Essais balistiques chinois : développements récents et opacité

À l’été 2022, la crise diplomatique autour de la visite de Nancy Pelosi à Taïwan a été ponctuée d’une activité balistique forte côté chinois, avec le tir d’environ 9 missiles répertoriés le 4 août 2022 à proximité de l’île中国弾道ミサイル発射について, Ministry of Defense, Japon, 4 août 2022. Les médias chinois ont mentionné 16 essais, les taiwanais ont de leur côté évoqué 9 tirs..

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Les informations analysées par des commentateurs et présentées dans le tableau ci-dessus sont non confirmées. En particulier, les systèmes utilisés sont indicatifs et certaines autres agences de presse ont annoncé l’utilisation du DF‑11, du DF‑16 ou du DF‑17. De plus, les localisations des tirs (au lancement et à l’impact) sont des estimations d’experts. Néanmoins, malgré ces incertitudes, ces tirs font partie des rares occasions où des essais balistiques chinois ont été relatés dans la presse ces dernières années. En effet, la Chine entretient une opacité historique sur ses forces armées et en particulier sur ses capacités de dissuasion, dont les capacités balistiques sont la clé de voûte. Pékin n’est pas opposé en principe à la transparence en matière d'armement, mais estime que cette transparence doit être différenciée et sélective afin de limiter les implications négatives potentielles pour sa sécurité. Elle distingue ainsi deux dimensions à la transparence : les capacités et la doctrineStatement by Director-General FU Cong at the EU Non-Proliferation and Disarmament Conference, Ninth EU Non-Proliferation and Disarmament Conference, 13 novembre 2020.. La Chine est particulièrement préoccupée par la divulgation d’informations concernant son arsenal nucléaire et conventionnel, tant en termes de nombre que de caractéristiques spécifiques des armes et des vecteurs. Contrairement à d’autres puissances nucléaires disposant d’armes nucléaires, le pays n’a jamais publié d’estimations de son arsenal balistique, par exemple. Bien que les parades militaires soient un moyen important pour les autorités de divulguer des informationsLors de la parade militaire du jour férié de 2019, le gouvernement a par exemple dévoilé le DF‑41, le DF‑17 équipé du planeur DF‑ZF et le DF‑100. Voir Antoine Bondaz, Stéphane Delory et Geo4i, « Le défilé militaire du 70e anniversaire de la RPC : un révélateur de la puissance stratégique chinoise », Images Stratégiques, FRS, n° 1, septembre 2019., la Chine ne communique pas beaucoup sur la nature spécifique de ses systèmes. Cette absence de communication est particulièrement notable concernant les essais balistiques, qui sont pour la plupart des autres pays annoncés par les autorités officielles mais quasiment jamais signalés côté chinoisC’est en particulier le cas quasi-systématiquement pour la France, le Royaume-Uni, les États-Unis et la Russie pour les systèmes stratégiques. Les autorités indiennes et pakistanaises annoncent également la plupart de leurs essais de missiles, tout comme la Corée du Nord avec plus d’opacité sur la nature des systèmes testés..

Pourtant, la Chine est actuellement, selon certaines estimations américaines, le pays qui effectue le plus grand nombre d'essais balistiques. Selon les rapports du gouvernement américain« China fires over 100 missiles in 2019, far more than U.S. », Kyodo News, 29 février 2020., la Chine a testé jusqu’à 100 missiles en 2019 et 250 en 2020Military and Security Developments Involving the People’s Republic of China, Annual Report to Congress, Office of the Secretary of Defense, 2021. « In 2020, the PLARF launched more than 250 ballistic missiles for testing and training. This was more than the rest of the world combined. ». La grande majorité de ces essais ne sont pas confirmés officiellement mais observés par les capacités de renseignement, américaines notamment. Dans ce cadre, Beijing exploite ses atouts géographiques pour réaliser des essais qui restent sur son territoire et atterrissent dans des zones peu peuplées de l’ouest chinois. L’analyse des NOTAM, des annonces faites aux aviateurs pour les avertir de ne pas survoler certaines zones dangereuses, peut permettre d’avoir une idée de cette activité balistique sans toutefois donner de certitudesHenri Kehnmann, Twitter, 25 août 2015..

Cette absence de transparence permet à Pékin d’afficher politiquement une image de retenue et d’éviter les retombées internationales négatives liées à sa suractivité dans le domaine des tirs balistiques. Mais elle peut également être considérée comme dommageable en matière de stabilité stratégique. En effet, depuis les années 1970, les puissances nucléaires ont considéré que signaler en amont leurs essais balistiques, en particulier longue portée, pouvait limiter le risque de mauvaise interprétation. Il s’agit notamment d’éviter que ces tirs d’essais soient pris pour de véritables attaques. Dans ce contexte, les États-Unis et la Russie ont négocié à partir de 1978 des mesures bilatérales de pré-notification des essais de missiles. Ces accords ont été officialisés en 1988 puis étendus au niveau multilatéral dans le cadre du Code de Conduite de La Haye (HCoC).

