10e conférence d’examen du TNP : un mois de débat entaché par la guerre en Ukraine
Observatoire de la dissuasion n°101
Emmanuelle Maitre,
octobre 2022
Le 26 août 2022, la 10e conférence d’examen du TNP s’est achevée à New York après quatre semaines de négociations. Cette conférence était initialement prévue pour 2020 et a subi de nombreux retards liés à la crise sanitaire. Rétrospectivement, l’événement aura surpris les observateurs par le fait que jusqu’au dernier jour, il est apparu possible de voir les États accepter un document final malgré leurs désaccords. Malheureusement, la Russie a fini par refuser le compromis proposé et a laissé la conférence se terminer à nouveau sans l’adoption d’un document final. La délégation russe a indiqué avoir proposé des amendements sur le texte débattu, mais ceux-ci ont été remis trop tard pour pouvoir être examinés, la conduisant à quitter l’enceinte de la conférenceRussia Walks Out of the NPT RevCon, Press the Button, Podcast, Ploughshares Fund, 30 août 2022.. La guerre en Ukraine continue donc de peser sur l’ensemble du régime de non-prolifération.
En effet, tout au long des débats, le conflit a pesé sur l’atmosphère de la conférence, donnant lieu à de nombreux droits de réponse spécifiques de la Russie cherchant à contester toute référence à une « guerre » en Ukraine. Un grand nombre d’États ont condamné l’invasion russe, mais ces condamnations nettes ont surtout été émises par les pays occidentaux au sens large. Pour mieux se démarquer de la Russie, les États-Unis, la France et le Royaume-Uni ont publié une déclaration commune listant les principes attendus de « chaque État doté responsable »Principles and responsible practices for Nuclear Weapon States Working paper submitted by France, the United Kingdom of Great Britain and Northern Ireland and the United States of America, NPT/CONF.2020/WP. 70, 29 juillet 2022.. Ces trois États ont à plusieurs reprises insisté sur la différence entre leur pratique de la dissuasion et l’utilisation des armes nucléaires « comme des outils d’intimidation, de coercition ou de déstabilisation ».
Ce discours a suscité quelques réactions parmi les quelques États étant à la fois sans équivoque dans leur condamnation de l’invasion russe mais également très hostiles à la dissuasion nucléaire. Ainsi, un État comme l’Autriche a indiqué que tout en rejetant clairement « les menaces inacceptables et irresponsables de la Russie », il faut noter que « les doctrines de dissuasion sont nécessairement basées et dépendent de la menace d’utiliser des armes nucléaires ». La déclaration juge donc « toute tentative de distinguer entre des menaces nucléaires « irresponsables » et « responsables » hautement contestable et incohérente »Tenth Review Conference of the Parties to the Treaty on the Non Proliferation of Nuclear Weapons (NPT); General Debate Statement by Austria delivered by H.E. Alexander Kmentt Director for Disarmament, Arms Control and Non-Proliferation, Austrian Federal Ministry for Europe and International Affairs, RevCon, 2 août 2022..
Dans le cadre du débat général, le conflit en Ukraine a également donné lieu à des critiques des efforts menés par le Bélarus pour obtenir le stationnement d’armes nucléaires sur son territoire.
Sans surprise, le conflit en Ukraine a été un sujet de désaccord tout au long de la conférence, et dans l’ensemble des sous-comités traitant respectivement des piliers désarmement, non-prolifération et usages pacifiques. En particulier, la question de la sécurité des centrales nucléaires a été source de débats houleux, la Russie et l’Ukraine s’accusant mutuellement de bombarder la centrale de Zaporijjia. Pour un État comme le Mexique, il a semblé « indispensable de réitérer qu’il ne peut y avoir de justifications pour des attaques militaires contre des centrales nucléaires »Intervención De La Delegación De México, X Conferencia De Examen Del Tratado De No Proliferación De Las Armas Nucleares Comité Principal Iii: Usos Pacíficos De La Energia Nuclear, RevCon, 8 août 2022..
