Quand le Pentagone revient à la stratégie nucléaire. Sur une intervention de Bob Soofer
Observatoire de la dissuasion n°79
Bruno Tertrais,
octobre 2020
Il y a quelques semaines, le Département d’Etat – ou plutôt M. Chris Ford, sans lequel ce travail n’aurait sans doute pas eu lieu – avait publié, fait exceptionnel depuis la fin de la guerre froide, un véritable dossier de politique et de doctrine nucléaire consacré au système LYT (Low Yield Trident)Voir Bruno Tertrais, « L’administration Trump et les garanties de sécurité », Bulletin n°64, Observatoire de la Dissuasion, FRS, avril 2019.. Dans une rare intervention publique, l’un de ses homologues au Pentagone, M. Robert Soofer – le principal responsable de la politique nucléaire et architecte de la Nuclear Posture Review – poursuit cet effort, qui se veut pédagogiqueDASD for Nuclear and Missile Defense Policy Division Delivers Remarks at the Mitchell Institute Nuclear Deterrence Forum Series, DoD, 2 septembre 2020.
S’exprimant devant un panel d’experts, M. Soofer évoque d’abord une distinction schématique entre deux écoles de pensée. (1) La première veut que la dissuasion nucléaire soit un exercice relativement aisé (simple deterrence). Il l’assimile à la « dissuasion minimale », qui équivaudrait selon lui à disposer de la capacité de détruire les villes adverses. L’équilibre des forces n’aurait que peu d’importance et la seule perspective de l’escalade aux extrêmes suffirait à dissuader. (2) La seconde veut que la dissuasion, au contraire soit un exercice par nature difficile (complex deterrence). C’est sur cette conception que reposerait la dissuasion américaine depuis les années 1960. Elle expliquerait le choix du LYT (ainsi que le lancement d’un programme de missile de croisière mer-sol), destiné à fournir au président une option supplémentaire pour dissuader la Russie d’employer l’arme nucléaire, face notamment à la croissance alléguée du potentiel nucléaire de théâtre russe.
Cette distinction assez classique chez les analystes est rarement évoquée par des officiels. On pourra reprocher à M. Soofer de ne faire une description sommaire et caricaturale de la « première école »Elle n’équivaut pas nécessairement à la « dissuasion minimale », et cette dernière n’équivaut pas nécessairement à la « capacité de détruire les villes adverses ».. Il reste qu’en plaquant cette grille de lecture sur le débat au Congrès (le Démocrate Adam Smith illustrerait la première, le Républicain Mac Thornberry la seconde), M. Soofer tente, assez intelligemment, d’intellectualiser et de rationaliser un débat souvent excessivement politique et idéologique.
Dans un deuxième temps, M. Soofer énonce, de manière parfois plus claire que ce n’était le cas dans la NPR de 2018, les fondements de la politique et de la stratégie nucléaires américaines. Il rappelle d’abord les principes de la politique déclaratoire du pays : priorité à la dissuasion de tout emploi de l’arme nucléaire, même si ce n’est pas sa seule fonction ; emploi de l’arme nucléaire ne serait envisageable que dans des circonstances extrêmes, pour défendre les intérêts vitaux de Etats-Unis, de leurs alliés et de leurs partenaires ; emploi pour rétablir la dissuasion avec un niveau de dommages minimal pour les Etats-Unis et leurs alliés, et mettre un terme au conflit en des termes avantageux pour euxM. Soofer est ensuite plus précis : « notre intention, en employant l’arme nucléaire de manière limitée en riposte à une attaque russe ou chinoise, serait de démontrer notre détermination, et de convaincre l’adversaire qu’il a fait une grave erreur de calcul ». . Dans un second temps, il justifie l’approche américaine en exprimant le besoin de contrôler l’escalade, en partant du principe – et citant notamment les commentaires officiels russes du document de doctrine publié en 2020 par Moscou – que l’adversaire penserait de la même manière.
Quand le Pentagone revient à la stratégie nucléaire. Sur une intervention de Bob Soofer
Bulletin n°79, septembre 2020