L’irréversibilité du désarmement nucléaire : enjeux et état des réflexions
Observatoire de la dissuasion n°113
Emmanuelle Maitre,
octobre 2023
Comme explicité dans le bulletin n°112Emmanuelle Maitre, « L’irréversibilité du désarmement nucléaire : un principe consolidé dans la sphère diplomatique (1/3) », Bulletin n°112, Observatoire de la Dissuasion, FRS, septembre 2023., la notion d’irréversibilité est de plus en plus associée au désarmement nucléaire. Depuis une dizaine d’années, des travaux de fond se sont consacrés à la question de l’irréversibilité, en particulier une étude détaillée du centre de recherches VERTICDavid Cliff, Hassan Elbahtimy et Andreas Persbo, Irreversibility in Nuclear Disarmament, Practical steps against nuclear rearmament, VERTIC, septembre 2011.. En 2022, un programme a été lancé à Wilton Park avec l’organisation de deux séminaires sur le sujet financés par le Royaume-Uni et la NorvègeMark Smith, Verification, irreversibility and the road to nuclear disarmament, Wilton Park, 2023.. Suite à ces dialogues, le CSIS a publié un recueil d’essais sur le sujetHeather Williams, Jessica Link et Joseph Rogers, Irreversibility in Nuclear Disarmament, CSIS, février 2023.. Enfin, KCL est à la tête d’un consortium qui travaille sur l’irréversibilité et devrait publier un recueil à la fin de l’année 2023Alberto Muti et Grant Christopher, « Showcasing new work on irreversibility in nuclear disarmament », Trust & Verify, n° 172, juillet 2023..
L’ensemble de ces références et de ces travaux permet de constater qu’il n’existe pas de vision consensuelle de ce que signifie l’irréversibilité. De fait, beaucoup de réflexions cherchent à définir le principe, ou s’interrogent sur l’importance d’aboutir à une définition partagée. Il est généralement admis que rien en matière de désarmement ne peut être réellement irréversible, et que la notion est en réalité un continuum allant d’une situation facilement réversible à un état où reconstituer un arsenal représente un coût très élevé et des difficultés majeures. Beaucoup d’auteurs estiment que l’irréversibilité est plus forte lorsqu’il est extrêmement difficile, coûteux ou risqué de reconstituer un arsenal nucléaire. Outre l’absence d’étape ultime correspondant à un « état irréversible », il n’y a pas non plus de finalité au niveau temporel puisque le processus peut évoluer au fil du tempsDavid Santoro, « A Shared Vision for Irreversible Nuclear Disarmament », in Heather Williams, Jessica Link et Joseph Rogers, Irreversibility in Nuclear Disarmament, CSIS, février 2023.. Les réflexions sur l’irréversibilité s’apparentent donc dans une certaine mesure à celles ayant guidé la conception du JCPOA avec l’Iran en 2015, où il s’agissait de s’assurer que l’Iran ne pouvait pas développer d’armes nucléaires dans un laps de temps donné. Dans ce cadre, la notion d’irréversibilité « adéquate » a été formulée, ce qui signifie que si un État décidait de revenir sur ses engagements, les autres États auraient le temps et la capacité de détecter ses intentions avant toute étape critiqueFood-for-Thought Paper: Achieving Irreversibility in Nuclear Disarmament, Working Group 1: Monitoring and Verification Objectives, IPNDV, janvier 2018.. Tout en préservant la fluidité associée à l’image d’un continuum, d’autres analystes se focalisent moins sur la situation technique mais insistent sur l’importance du normatif : l’irréversibilité dépendrait de la fermeté de la décision politique autant que des éléments techniques et juridiques mis en œuvreRebecca Davis Gibbons, « Norms versus Security Approaches to Irreversible Nuclear Disarmament », in Heather Williams, Jessica Link et Joseph Rogers, op. cit..
Malgré la difficulté de définir un désarmement « irréversible », la communauté des États du TNP ont, depuis une dizaine d’années, validé l’idée selon laquelle c’est un principe souhaitable et même indispensable à la mise en œuvre de l’article 6 du TNP. La littérature explore peu en quoi ce principe est désirable pour l’avènement d’un monde sans arme nucléaire, mais ses bénéfices semblent intuitifs : les États nucléaires ne pourraient accepter de désarmer que s’ils étaient convaincus que leurs homologues ne pourraient pas rapidement mettre fin à leurs engagements. De plus, seuls des engagements irrévocables pourraient conduire au « désarmement général et complet » évoqué à l’article 6 du TNP et permettre un changement de paradigme en matière de sécurité internationale conduisant à l’abolition de la menace nucléaire exercée par certains États sur d’autres.
D’un point de vue technique, un processus de désarmement passe par le démantèlement des têtes nucléaires et en particulier la séparation des matières fissiles et des explosifs. Mais cette étape est facilement réversible si elle n’est pas accompagnée de deux opérations spécifiques.
