Estimations du DoD 2020 sur la puissance militaire chinoise
Observatoire de la dissuasion n°80
Antoine Bondaz,
novembre 2020
Le Département à la Défense américain a récemment publié son rapport annuel sur les « Développements militaires et de sécurité impliquant la République populaire de Chine ». Si l’édition 2020 dans son ensemble est sans grande surprise, on note cependant que les éléments d’analyse sur la dissuasion nucléaire chinoise - stratégie et capacités - sont considérablement plus étoffés que dans les éditions précédentes, et ce dès le résumé introductif du document. Si la récurrence de l’utilisation du terme nuclear, repris à 117 reprises en 2020 contre 67 en 2019, est en soit un indicateur, le rapport fournit surtout pour la première fois une estimation de l’arsenal nucléaire chinois en l’évaluant en fourchette basse à environ 200 armes (« low 200 »), estime que le pays devrait au moins doubler le nombre de ses armes au cours de la prochaine décennie, et insiste fortement sur l’évolution en cours des forces nucléaires chinoises dont la concrétisation d’une triade stratégique.
L’estimation de l’arsenal peut paraître relativement basse, par rapport aux estimations de 290 armes pour 2019 et 320 armes pour 2020 selon la Federation of American Scientists, tout en rappelant l’affirmation du directeur de la Defense Intelligence Agency américaine, Robert Ashley, qui jugeait en mai 2019 que la Chine disposait d'un arsenal d'ogives de « quelques centaines » d’armes. Cette estimation basse peut s’expliquer cependant par le fait qu’elle concerne les armes nucléaires « opérationnelles », et donc pas celles déjà produites mais non déployées que ce soit pour les ICBM DF-41 et les SLBM JL-2 des deux SNLE supplémentaires en cours d’opérationnalisation. En suivant la même approche de calcul, les estimations de la FAS auraient été de 215 en 2019, et non de 290, proches donc de l’estimation officielle américaineHans M. Kristensen et Matt Korda, « The Pentagon’s 2020 China Report », FAS, 1er septembre 2020..
Par ailleurs, le rapport affirme que la Chine chercherait à doubler son arsenal et que le pays disposerait de suffisamment de matière fissile pour le faire, un argument répété par Secrétaire adjoint à la Défense en charge de la Chine, Chad Sbragia, qui précisait lors de la présentation du rapport que « nous sommes certainement préoccupés par les chiffres [de l’arsenal chinois...] mais aussi par la trajectoire des développements nucléaires de la Chine ». Cela contredit certains responsables de l’administration Trump selon lesquels la Chine s’efforcerait d’atteindre « une forme de parité nucléaire avec les États-Unis et la Russie » ; le rapport précise que d’ici 2030, l’arsenal chinois serait donc inférieur à 500 armes, et confirme que la Chine n’a pas repris la production de matières fissiles pour les armesEn comparaison, les États-Unis ont un stock de 3 800 armes, avec 2 000 armes supplémentaires intactes et en attente de démantèlement, mais aussi un important stock de matières fissiles suffisant pour construire des milliers d'armes..
Concernant la composante continentale, le rapport indique que la Chine possède une centaine d'ICBM, ce qui représente une augmentation significative par rapport aux quelques 40 ICBM qu'elle était réputée posséder au début des années 2000. Cet arsenal pourrait atteindre 150 ICBM d’ici 2025, avec un nombre d’armes totales plus important du fait du mirvage du DF-41. Les cartes présentées soulignent également une augmentation du nombre de bases de lancement en lien avec cette augmentation du nombre d’ICBM. Pour la première fois, le rapport précise que le DF-5 pourrait emporter cinq armes alors que les estimations de la FAS ou du SIPRI étaient de trois têtes. Cette affirmation américaine nous rappelle d’ailleurs la difficulté d’évaluer l’arsenal nucléaire chinois du fait du mirvage ou non, et dans quelle proportion, des missiles chinois.
Le développement potentiel de DF-5C et DF-31B est mentionné mais ne fait que reprendre des sources de presse. Le rapport met également en avant l’augmentation spectaculaire du nombre d’IRBM DF-26 qui seraient passés de 16 à 30 missiles en 2018 à 200 en 2020, certains étant à vocation nucléaire, et potentiellement dotés d’armes à faible puissance à court terme, le DF-26 étant capable de mener des frappes de précision. En ce sens, le rapport affirme que « la Chine s'efforce de mettre en place des systèmes de frappe de précision sur les théâtres d'opérations nucléaires », laissant entrevoir – du point de vue américain – une évolution possible de la posture nucléaire chinoise. Enfin, concernant le DF-17, associé au planeur hypersonique DF-ZF, l’incertitude demeure mais le rapport précise qu’il n’est pas encore déployé.
