dans l’Etat de Washington, des parlementaires cherchent à abroger une loi de 1984 qui interdit à l’Etat de préparer une attaque nucléaireEvan Bush, « Planning for nuclear attack: Lawmakers want to undo 1984 ban on ‘preparing for the worst’ », The Seattle Times, 9 mai 2017.. En 2018, après l’incident hawaiien, les médias ont été nombreux à s’intéresser à ce sujet et à rappeler les consignes de confinement en vigueurJames Rainey, « What should you do in case of nuclear attack? ‘Don’t run. Get inside’ », NBC News, 13 janvier 2018.. Au niveau du Département de la Santé, les Centers for Disease Control and Prevention avaient prévu un séminaire en janvier sur ce thème, session finalement reportée au profit d’un comité sur la grippe saisonnièreVanessa Romo, « For CDC, Reducing Flu Spread Takes Priority Over Nuclear Attack Preparedness », NPR, 15 janvier 2018..

Des experts ont également préconisé ces approches, en répétant qu’une frappe nord-coréenne n’entraine-rait pas la destruction instantanée du territoire américain et nécessiterait donc une réponse des autorités pour limiter le nombre de victimesDavid A. Shlapak, « Rethinking the Unthinkable: Recovering from a Nuclear Attack on a U.S. City », Dallas Morning New, 7 novembre 2017.. L’historien de la dissuasion américaine Alex Wellerstein est à la tête d’un projet financé par la Carnegie Corporation et la Fondation MacCarthur intitulé « Reinventing Civil Defense » qui devrait permettre dans l’année qui vient de faire émerger de nouvelles idées sur la communication du risque nucléaireReinventing Civil Defense, A Project at the Stevens Institute of Technology..

Effet de mode ou véritable enjeu dans le cadre sécuritaire actuel ? La question de la protection civile nucléaire continue d’être controversée lorsqu’elle parvient à être traitée avec sérieux. Pour autant, il est indéniable qu’on ne peut plus la considérer selon les paradigmes de la guerre froide. D’une part, toute explosion nucléaire sur le sol américain ne serait pas forcément suivie d’un échange apocalyptique et toute mesure de prévention et assistance ne serait pas nécessairement futile. De plus, les efforts menés pourraient être plus consensuels que dans les années 1950. En effet, il ne s’agit plus de préparer l’arrière à survivre à une attaque atomique pour envisager de gagner une guerre nucléaire et habituer la population à l’idée que cette arme peut et va être utilisée. Au contraire, parler de protection civile pourrait être un moyen de ne plus occulter la dangerosité de l’arme en obligeant les citoyens à s’interroger sur les conséquences d’un échange nucléaire. Cela pourrait donc accélérer la prise de conscience du risque nucléaire et encourager tous les acteurs à le réduire. Dans le meilleur des cas, il s’agirait avant tout de réfléchir à la protection de vies humaines, un objectif qui ne mérite pas forcément les railleries traditionnellement associées au « Duck and Cover »Alex Wellerstein, What We Lost When We Lost Bert the Turtle, Harper’s Magazine, décembre 2018..

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Quel rôle pour la protection civile au 21e siècle ?

Emmanuelle Maitre

Bulletin n°50, janvier 2018



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