L’irréversibilité du désarmement nucléaire : un obstacle au désarmement (3/3)
Observatoire de la dissuasion n°114
Emmanuelle Maitre,
décembre 2023
Les avantages d’un désarmement irréversible sont assez intuitifs, et ont été présentés dans le numéro précédent. Il convient néanmoins de noter que certains arguments semblent suggérer que le désarmement pourrait être plus facile si l’on suppose délibérément qu’il est réversible.
Tout d’abord, au niveau politique, les États peuvent être réticents à s’engager dans un processus de désarmement nucléaire s’ils n’ont pas le sentiment qu’ils pourraient revenir en arrière si leur sécurité venait à se détériorer. Cette idée est soutenue à la fois par la théorie et par des exemples concrets.
De manière générale, la préservation de certaines capacités nucléaires et la possibilité de se réarmer en cas de besoin se situent à la fois derrière le concept de latence, qui a été définie comme une forme de continuum entre l’absence de toute capacité nucléaire militaire et un arsenal constitué, et celui de dissuasion virtuelle. Cette notion a été popularisée par Jonathan Shell en 1984 dans son livre AbolitionJonathan Shell, The Abolition, Knopf, 1984.. Elle repose sur l’idée que, puisqu’il est impossible de désinventer l’arme nucléaire, les États conserveraient en théorie la capacité de relancer un programme nucléaire, même à partir de zéro, après le démantèlement de leur arsenal. Cette connaissance pourrait les rendre plus confiants dans leur capacité à réagir à un cas de prolifération dans un autre pays. Par conséquent, cela les rendrait plus confiants dans l’ensemble du processus de désarmement, puisqu’ils sauraient qu’ils ne sont pas complètement impuissants au cas où un État violerait son engagement.
Ce point a d’ailleurs été explicitement soulevé dans la Nuclear Posture Review de 2010 de l’administration Obama« In a world where nuclear weapons had been eliminated but nuclear knowledge remains, having a strong infrastructure and base of human capital would be essential to deterring cheating or breakout, or, if deterrence failed, responding in a timely fashion. » Nuclear Posture Review Report, Département de la Défense, avril 2010., et l’on peut également ajouter que la préservation des infrastructures et des compétences liés à la production d’armes nucléaires suite à un processus de désarmement peut être importante pour garantir la pertinence et l’efficacité du système de vérification d'un monde dénucléarisé. Dans les exemples de désarmement passés, les inspecteurs des États dotés d’armes nucléaires (EDAN) ont joué un rôle important et leur connaissance intime des programmes d’armement a permis de prendre en compte tous les schémas de prolifération.
L'argument peut être convaincant car l’incapacité à faire respecter concrètement une norme d’interdiction des armes nucléaires est souvent citée comme un élément qui rendrait un monde sans armes nucléaires irréaliste ou dangereux. Il est souvent noté que si le contrevenant est un petit État isolé, le système des Nations unies pourrait être en mesure d’agir et d’empêcher le développement d’une arme nucléaire, mais s’il s’agit d'une grande puissance, il n’y aurait pratiquement aucune possibilité de freiner le programme, si ce n’est par la menace de réciprocité. Cette capacité de représailles n’existerait que si d’autres États conservaient à la fois le matériel, les installations et les compétences nécessaires pour produire des armes nucléaires relativement rapidement.
Cette possibilité permettrait également aux anciens États nucléaires de conserver une option pour répondre à d’éventuelles surprises stratégiques : le débat sur le programme Successor au Royaume-Uni a montré qu’il était important pour les dirigeants politiques de construire une architecture de défense non seulement pour les menaces contemporaines, mais aussi pour celles qui pourraient apparaître 50 ou 60 ans plus tardMichael Fallon, The case for the retention of the UK's independent nuclear deterrent, discours au Policy Exchange, Ministère de la Défense, 23 mars 2016.. Cette réticence à renoncer pour toujours à la possibilité de disposer d’une arme nucléaire peut rendre une solution intermédiaire plus attrayanteMichael MccGwire, « Is there a future for nuclear weapons? », International Affairs, Vol. 70 n°2, 1994..
L’observation de cas historiques montre que de nombreux pays étaient réticents à perdre complètement les capacités liées à leur programme nucléaire. Cette réticence peut être motivée ou non par un objectif de latence. Par exemple, dans le cas de l’Irak, Saddam Hussein semble avoir gardé entre 1991 et 1999 l’intention de conserver la capacité de relancer si nécessaire des programmes d’ADMGraham Pearson, The search for Iraq's weapons of mass destruction: inspection, verification, and non-proliferation, Palgrave Macmillan, 2005.. Même en Afrique du Sud, cas de désarmement coopératif, une résistance à la destruction de certaines matières ou installations a été observée, et le pays a tenu à conserver des stocks d’uranium hautement enrichi (UHE)Olli Heinonen, « Lessons learned from dismantlement of South Africa's biological, chemical, and nuclear weapons programs », The Nonproliferation Review, vol.23, n°1-2, mars 2016.
La théorie et la pratique indiquent donc que dans certains contextes, la réversibilité peut faciliter le désarmement. Mais certains pays peuvent également être hostiles à des mesures spécifiques jugées nécessaires au désarmement irréversible pour d’autres raisons.