Concernant la composante océanique, la Chine développe une nouvelle génération de SNLE - Type 096 - qui selon le rapport sera équipée d'un nouveau SLBM, le JL-3, dont la portée accrue pourrait permettre à la Chine de cibler des villes du nord-ouest des Etats-Unis à partir du plateau continental chinois. Aucune précision cependant sur le mirvage ou non de ce missile, omission intéressante puisque la logique de frappe en second incite à penser que le missile devrait l’être. L’absence de charge multiple sur le JL-2 semblant essentiellement liée à la puissance propulsive limitée du missile, il est difficile de discerner pourquoi les analystes américains n’anticipent pas le mirvage sur un vecteur à l’évidence nettement plus puissant, sauf à supposer que le missile serait couplé à une arme de très forte puissance, relativement lourde.
Enfin, concernant la composante aérienne, le pays a officialisé le retour de cette composante après que l’armée de l’Air a publiquement révélé que le H-6N était son premier bombardier capable de ravitaillement en vol à capacité nucléaire. Selon le rapport, l’avion aurait également la capacité d’emporter deux ALBM, potentiellement nucléaires. De plus, la Chine poursuit le développement du bombardier stratégique furtif, le H-20, qui sera également à capacité nucléaire. On notera toutefois que la capacité nucléaire des CJ-20 avait déjà été évoquée il y quelques années par le STRATCOM. Le rapport précise donc pour la première fois que la Chine dispose d’une véritable triade stratégique. Dans ce sens, il est possible que les Etats-Unis considèrent que la capacité aéroportée est opérationnelle à ce jour.
Notons enfin une réflexion bien plus approfondie que les années précédentes sur la notion de launch-on-warning (LOW) qui selon le rapport pourrait concerner une partie des forces nucléaires chinoises, et donc induire une remise en cause de la séparation actuelle entre vecteurs et armes. Les arguments présentés sont notamment les efforts d’ensilage supplémentaires, la construction de plateformes mobiles plus résistantes et le renforcement des capacités d'alerte avancée du pays. Cependant, ces efforts ne sont en rien nouveaux, d’autant que l’existence d’une capacité océanique implique nécessairement une non-séparation du vecteur et de l’arme. Dès lors que la capacité existe pour la composante océanique, elle n’est en rien surprenante pour la composante terrestre, la combinaison de ces indices ne suffit cependant pas à prouver une évolution concrète de la stratégie de dissuasion chinoise pas plus qu’ils ne permettent de l’exclure.
Les critiques chinoises du rapport ne se sont pas fait attendre, et ce au niveau central. Le ministère chinois de la défense a ainsi critiqué le rapport pour « stigmatiser la modernisation militaire de la Chine » et contribuer à une « mentalité de guerre froide », les éléments de langage habituels. Il convient cependant de souligner les réactions très vives dans la presse chinoise, notamment à travers plusieurs éditoriaux, qui se concentrent particulièrement sur le volet nucléaire du rapport. L’éditorial du Global Times du 2 septembre dénonce la tentative américaine de « chercher intentionnellement à affecter la compréhension internationale sur la taille de l’arsenal nucléaire chinois » avec deux objectifs clésEditorial, « Le rapport du Pentagone vise à affaiblir la dissuasion nucléaire de la Chine » (美《中国军力报告》试图削弱我核威慑), Global Times, 2 septembre 2020..
Le premier objectif des Etats-Unis serait d’affaiblir l’impact politique de la dissuasion nucléaire de la Chine en cherchant à convaincre l’opinion publique américaine de la supériorité de leur pays, et ce alors que les tensions avec la Chine s’accroissent. Le second objectif serait de contraindre le développement futur du programme nucléaire chinois en prenant une évaluation très faible de l’arsenal et de s’en servir comme base dans tout processus de contrôle des armements, contraignant donc l’accroissement actuel et futur de ce dernier. Dans les deux cas, l’éditorial recommande de poursuivre la modernisation de l’arsenal chinois afin de se prémunir des pressions américaines.
Estimations du DoD 2020 sur la puissance militaire chinoise
Bulletin n°80, octobre 2020