Le HCoC a été adopté en 2002 et compte désormais 143 signataires (dont des puissances balistiques telles que les États-Unis, le Royaume-Uni, la France, la Turquie, la Russie, l’Inde ou encore la Corée du Sud). Outre les pré-notifications, le HCoC invite ses États membres à faire preuve de transparence de manière large sur les capacités balistiques et à faire preuve de vigilance et de retenue dans le transfert de capacités pouvant être utilisées pour l’acquisition de missiles balistiques pouvant emporter des armes de destruction massive. La Chine a pour l’instant refusé de rejoindre ce régime.

Pourtant, la Chine a témoigné d’un intérêt pour les notifications préalables au lancement en tant que mécanisme de renforcement de la confiance avec certains pays. En 2010, Pékin a signé un accord bilatéral limité de notification préalable au lancement avec la Russie, un accord peu connu mais soutenu au plus haut niveau politiqueAccord entre le gouvernement de la Fédération de Russie et le gouvernement de la République populaire de Chine, 21 octobre 2010 : « Reconnaissant l'importance d'établir un régime de notification mutuelle des lancements de missiles balistiques et de véhicules spatiaux fondé sur les principes de confiance, d'avantage mutuel, d'égalité et d'interaction, [...] décident que [...] chacune des parties fournira à l'autre partie, par l'intermédiaire des organes autorisés des parties, des notifications des lancements prochains et achevés de missiles balistiques et de véhicules spatiaux. ». Le président Poutine a décrit l’accord comme « une étape très importante vers l’amélioration de la confiance mutuelle et le renforcement de notre partenariat stratégique », tandis que le quotidien chinois Global Times a souligné « la relation spéciale entre les deux pays [...], les lancements de missiles balistiques étant des secrets d’État fondamentaux rarement divulgués aux autres pays »Luke Champlin, « China, Russia Agree on Launch Notification », Arms Control Today, novembre 2011.. L’accord a expiré en décembre 2020 mais a été renouvelé par les deux parties pour dix années supplémentaires« Russian Defence Minister Sergei Shoigu met via video link with Chinese Defence Minister Wei Fenghe », Ministry of Defence of the Russian Federation, 15 December 2020..

Ce cadre bilatéral a semblé le plus approprié pour la Chine, notamment pour réduire le danger posé par les systèmes de missiles balistiques et réduire le risque d’utilisation accidentelle d’armes nucléaires, bien que la mise en œuvre de l’instrument ait été remise en question, notamment le très court délai de préavis donné par la Chine avant l’envoi des notifications. Les notifications sont attendues au moins 24 heures avant le lancement (article 5).

L’accord sino-russe définit de manière restrictive les missiles balistiques comme des vecteurs d’une portée supérieure à 2 000 km (article 1) et limite la notification côté chinois aux vecteurs lancés vers la Russie (nord, nord-ouest, nord-est), des restrictions similaires s’appliquant aux lancements russes (article 2). En outre, chaque partie peut décider de ne pas fournir de notification préalable d’un essai dans des « cas exceptionnels » et des « situations spéciales »Voir « Соглашение между Правительством Российской Федерации и Правительством Китайской Народной Республики об уведомлениях о пусках баллистических ракет и космических ракет – носителей », 21 octobre 2010. 2010, disponible sur http://docs.cntd.ru/document/902196991..

Dans ce contexte, des recommandations sont régulièrement émises pour convaincre Pékin de rejoindre un régime de notification plus ambitieux, soit directement dans le cadre du HCoCAntoine Bondaz, Dan Liu et Emmanuelle Maitre, « The HCoC and China », HCoC Paper n°8, septembre 2021., soit dans un format ad hoc trilatéralJames Acton, Thomas MacDonald et Pranay Vaddi, « Preventing the Spark: A Trilateral Launch Notification Agreement », in Reimagining Nuclear Arms Control: A Comprehensive Approach, Carnegie Endowment for International Peace, 16 décembre 2021.. Malheureusement, les annonces récentes du gouvernement chinois, qui interrompent par exemple les échanges au niveau militaire avec Washington, semblent illustrer que la Chine reste convaincue que la transparence et les mesures de confiance sont des concessions faites envers ses compétiteurs et non pas des mesures essentielles de réduction des risques stratégiquesTom Mitchell, Oliver Telling et Demetri Sevastopulo, « China suspends links with US military and climate talks over Taiwan », Financial Times, 5 août 2022..

 

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Essais balistiques chinois : développements récents et opacité

Emmanuelle Maitre, Antoine Bondaz

Bulletin n°101, septembre 2022



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