En ce qui concerne les matières fissiles, la volonté de conserver des réserves d’UHE ou de plutonium, par exemple, peut être justifiée par leur utilité pour d’autres applications militaires ou civiles ou par leur valeur commerciale. La négociation de restrictions sur la possession de ces matières peut se heurter à la résistance des Etats nucléaires, mais également de certains ENDAN.
Il en va de même pour les technologies d'enrichissement et de retraitement en général. De nombreux pays considèrent aujourd'hui et considéreront probablement à l’avenir que le fait de renoncer à ces technologies constitue une atteinte à leur souveraineté, d’autant plus qu’il peut y avoir des raisons économiques valables de les développer lorsque les pays ont des programmes nucléaires civils étendus.
En ce qui concerne les vecteurs, il a été souligné que leur démantèlement renforcerait également la confiance dans l’irréversibilité d’un processus de désarmement. Cependant, des missiles techniquement capables de transporter des armes nucléaires sont désormais utilisés régulièrement pour des missions de frappe conventionnelleStéphane Delory, « Ballistic missiles and conventional strike weapons: Adapting the HCoC to address the dissemination of conventional ballistic missiles », HCoC Paper n°6, FRS, janvier 2020. Des armes comme le Kinjal ou l’Iskander-M, utilisés par la Russie pour des frappes sur l’Ukraine, sont actuellement définies par le RCTM et la résolution 1540 comme des vecteurs d’ADM. Il pourrait donc être très difficile de convaincre les nombreux Etats qui disposent de capacités de frappe longue portée de renoncer également à ces armes dans un monde dénucléarisé.
Ces réserves semblent défendre l’idée qu’un « désarmement réversible » peut être plus réaliste. Il existe cependant également des interrogations sur la faisabilité réelle d’un tel processus.
Tout d'abord, le rôle stabilisant d’une forme de dissuasion virtuelle, basée sur la capacité à reconstruire un arsenal nucléaire est discutable. En temps de paix, il pourrait être difficile de s’assurer que ces compétences sont préservées en l’absence de programmes réels. A l’heure actuelle, les responsables de programmes dans les pays nucléaires notent qu’il est difficile de maintenir les compétences de la base industrielle liée à la dissuasion, de sorte qu’en l’absence d’armes tangibles, il pourrait être impossible de s’assurer qu’il y a suffisamment de fonds et d’expertise pour maintenir le savoir-faire nécessaire à la reprise d’un programme. Cela est particulièrement vrai au moment où la génération de personnes ayant travaillé sur des armes commencerait à prendre sa retraite. Deuxièmement, dans une situation de crise, on peut se demander s’il serait réaliste de lancer un programme sans créer d’énormes vulnérabilités ou conduire à une escalade non désirée.
Deuxièmement, la préservation de certains matériels et installations créeraient certainement des complications dans la vérification du désarmement, car la latence ou le travail sur un programme clandestin pourraient présenter des caractéristiques similaires. La question de savoir si cela créerait ou retirerait la confiance de l’ensemble du processus est ouverte et peut être perçue différemment selon les parties considérées.
Troisièmement, les anciennes puissances nucléaires conserveraient un avantage dans un tel système, car elles préserveraient les connaissances et les infrastructures. Mais cet avantage ne serait pas aussi net et, avec le temps, il pourrait être dilué par rapport à d’autres pays utilisant l’énergie nucléaire. La question de savoir si cela serait acceptable est à débattre, tout comme celle de savoir comment les alliances de sécurité pourraient fonctionner dans un tel système ou quelle importance relative revêtiraient d’autres systèmes d’armes tels que la défense antimissile ou les frappes conventionnelles à longue portée.
Les arguments présentés dans cette série d’articles montrent l’intérêt d’une conversation sur la notion d’irréversibilité, et l’absence d’arguments tranchés en faveur d’un scénario ou d’un autre. Si la vision d’un désarmement irréversible peut paraître utopique dans le contexte actuel, cette difficulté à se projeter dans un monde fondamentalement différent de celui que nous connaissons et l’incapacité d’envisager un avenir sans dissuasion ont conduit certains à craindre que nous soyons entrés en 1945 dans un phénomène d’« éternité nucléaire ». Celle-ci se caractériserait par une incapacité à imaginer à quoi pourrait ressembler un monde post-nucléaire, ou à penser qu’il ne pourrait se réaliser que dans plusieurs décennies ou siècles, ou dans une situation profondément différente de la situation actuelle, impliquant un changement de l’environnement de sécurité ou même de la nature humaineBenoît Pelopidas, « The Birth of Nuclear Eternity », Futures, 2021.. La situation actuelle peut avoir tendance à renforcer cette perception. Dans ce contexte, de nombreux observateurs peuvent estimer que le désarmement réversible est le mieux que l’on puisse atteindre et espérer de manière réaliste. Mais de nombreuses questions se posent également quant à la faisabilité et à la stabilité d’un système de latence globale.
L’irréversibilité du désarmement nucléaire : un obstacle au désarmement (3/3)
Bulletin n°114, novembre 2023