Le document final proposé aux États et rejeté par la Russie fait part de la préoccupation des États vis-à-vis de la situation à Zaporijjia, reconnaît la perte de contrôle des autorités ukrainiennes sur la centrale qui les empêche de mettre en œuvre leurs obligations et soutient les efforts de l’AIEA pour avoir accès au site. Il s’inquiète des attaques ou menaces contre des installations civiles et évoque le possible non-respect du droit humanitaire d’une telle attaque.
Bien que la Russie n’ait pas spécifié quels paragraphes ont été à l’origine de sa décision de rompre le consensus, on peut penser que ce sont ces mentions qui ont justifié son opposition. La guerre en Ukraine aura donc non seulement accentué les divisions autour de l’examen du premier pilier du désarmement, mais également créé des fractures irréconciliables sur les sujets habituellement plus consensuels, à savoir la prolifération et les usages pacifiques.
De manière plus classique, d’autres sujets de désaccords entre les États ont émergé, en particulier la question des progrès réalisés en matière de désarmement. De ce point de vue, les critiques des États signataires du TIAN vis-à-vis des États dotés étaient attendues, notant par exemple pour l’Afrique du Sud que le « non-respect des obligations de désarmement du TNP reste la principale menace à l’intégrité du TNP »Tenth Review Conference Of The Treaty On The Non-proliferation Of Nuclear Weapons (NPT) South African National Statement For The General Debate, RevCon, 2 août 2022., ou encore, pour Cuba, qu’il « est injuste pour un groupe d’États de condamner et diaboliser des pays pour des violations supposées du régime de non-prolifération alors que ces États continuent de moderniser leurs arsenaux nucléaires »Intervención del Embajador Yuri Gala López, Encargado de Negocios a.i. de la Misión Permanente de Cuba ante las Naciones Unidas, en debate general de la Décima Conferencia de Examen del TNP, 2 de agosto de 2022, RevCon, 2 août 2022.. Ce type d’arguments a conduit le Kiribati à la fin de la conférence à, pour la première fois, formuler la menace d’un retrait du TNP des États non-dotés pour cause de non-respect de l’article 6 par les États dotésGaukhar Mukhatzhanova, Twitter, 22 août 2022., un discours jusqu’à présent limité à quelques ONG ou académiquesJoelien Pretorium et Tom Sauer, « Is it time to ditch the NPT? », Bulletin of the Atomic Scientists, 6 septembre 2019.. Le contexte de pandémie a également accentué les critiques de certains États envers le coût important des programmes de modernisation en cours.
Au cours de la discussion sur le désarmement, et dans les négociations sur l’adoption d’un texte final, plusieurs éléments ont suscité des débats particulièrement vifs. Comme attendu, la manière dont la conférence a abordé la question du TIAN a fait l’objet de désaccords, avec des échanges tendus en particulier entre le Mexique et la France. Néanmoins, après de nombreux échanges sur le texte, une forme de modus vivendi a été trouvée puisque le document final a été jugé acceptable à la fois par les partisans du TIAN et ses opposants, autour d’une formulation relativement neutre : « La Conférence reconnaît que le Traité d’interdiction des armes nucléaires a été adopté le 7 juillet 2017. Il a été ouvert à la signature par le Secrétaire-général des Nations Unies le 23 septembre 2017, est entré en vigueur le 22 janvier 2021 et a tenu sa première réunion des États parties le 23-23 juin 2022 »2020 Review Conference of the Parties to the Treaty on the Non-Proliferation of Nuclear Weapons, Draft Final Document, NPT/CONF.2020/CRP.1/Rev.2, 25 août 2022..
De même, les délégués ont fait part de leurs différences de vue sur l’importance de rappeler les conséquences humanitaires des armes nucléaires, quelques États dotés dont la France cherchant à rester aussi proche que possible du texte adopté à ce sujet en 2010. Parmi les habituels points de controverse a également figuré la question de la zone exempte d’armes nucléaires au Moyen-Orient, mais il est intéressant de noter que contrairement à la précédente conférence d’examen, ce sujet n’a a priori pas été jugé suffisamment bloquant pour mettre en péril l’adoption d’un document final.