La première est de faire en sorte que les matières fissiles issues des arsenaux à la suite du démantèlement d’armes soient retransformées en matières non utilisables pour les armes. Pour l’uranium hautement enrichi (UHE), le procédé le plus simple est de le « diluer » et donc de le transformer en uranium faiblement enrichi puis de le réintégrer au circuit civil et, à la fin du processus, de le placer sous les garanties de l’AIEADavid Cliff, Hassan Elbahtimy et Andreas Persbo, op. cit.. Une telle manœuvre rend impossible le réemploi pour des usages militaires, à moins de se positionner en violation des accords passés avec l’AIEA. Concernant le plutonium, la manœuvre est plus compliquée, un rapport de l’Académie des Sciences américaine datant de 1994 estimant que les options les plus intéressantes pourraient être de l’utiliser comme combustible dans des réacteurs civils, sous forme de MOX en particulier, ou de le vitrifier avec des déchets radioactifs pour le rendre très difficilement réutilisable. Des enfouissements profonds pourraient également limiter l’accessibilité des matières et des déchets produitsNational Academy of Sciences, Management and Disposition of Excess Weapons Plutonium, National Academy Press, 1994..
Les États-Unis et la Russie sont les deux pays ayant été à ce jour concernés par ces questions du fait des stocks volumineux de matières en excès des besoins opérationnels accumulées pendant la Guerre froide. En 1993, le plan d’acquisition d’UHE a ainsi permis la dilution de 500 tonnes d’UHE russe jusqu’à son arrêt en 2013, combustible ensuite utilisé dans le programme nucléaire civil américain« A Transparent Success “Megatons to Megawatts” Program », S&TR, Lawrence Livermore National Laboratory, avril-mai 2013.. Les États-Unis ont aussi procédé à la dilution de plus de cent tonnes d’UHE depuis les années 1990Matthew Bunn, Securing All Nuclear Materials in Four Years, Belfer Center for Science and International Affairs et Nuclear Threat Initiative, avril 2010.. Côté plutonium, en revanche, le Plutonium Management and Disposition Agreement signé entre les deux pays en 2000 a été très difficilement mis en œuvre et a été suspendu en 2016Kingston Reif, « Russia Suspends Plutonium Agreement », Arms Control Today, novembre 2016..
Dans le cadre de l’« initiative trilatérale », les États-Unis et la Russie ont entre 1996 et 2002 placé à titre expérimental des stocks de matières fissiles excédentaires sous les garanties de l’AIEA, après modification préalable, prouvant qu’il était possible de mettre en place cette mesure irrévocable sans diffuser d’informations de nature proliférantesThomas Shea, « The Trilateral Initiative: A Model for the Future? », Arms Control Today, juin 2008..
En complément de l’élimination des stocks de matière fissile existant, un traité d’interdiction de la production de matières fissiles pour les armes serait bien sûr indispensable pour suspendre la production de nouvelles matières dans le futur. Dans ce cadre, le niveau d’irréversibilité augmenterait avec la destruction des installations utilisées pour la production de matières fissiles à des fins d’armes nucléairesDavid Cliff, Hassan Elbahtimy et Andreas Persbo, op. cit.. C’est le choix qui a été fait par la France lors du démantèlement des installations de Marcoule et Pierrelatte. La reconstruction de ce type d’installations étant coûteuse et souvent visible, ce type d’action peut être considéré comme un engagement relativement irréversible, en complément de l’élimination des matières. La destruction des usines de fabrication de têtes nucléaires serait également un prérequis.
De nombreux auteurs ayant noté que les armes nucléaires ne posent qu’une menace théorique si elles ne sont pas couplées à des vecteurs, il a été suggéré de procéder en parallèle à l’interdiction et l’élimination de certains missiles capables d’emporter des armes de destruction massive pour rendre le processus de désarmement moins réversibleSteve Fetter, Verifying Nuclear Disarmament, Henry L. Stimson Center Occasional Paper, n°29, 1996.. Par ailleurs, des mesures devraient être adoptées pour s’assurer que les compétences et savoir-faire ne sont pas préservés pour des usages militaires, en surveillant les activités des anciens experts impliqués dans la production d’armesGeorge Perkovich et James Acton (éds.), Abolishing Nuclear Weapons: A Debate, Carnegie Endowment for International Peace..
Enfin, des facteurs politiques, sociétaux, normatifs et juridiques, au niveau international et national, joueraient un rôle important dans le caractère irréversible de tout effort de désarmement. Les équilibres technico-militaires, l’évolution de la stabilité stratégique et le rôle joué par d’autres systèmes d’armes (défense antimissile, systèmes stratégiques conventionnels) seraient également importantsIan Anthony, Irreversibility in Nuclear Disarmament Political, Societal, Legal and Military-Technical Aspects, SIPRI, 2011..
Pour autant, la connotation positive du terme « irréversible » ne peut pas faire oublier certaines difficultés liées à cette notion. Ainsi, le document de travail publié par le Royaume-Uni et la Norvège note que le principe doit être appliqué avec « sens pratique », dans les étapes où c’est « réalisable et souhaitable » et là où cela accroit la « stabilité », et non de manière « complète ou exhaustive »L’irréversibilité dans le contexte du Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires : recommandations à l’intention de la dixième Conférence des Parties chargée d’examiner le Traité, Document de travail présenté par la Norvège et le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord, NPT/CONF.2020/WP.16, 8 novembre 2021.. Il est en effet possible que dans certaines conditions, le principe d’irréversibilité soit un frein au désarmement, risque qui sera développé dans le prochain bulletin.
L’irréversibilité du désarmement nucléaire : enjeux et état des réflexions
Bulletin n°113, octobre 2023