De manière plus spécifique, des critiques nourries ont été faites à l’égard des mécanismes de « partage nucléaire » de l’OTAN, émanant non seulement de la Russie, mais aussi de la Chine et des NAM, obligeant les délégations des États concernés à rappeler la légalité du dispositif selon le TNP. Ce sujet a également suscité des désaccords dans la formulation du document final, puisque les États de l’OTAN se sont opposés à ce que le texte contienne des recommandations spécifiques pour les « États parties qui font partie d’alliances militaires incluant des États dotés »Draft Report of Main Committee 1 of the 10th NPT Review Conference, NPT/CONF.2020/MC.I/CRP.1, 12 août 2022., jugeant que cette catégorie n’existe pas selon les termes du Traité. De manière liée, la question d’AUKUS a suscité de nombreuses réactions négatives, en particulier de la part de la délégation chinoise. L’Indonésie s’est singularisée en publiant un papier sur cette question, qui fait part de son inquiétude au sujet du transfert des technologies de propulsion nucléaire et appelle les parties concernées à s’assurer que l’AIEA peut garantir la non-diversion des matières employées de manière aussi complète que possibleNuclear naval propulsion, Working paper submitted by Indonesia, NPT/CONF.2020/WP.67, 25 juillet 2022.. Plusieurs délégations ont encouragé de manière moins critique voire salué les efforts menés par les partenaires d’AUKUS pour travailler avec l’AIEA sur ce sujet.
Plusieurs États de l’OTAN ont insisté sur le sujet de la réduction des risques stratégiques, la France ayant notamment organisé un side-event sur ce thèmeStrategic risk reduction within the NPT, Side Event, FRS, 3 août 2022.. Quelques délégations ont montré une certaine méfiance sur le sujet, évoquant la crainte souvent notée qu’il représente une « diversion », serve à justifier la possession des armes nucléaires et éloigne de l’objectif principal consistant à les éliminer. Néanmoins, le document final négocié appelle les États dotés à « continuer à identifier, explorer et mettre en œuvre toutes mesures de réduction des risques nécessaires à la prévention des risques d’erreurs de calcul, de perceptions ou de communication erronées ou d’accident ». La conférence identifie trois actions spécifiques : le dialogue entre États dotés sur les doctrines, les arsenaux et les sources de tensions sous-jacentes, la mise en œuvre de mesures et d’instruments de prévention et de gestion des crises et la préservation des pratiques de déciblage et de réduction des niveaux d’alerte au minimum.
Enfin, le débat assez inattendu autour d’une référence à la diversité des genres au sein des enceintes du TNP (par opposition à la participation des femmes) a montré l’existence de lignes de fracture plurielles, quelques pays prenant à ce sujet des positions hautement contrastées. Le sujet a fait partie des priorités de l’Union européenne, à la fois pour prendre en compte l’impact disproportionné d’une détonation nucléaire sur les femmes et les jeunes filles, et pour permettre de favoriser la participation de tous dans les discussions ayant trait au nucléaire.
Concernant le deuxième pilier, dédié à la non-prolifération, de nombreuses délégations ont fait part de leurs inquiétudes concernant l’Iran et la Corée du Nord. Le sujet d’AUKUS a été largement abordé dans les conversations sur les accords de garanties, la Chine estimant qu’il s’agit d’un « cas typique de prolifération ». L’Australie en particulier a insisté sur sa volonté de « préserver l’intégrité du système de garanties et de mettre en place les standards les plus élevés de non-prolifération » dans ce domaine. Rappelant son attachement non seulement à ses engagements vis-à-vis de l’AIEA, Canberra a aussi noté respecter le Traité de Rarotonga et a annoncé la remise prochaine d’un rapport sur ce sujet à l’AIEA. Le Brésil a logiquement pris la parole à plusieurs reprises pour confirmer la légalité de l’utilisation de la propulsion nucléaire navale au regard du TNP. Le texte final proposé aux États a été modifié à plusieurs reprises, avec une formulation relativement neutre retenue« The Conference notes that the topic of naval nuclear propulsion is of interest to the States Parties to the Treaty. The Conference also notes the importance of transparent and open dialogue on this topic. The Conference further notes that Non-Nuclear-Weapon States that pursue naval nuclear propulsion should engage with the IAEA in an open and transparent manner. ».
Parmi les autres sujets notables du deuxième pilier, on peut noter la question des garanties de sécurité et de la ratification des protocoles des zones exemptes d’armes nucléaires, le TICE, et le protocole additionnel aux accords de garantie de l’AIEA, sujet qui continue de diviser même si 15 nouveaux États ont conclu un protocole additionnel depuis 2015. Par ailleurs, des États comme l’Iran, la Syrie ou dans une moindre mesure la Chine ont critiqué les régimes de contrôle aux exportations, les jugeant politisés et discriminatoires. L’appel à un moratoire sur la production de matière fissile a été rejeté notamment sous l’influence de la délégation chinoise.
Concernant le troisième pilier, de nombreux développements positifs peuvent être signalés, en particulier plusieurs projets menés par des États parties pour encourager les usages énergétiques et non-énergétiques du nucléaire. Ces avancées ont été reprises dans le débat final. Cependant, l’atmosphère du comité dédié à cet aspect du TNP a été bien sûr ternie par les désaccords sur l’Ukraine. De manière plus subtile, les variétés de position des États continuent d’émerger dans ce pilier, sans constituer un réel blocage à ce stade. Ainsi, plusieurs États ont insisté sur la contribution de l’énergie nucléaire à la transition énergétique et aux objectifs des réductions d’émissions de gaz à effet de serre. Mais d’autres États ne partagent pas ce diagnostic, comme l’Autriche, qui a été la plus radicale dans ce domaine, en estimant que « l’énergie nucléaire n’est pas la réponse à la crise climatique ». Selon Vienne, « l’émission relativement faible de CO2 de l’énergie nucléaire ne peut pas compenser ses désavantages » et la « décarbonisation du système énergétique doit être rapide et économique, l’introduction de nouvelles centrales ne remplissant pas ces critères ». Néanmoins, la plupart des pays hostiles à l’énergie nucléaire, dont l’Autriche, ont reconnu que même si ce n’est pas leur choix, l’utilisation énergétique du nucléaire reste un droit inaliénable des États parties au TNP.
La conférence d’examen s’est donc à nouveau conclue dans un climat de désaccord, montrant le caractère fondamentalement déstabilisant du conflit en Ukraine pour l’ensemble du régime de non-prolifération. La polarisation des États est sans doute accentuée et de nouveaux sujets de désaccords sont apparus depuis le dernier cycle d’examen. Néanmoins, quelques éléments positifs peuvent être mentionnés. Tout d’abord, l’investissement diplomatique consenti par l’ensemble des délégations sur les quatre semaines de conférence continue de démontrer un attachement au Traité, et une volonté de le faire vivre dans le cadre officiel mais aussi au travers des nombreux « side-events » et présentations annexes. Deuxièmement, la grande majorité des États ont fait preuve d’une certaine souplesse pour favoriser l’adoption d’un document final. Clairement, il est apparu que le texte présenté par le président Gustavo Zlauvinen ne satisfaisait pas les partisans du TIAN en raison de son manque d’ambition sur le pilier désarmement. Cependant, ces États n’ont pas fait le choix de compromettre l’issue de la conférence, peut-être en raison de la gravité de la situation internationale. Comme noté par des observateurs à New York, le sentiment de déception sincère ressenti par beaucoup de participations suite au retrait de la délégation russe peut être interprété comme une forme de confiance dans le régimeRussia Walks Out of the NPT RevCon, Press the Button, Podcast, Ploughshares Fund, 30 août 2022..
La prochaine conférence d’examen aura lieu en 2026, avec un comité préparatoire en 2023 à Vienne, 2024 à Genève et 2025 à New York. Un groupe de travail a été créé pour renforcer le processus d’examen et sera invité à formuler ses recommandations lors du premier comité préparatoireNon-Proliferation Treaty Review Conference Ends without Adopting Substantive Outcome Document Due to Opposition by One Member State, NPT Review Conference, 13th meeting, DC/3850, 26 août 2022..
10e conférence d’examen du TNP : un mois de débat entaché par la guerre en Ukraine
Bulletin n°101, septembre 2022